Les mathématiques de l’inégalité

Ceci à partir de calculs scientifiques

Bruce Boghosian démontre que sans redistribution de la richesse, les riches s’enrichissent tandis que tous les autres s’appauvrissent.

« Notre travail réfute l’idée qu’en laissant la population pratiquement livrée à elle-même, le libre-marché est équitable » explique Bruce Boghosian. « Notre modèle […] démontre qu’une économie de marché ne peut pas être stable sans mécanismes de redistribution ».

Il y a 7 ans, la richesse combinée de 388 milliardaires équivalait à celle de la moitié la plus pauvre de l’humanité selon Oxfam International. En janvier dernier, l’équation était encore plus déséquilibrée : il suffisait de 8 milliardaires pour y parvenir, ce qui montrait une progression indiscutable vers une concentration accrue de la richesse. Aujourd’hui, ce nombre a encore été réduit à 5 milliardaires.

Les économistes ont souvent pour objectif de comprendre ces inégalités croissantes, mais Bruce Boghosian, un professeur de mathématiques, pense avoir trouvé une autre explication – qui va de pair avec un avertissement.

Avec des collègues, il a construit un modèle mathématique reproduisant le libre-marché de façon simplifiée, et constate que, sans redistribution, la richesse se concentre de plus en plus et les inégalités s’accentuent jusqu’à ce que tous les biens soient détenus par une infime proportion de la population.

« Notre travail réfute l’idée qu’en laissant la population pratiquement livrée à elle-même, le libre-marché est équitable » explique Bruce Boghosian. « Notre modèle, qui est capable d’expliquer la structure de la distribution actuelle des richesses avec une précision remarquable, démontre qu’une économie de marché ne peut pas être stable sans mécanisme de redistribution. La réalité est précisément à l’opposé de ce que les prétendus ‘fondamentalistes du marché’ veulent nous faire croire. »

Quand les économistes utilisent des modèles mathématiques, ils cherchent à montrer qu’une économie dirigée par l’offre et la demande arrive à un état d’équilibre. Boghosian nous dit que si on n’essaie pas de construire cet équilibre offre-demande, on n’en trouve pas.

Boghosian a commencé à s’intéresser à la question en 2010, alors qu’il passait 4 ans en Arménie en tant que président de l’Université Américaine d’Arménie. Avec un libre-marché sans entrave après la chute du règne soviétique, il dit avoir vu l’Arménie devenir un pays avec très peu de riches, et un grand nombre de pauvres.

A l’époque, Boghosian est tombé sur le Yard Sale Model, décrivant un modèle mathématique des lois du marché. En voici une version simplifiée : deux personnes commencent une série de transactions, et tous deux ont la même probabilité de faire des gains sur la richesse de l’autre, comme dans toute transaction dans un marché libre. Comme les gens ne peuvent perdre ce qu’ils ne possèdent pas, la quantité de richesse pouvant être gagnée ou perdue est nécessairement une fraction de la richesse du plus pauvre des deux participants.

Cela correspond finalement à un pile-ou-face, et on pourrait s’attendre à ce qu’au final, les deux parties finissent avec autant de gains. Mais en réalité on constate que ceux qui ont le plus d’argent continuent à en accumuler plus. Même si les deux participants ont autant d’argent initialement, l’un des deux finira par prendre le dessus, alors que le pile-ou-face est équitable.

Boghosian et ses collègues ont continué à améliorer le modèle, et ont publié des articles sur leur travail dans différents journaux tels que Physical Review ou Physica A. Avec le temps, ils ont ajouté trois paramètres au modèle, comme il l’explique : « le premier représente le degré de redistribution de la société qu’on modélise ; le deuxième représente le degré de biais en faveur des parties les plus riches, ce qu’on peut appeler l’avantage donné par la richesse ; et le dernier mesure à quel point le plus pauvre des parties est ‘dans le rouge’ » c’est-à-dire à quel point ses dettes surpassent la valeur de ses biens.

