Le corps de la femme, terrain de guerre

Que deviennent les enfants nés des viols pendant les guerres ? Peut-on réparer des violences qui ne peuvent guérir ? Échange entre la chorégraphe rwandaise Dorothée Munyaneza et Yves Daccord, directeur général du CICR.

Dorothée Munyaneza est chanteuse, auteure et chorégraphe. Elle a quitté Kigali, au Rwanda, en 1994, après le génocide de près de 800 000 Tutsis par leurs voisins hutus, doublé du viol d’environ 500 000 femmes. Partie en Grande-Bretagne avant de s’installer en France, sa première création, intitulée Samedi détente, avait marqué les esprits en 2014. Elle crée cette année au festival d’Avignon une nouvelle œuvre intitulée Unwanted, une « chorégraphie de la dignité » fondée sur un travail de documentation et d’entretiens avec des femmes victimes de viol et de violences pendant le génocide, mais aussi avec des enfants nés de ces viols.

Yves Daccord est directeur général du CICR, le Comité international de la Croix-Rouge, une organisation présente au Sud-Soudan, en Irak ou au Congo. Il juge que, dans ces pays, « le niveau de violence sexuelle est sans doute inédit. Les attaques contre les femmes, comme contre les hôpitaux, sont devenues des habitudes. On utilise ces attaques comme une façon d’avoir un impact majeur sur les communautés auxquelles on veut s’en prendre. On n’arrive pas, encore aujourd’hui, à appréhender la question. Les humanitaires sont souvent passés à côté des violences sexuelles faites aux femmes, faute d’une écoute adéquate ou suffisante ».

C’est une telle écoute qu’a apportée Dorothée Munyaneza à certaines de ces femmes victimes de viol (acte que l’ONU ne reconnaît comme constitutif du crime de génocide que depuis 2008), en leur proposant, davantage que de témoigner, de faire en sorte que leur propre corps devienne un « canal » pour raconter leur histoire. « J’ai pu rentrer dans leur douleur et, à la fin, je leur demandais : Est-ce que je peux vous prendre en photo ?” Quand je leur demandais ça, elles s’éclipsaient dans leur chambre et revenaient vêtues de leur plus bel habit. C’était une manière de dire : “Nous t’avons donné notre vécu le plus douloureux, mais nous voulons aussi que tu emportes la plus belle image de nous.” »

Depuis la guerre de Troie, déclenchée par l’enlèvement d’Hélène par Pâris, le corps des femmes est-il l’enjeu principal de la bataille entre les hommes, ou bien la façon dont les femmes deviennent des objets de la violence armée se recompose-t-elle dans le temps et dans l’espace ? Pour Yves Daccord, « du temps des Grecs, les femmes font partie du butin de guerre parce qu’elles sont considérées comme un objet qu’il est logique de s’approprier. Mais il me semble qu’on a compris seulement récemment, au Rwanda ou pendant les guerres des Balkans, le choix de violences systématiques commises sur les femmes, pour humilier les communautés à travers leurs femmes et contrôler le corps de la femme pour contrôler la société. Ces violences ne sont pas collatérales, elles sont au centre des stratégies de guerre ».

Qu’est-ce qui peut alors être fait dans le moment de l’après-conflit pour réparer, sinon guérir ? Dorothée Munyaneza juge que l’art, le théâtre ou la danse peuvent permettre aux corps meurtris de retrouver une forme de dignité. Yves Daccord se dit frappé par la « double punition subie par les femmes qu’on peut voir sur le terrain. Vous êtes non seulement violée, mais stigmatisée. La violence subie doit demeurer invisible et silencieuse pour que les femmes puissent continuer à vivre dans leur communauté. Il n’existe pas d’espace pour en parler. La communauté s’attend à ce que les femmes vivent avec ça sans en parler. J’ai vu au Congo des femmes violées qui allaient au travail le lendemain, parce que la communauté exigeait l’oubli ou, sinon, les excluaient. Mais j’ai aussi vu, au Congo, fonctionner, des petites “maisons d’écoute”, qui se trouvent à l’intérieur des communautés, mais un peu à l’écart, protégées et tenues par des femmes, dans lesquelles d’autres femmes peuvent venir chercher de l’aide. Mais en Irak, en Syrie ou au Sud-Soudan, il n’existe même pas ces espaces basiques ». 

Dans la pièce Unwanted de Dorothée Munyaneza, une femme qui accouche de l’enfant d’un génocidaire se voit reprocher par sa tante « d’allaiter une hyène » et se voit donner le conseil de « le tuer avant qu’il n’ouvre les yeux ». Maintenant qu’ils ont grandi et sont devenus de jeunes adultes, les enfants nés des viols de guerre constituent-ils des bombes à retardement ou des promesses d’avenir ? Et ces violences sont-elles commises seulement par des hommes, ou bien arrive-t-il que des femmes prennent le corps d’autres femmes comme terrain de guerre ? Est-ce que les femmes sont particulièrement violentées quand elles sont des combattantes ou est-ce en priorité le corps des femmes non combattantes qui devient un terrain de guerre ? Qu’est-ce qui peut, enfin, être fait pour lutter contre ce devenir du corps des femmes par temps de guerre ?

Éléments de réponse en vidéo :

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