Ces 570 bidonvilles que la France ne veut pas voir

En 2017, 16 000 hommes, femmes et enfants vivent dans l’Hexagone dans des cabanes de fortunes ou dans des squats insalubres. Avant la trêve hivernale, la course aux démantèlements s’accélère.

La saison des expulsions bat son plein dans les bidonvilles. A moins de deux semaines du début de la trêve hivernale, une cinquantaine de personnes voient chaque matin leur refuge détruit. Depuis juillet, un quart des habitants des campements a déjà été délogé et « sur ces 4 600 expulsés, une moitié à peine a bénéficié de quelques nuits d’hôtel avant de se réinstaller un peu plus loin », explique Manon Fillonneau, déléguée générale du Collectif Romeurope.

Pour la première fois cet hiver, les bidonvilles vont être protégés des évacuations, grâce à une mesure de la loi Egalité et citoyenneté, adoptée le 27 janvier. Mais d’ici au 1er novembre, date à partir de laquelle les expulsions sont interdites, la course au démantèlement des baraquements et des campements de fortune à la suite de décisions de justice ou de la prise d’arrêtés municipaux s’accélère. Et ce, dans un silence assourdissant ; cette misère-là n’intéresse guère dans un pays qui croyait que ses bidonvilles avaient été éradiqués depuis longtemps.

Valérie Pécresse a pourtant tenté de ramener le sujet sur le devant de la scène. Aux manettes depuis décembre 2015, la présidente (Les Républicains) d’Ile-de-France a tout à coup découvert « 100 bidonvilles dans la région » et estimé sur la chaîne CNews, le 26 septembre, qu’en la matière, « la cote d’alerte [était] clairement dépassée ». Là encore, le sujet n’a pas trouvé de résonance. Comme si les quelque 16 000 personnes recensées en avril dans 571 campements illicites, dont 113 en Ile-de-France, n’intéressaient personne. Même avec leurs 36 % de mineurs.

Et pourtant, difficile de ne pas voir ces excroissances urbaines. De l’alignement de cabanes le long des autoroutes qui irriguent l’agglomération parisienne aux installations dans un pré vacant ou au fond d’une forêt, tous ces campements sont des bidonvilles. S’y ajoutent les grands squats installés dans des bâtiments le plus souvent insalubres. Selon le relevé officiel de la délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement (Dihal), la répartition est d’ailleurs quasi équitable entre ces deux types de bidonvilles. Ceux qui vivent dans leur voiture ou sous une tente isolée n’entrent, en revanche, pas dans le comptage.

« On vit en France sur le mythe que les bidonvilles ont disparu. C’est faux ! Et sur le sujet, on s’inscrit dans une approche cyclique, pose l’historien Yvan Gastaut, de l’université Nice-Sophia-Antipolis, qui s’est intéressé aux bidonvilles en se penchant sur les différentes vagues migratoires qui ont peuplé la France. D’abord, il faut un élément déclencheur pour que la société civile s’émeuve. Ensuite, le politique s’en saisit et éradique cet habitat précaire, en faisant croire que le problème est définitivement réglé… Exactement de la même manière qu’il a vidé la “jungle” de Calais fin 2016. »

Encore a-t-il fallu aux associations gagner le droit d’appeler ces lieux par leur nom, alors que Nicolas Sarkozy puis Manuel Valls, avaient privilégié le terme « campements illicites », ce qui laissait entendre que seuls des Roms y vivaient.

« Aujourd’hui les habitants des bidonvilles sont dans leur très grande majorité des ressortissants des pays de l’Est, essentiellement des Roumains et des Bulgares, même si on y croise de plus en plus d’autres populations », explique Olivier Peyroux, l’un des meilleurs connaisseurs en la matière, à la tête de son association Trajectoires.

Mais le sociologue ajoute que le grand campement de Villeneuve-Saint-Georges (Val-de-Marne), évacué le 28 septembre, rassemblait des Moldaves et des Ukrainiens ; que celui de la Cité de l’air, à Athis-Mons (Essonne), héberge, lui, des Syriens et des Maghrébins, et que de très rares Français d’origine vivent dans ce type d’habitat organisé. « Parce qu’on ne s’installe pas comme ça dans un bidonville. En général, il y a un droit d’entrée à payer et on y rejoint des membres de sa famille au sens large », ajoute Olivier Peyroux.

« Pour les pouvoirs publics, le bidonville, c’est simplement le royaume des Roms, une façon commode de voir les choses, puisqu’ils y sont très majoritaires, et peu importe que tous ne se reconnaissent pas dans cette catégorie », note Florian Huyghe, de la Fondation Abbé Pierre. « Cet étiquetage, politique », pose quand même un problème puisqu’il « vise à limiter l’empathie et même à faire accepter à l’opinion les destructions d’habitat sans relogement », estime le chargé de mission à l’association.