L’avantage donné par la richesse est facile à concevoir dans la vie réelle. « Les gens ayant cet avantage vont recevoir de meilleurs gains sur leurs investissements, avoir des taux d’intérêt plus faibles sur leurs emprunts, et de meilleurs conseils financiers » explique Boghosian. « A l’inverse, comme Barbara Ehrenreich l’a observé à merveille, cela coûte cher d’être pauvre. Quelqu’un qui a deux emplois n’a pas le temps de chercher les meilleures affaires. Quelqu’un qui n’a pas les moyens de payer le dépôt de garantie exigé par la plupart des propriétaires peut se retrouver à dormir dans des motels aux prix inflationnistes. »

Accumulation de faveurs

D’après Boghosian, le modèle rend compte des données historiques avec une remarquable précision. Avec son équipe, il a rapidement publié un article sur sa corrélation avec les données sur les richesses aux Etats-Unis entre 1989 et 2013. « Nous avons aussi commencé à l’appliquer à des données de certains banques centrales européennes » dit-il, en créditant Chengli Li, un étudiant à l’université d’été, qui a travaillé sur le sujet avec Jie Li et Hongyan Wang, deux étudiants universitaires.

Il en résulte que quand des parties font des gains lors des premières transactions, les chances s’accumulent de plus en plus en leur faveur, de telle sorte que sans redistribution par des taxes ou autres mécanismes de transfert de richesse, ils continuent à gagner plus d’argent, et à accumuler inévitablement de la richesse.

« Sans redistribution de la richesse, notre économie de marché ne serait pas stable » nous dit Boghosian. « Une personne s’en sortirait avec toute la richesse, et cela jusqu’à ce qu’on atteigne une complète oligarchie. »

Et même si une société redistribue bien les richesses, si elle ne le fait pas suffisamment, « une oligarchie partielle en résulte » affirme Boghosian.

Même en mettant de côté les problématiques éthiques à la croissance des inégalités, cela crée aussi une économie qui n’est pas saine, dit Boghosian. « En effet quand la richesse se concentre et que la classe moyenne est trop réduite, vous obtenez de très riches industriels et producteurs, mais à qui peuvent-ils vendre leurs produits ? L’économie est verrouillée. » explique-t-il.

Boghosian a aussi collaboré avec des économistes sur ces travaux, et a également travaillé avec des membres du département économique de l’Université du Massachusetts à Amherst au cours d’une année sabbatique il y a 2 ans.

« Le travail de Bruce sur les échanges de biens repousse les limites des modèles économiques conventionnels » affirme Michael Ash, qui y enseigne l’économie. « Avec une structure élégante et directe, Bruce démontre, contrairement aux modèles conventionnels, que des inégalités radicales peuvent apparaître rapidement à partir d’échanges acceptables et apparemment équitables – une approximation raisonnable d’une grande partie des transactions financières. C’est un résultat remarquable qui invite à la réflexion et pourrait donner des clés concernant le développement rapide des inégalités au cours de notre ère d’extrême financiarisation. »

L’année dernière, Boghosian a été financé par une bourse de Tufts Collaborates, et s’est associé à Erin Kelly, professeur et directrice du département de philosophie, et Sahar Parsa, professeur d’économie, pour investiguer plus en avant les implications de son modèle mathématique.

Boghosian s’intéresse aussi aux liens entre son modèle mathématique et d’autres modèles économiques connus, avec une aide continue de ses étudiants. Récemment, il a essayé avec Jeremy Marcq, étudiant lui aussi, de comprendre comment le modèle peut être connecté avec les principes d’école de micro-économies, et plus particulièrement avec la théorie d’équilibre général de Arrow-Debreu. Ils espèrent pouvoir publier sur ce sujet dans les mois qui viennent.

Il est aussi retourné en Arménie pour travailler avec des chercheurs de la banque centrale arménienne et obtenir des données associées à la concentration de richesse pendant et après la chute de l’Union Soviétique, avec l’aide de son étudiant Merek Johnson.

Sans surprise, certaines personnes interrogent Boghosian sur les implications politiques de ses recherches, mais il essaie de rester concentré sur leur aspect mathématique. Cela dit, lorsqu’on insiste, il concède que l’intervention est nécessaire.

« Si les mécanismes naturels d’une économie de marché sont tels que ce qui semble juste ne l’est pas, et qu’ils conduisent à la concentration de la richesse en l’absence d’intervention » dit-il « alors, par le même principe éthique qui interdit les systèmes pyramidaux et justifie les lois de protection du consommateurs, nous devons protéger la population des inclinaisons naturelles des économies de libre-marché. »

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Commentaire

Pourquoi aurait-on besoin d’utiliser les mathématiques pour démontrer l’existence de l’inégalité universelle?
N’est-il pas suffisant de constater que le « libre échange » institué en loi à l’OMC dont la traduction en novlangue néolibérale et dans les textes européens est « la libre concurrence comme première des libertés » est l’expression d’un rapport de forces dont le plus petit sort rarement vainqueur, quel que soit le sujet sociétal abordé.

CL