Naissance de l’industrialisme au 19ème siècle

L’industrialisme correspond à un mode de pensée faisant de la technique et de la grande industrie des évidences non questionnables et le moteur de tout progrès.

Le mot et la conviction qu’il recouvre naissent dans les années 1820 lorsque l’industrialisation de l’Occident s’amorce entraînant avec elle de multiples bouleversements sociaux et culturels. Au sens étroit, l’industrialisme désigne le système industriel de Saint-Simon (1760-1825), cet aristocrate philosophe qui donnera naissance après sa mort au premier mouvement socialiste en France : le saint-simonisme. Saint-Simon forge le néologisme «industrialisme» en 1824 dans son ouvrage Le Catéchisme des industriels publié un an avant sa mort. Le terme sert à ramasser l’ensemble des nouvelles croyances du monde industriel : la foi dans le progrès, la confiance dans le machinisme, la certitude que c’est dans la grande industrie que réside la condition du bonheur, de la liberté et de l’émancipation. Pour Saint-Simon, «Le paradis est devant nous, il est terrestre», et c’est l’industrie qui, en supplantant les anciens dieux, doit permettre de faire advenir une société à la fois fraternelle et d’abondance (1). Ce projet va susciter de nombreuses espérances et le mot «industrialisme» connaît un succès rapide. Il exprime de plus en plus les attentes des milieux industriels, des économistes comme Jean-Baptiste Say, mais aussi de l’État ; il permet de donner à l’industrie naissante un contenu utopique et émancipateur qui contraste avec les inquiétudes et les doutes qui accompagnaient la diffusion du productivisme.

D’emblée le mot acquiert une fonction politique et vulgarisatrice, il s’agit de construire un consensus sur les bienfaits à attendre de la «révolution industrielle». C’est l’économiste Charles Dunoyer qui propose sans doute la définition la plus claire de l’industrialisme dans une brochure de 1827 intitulée Notice historique sur l’industrialisme. Selon lui l’industrie doit devenir «le but des nations modernes» ; elle «est le principe vital de la société […] elle seule est capable de la rendre prospère, morale paisible, etc.». Loin de rester limité au seul milieu des théoriciens du nouveau monde industriel, le mot se répand rapidement. En 1838, la société industrielle de Mulhouse qui regroupe les grands industriels alsaciens lance par exemple un concours en vue de récompenser «le meilleur mémoire traitant de l’industrialisme dans ses rapports avec la société, sous le point de vue moral». L’objectif est de répondre à l’opinion commune selon laquelle «l’industrialisme [serait] une source de démoralisation sociale» en prouvant au contraire que l’industrie apporte avec elle «l’aisance et le bonheur». La foi dans l’industrialisme s’est construite progressivement parallèlement à l’action de groupes de pressions, de journaux, d’institution qui sont devenus d’ardents militants de cette conviction. Mais pour s’imposer, le consensus industrialiste a du détruire et délégitimer de nombreux avis contraires.

Doutes et inquiétudes

La première moitié du XIXe siècle est en effet traversée par de nombreux doutes et inquiétudes concernant l’industrie qui renvoient aux débats actuels. Des communautés ouvrières se soulèvent avec violence pour dénoncer l’arrivée du machinisme et de ses effets perturbateurs. Certains médecins comme Fodéré dénoncent sans relâche les «arts mécaniques et les manufactures [qui] sont malsains, non seulement pour ceux qui s’en occupent, mais encore pour les voisins» (2). Alors même que l’«industrialisme» était forgé dans les cénacles parisiens, il était contesté de toute part par des travailleurs s’opposant à l’arrivée du machinisme, par des médecins craignant les effets d’une industrialisation sans contrôle.

Peu de temps après la mort de Saint-Simon, divers auteurs s’élèvent d’ailleurs contre cette utopie industrialiste. Dans la «querelle de l’industrialisme», Stendhal et Benjamin Constant par exemple dénoncent cet «industrialisme» qu’ils jugent menaçants pour la liberté. Les milieux catholiques et traditionnalistes dénoncent aussi «l’envahissement de l’industrialisme qui menace de nous emprisonner dans l’ignoble sphère des jouissances matérielles», ils voient dans «l’industrialisme» une guerre menée contre «tout ce qu’il y a d’immatériel, de généreux et de saint dans l’homme» (Le semeur, 29 octobre 1834). A la même époque, d’autres groupes socialistes ne partagent pas l’enthousiasme saint-simonien pour l’industrie. Ainsi, Charles Fourier, auteur du Nouveau monde industriel et sociétaire (1829) n’accorde pas un rôle décisif aux machines et à l’industrie dans son projet utopique. Pour lui, le phalanstère est d’abord un univers rural et Fourier se méfie des procédés techniques, des «abus de l’industrie» et des «illusions de l’industrialisme». En 1840, rendant compte d’une nouvelle machine à vapeur, le journal Fouriériste La Phalange met encore en garde le lecteur: «N’y a-t-il pas lieu de redouter l’accroissement de plus en plus rapide des machines à feu, de ces monstres de fer dont la voracité menace d’engloutir tout le combustible du globe?».

Le consensus industrialiste mettra du temps à se construire, il sera l’œuvre d’un travail acharné de propagande visant à faire de l’industrie le seul destin possible et pensable des sociétés humaines.

Pendant plus d’un siècle il fonctionnera complètement, rendant difficile et invisible toute critique du modèle de la grande industrie occidentale et du projet de développement qu’elle porte, en dépit des destructions, des pollutions et des misères qu’ils n’ont cessé d’engendrer. C’est ce consensus qui est entré en crise aujourd’hui sous l’effet conjugué des transformations écologiques globales, des dérèglements économiques continus et des effets délétères de la mise en concurrence généralisée.

François Jarrige ; historien à l’Université de Bourgogne, auteur notamment de Face au monstre mécanique. Une histoire des résistances à la technique (éd. imho, 2009) et de Les luddites. Bris de machine, économie politique et histoire (éd. Ere, en collaboration, 2006).

A lire également :

François Jarrige, Technocritiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences, Paris, La Découverte, 2014, 424 pages

https://dissidences.hypotheses.org/4674

Notes

1. Pierre Musso, Saint-Simon, l’industrialisme contre l’État, L’Aube, 2010.

2. Sur la construction du consensus industrialiste au début du XIXe siècle voir: Thomas Le Roux, Le laboratoire des pollutions industrielles, Paris, 1770-1830, Albin Michel, 2010 et François Jarrige, Au temps des tueuses de bras. Les bris de machines à l’aube de l’ère industrielle, Rennes, PUR, 2009.

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A lire : sortir de l’industrialisme ; édition « le pédalo ivre »

Socialisme(s) et capitalisme(s) ont un fond commun, l’industrialisme, un système dont la production industrielle est le pivot. L’industrialisme n’est pas seulement le productivisme, il s’incarne aussi dans nos mentalités et nos habitudes. Comment sortir de l’industrialisme ? Il s’agit d’envisager une véritable rupture culturelle, en vue d’une (ré)appropriation du bien commun, de savoir-faire émancipateurs et de la capacité de décider ensemble. Cet ouvrage tente de rechercher des prémisses parmi les alternatives actuelles et d’en imaginer d’autres.