D’ailleurs, le campement de Calais, un temps agrégé à la très officielle liste des bidonvilles de la Dihal, en a été sorti. Parce qu’il faisait exploser les statistiques ? Parce que ses habitants, massivement des réfugiés, faussaient cette assimilation commode entre Roms et bidonvilles ? Les autres campements de fortune de migrants de la région des Hauts-de-France – Grande-Synthe (Nord) en son temps ou Norrent-Fontes (Pas-de-Calais) –, eux, n’y ont jamais figuré.

« Un lieu de désintégration »

Une prévention étrange puisque au fil du XXe siècle, le bidonville a toujours abrité les derniers arrivés. Thomas Aguilera et Tommaso Vitale, tous deux chercheurs en sciences politiques, font d’ailleurs remonter ces premières constructions de fortune aux années 1930, lorsque l’Etat faisait appel à une main-d’œuvre espagnole, portugaise et italienne, sans politique du logement. Aux lendemains de la seconde guerre mondiale, les Algériens s’y installent à leur tour ; si bien qu’à l’aube des années 1960, 10 % des immigrés, soit 45 000 personnes, y trouvent refuge. Il y a alors 14 000 Algériens rien qu’à Nanterre (Hauts-de-Seine), 15 000 Portugais à Champigny-sur-Marne (Val-de-Marne)…

La différence avec aujourd’hui, c’est que « dans les années 1960, le bidonville est un espace de transition. Aujourd’hui, c’est un lieu de désintégration », déplore Thibaut Besozzi, chercheur à l’université de Lorraine. C’est devenu une sorte de no man’s land que les instances étatiques font tout pour passer sous silence.

Sollicités par nos soins, d’ailleurs, ni la Dihal, ni le ministère de la cohésion des territoires, ni même la préfecture d’Ile-de-France n’ont donné suite, comme si leur politique de démantèlement massif n’était pas vraiment assumée. Evacuation, éparpillement, reconstruction… Un cycle infernal est effectivement à l’œuvre, face à ces ressortissants communautaires, qui doivent justifier d’un moyen de subsistance s’ils veulent rester en France au-delà de trois mois.

On déplace la misère sans la traiter

La circulaire interministérielle du 26 août 2012, qui préconise une évaluation des situations des familles avant une évacuation, « n’est plus à l’ordre du jour », déplore Manon Fillonneau. Et lorsqu’elle faisait encore un peu foi, son application « variait en fonction des rapports de force locaux », rapporte la mission d’évaluation du Centre d’études et d’expertise sur les risques, l’environnement, la mobilité et l’aménagement, de novembre 2016. Autant dire que si personne ne plaidait le dossier, les cabanes étaient broyées et les habitants non relogés.

En revanche, même si un œil sagace veillait, les familles les moins éloignées de l’intégration pouvaient escompter une prise en charge pour les aider à sortir de la précarité ; ce que le rapport qualifie d’application « hétérogène et sélective, en définissant implicitement un public cible ».

Il serait injuste de dire que rien n’a été fait : depuis 2013, 5 000 personnes issues de l’habitat précaire ont été logées, soit un peu plus de 1 000 par an. Cela reste très insuffisant : en moyenne, on vit près de sept ans dans un bidonville en France, avant d’obtenir un toit. « On devrait se demander pourquoi, avec une évacuation tous les trois jours en moyenne depuis quelques années dans ce pays, et une par jour en ce moment, on a toujours le même nombre d’habitants en bidonvilles », interroge Manon Fillonneau, pour laquelle c’est bien la preuve qu’on déplace la misère sans la traiter.

Enfants sans école

D’ailleurs, les statistiques de la Dihal confessent en creux cette chasse à l’homme quand elles rappellent que 44 % des bidonvilles ont moins d’un an et qu’en dépit d’une constance du nombre d’habitants global (autour de 6 000) dans les camps d’Ile-de-France, la répartition départementale, elle, évolue beaucoup.

Cette politique a forcément un coût caché, en plus des 320 000 euros moyens d’un démantèlement (selon les données compilées par Olivier Peyroux), puisque « à chaque évacuation les familles se précarisent un peu plus, perdent confiance dans les institutions, se cachent un peu plus loin. Les travailleurs sociaux qui les suivaient les perdent, et le travail devra repartir de zéro avec d’autres, là où ils reconstruiront », déplore Florian Huyghe.

Difficile sans doute d’assumer qu’en France des zones laissent la moitié des enfants sans école… Or, « 49 % des enfants ne sont effectivement pas scolarisés dans les bidonvilles et 30 % ne l’ont jamais été, ni en France ni en Roumanie », rappelle Olivier Peyroux à partir de son recensement mené sur 899 personnes – soit 5 % de tous les Roms de France – dont 462 enfants.

Le Défenseur des droits, Jacques Toubon, a, pour sa part, mis en avant le sujet dans son rapport annuel 2016 présenté en février ; mais cela n’empêche pas des maires de trouver des stratagèmes destinés à empêcher des enfants de se rendre en classe ; des chauffeurs de bus d’interdire la montée, même avec titres de transport… Dans la France de 2017.

Lemonde.fr