Trêve hivernale ?

Et pourtant, des dizaines de coupures d’électricité pour impayés

Merci Enedis !

 C’est une échéance que les précaires énergétiques connaissent bien : jusqu’au 31 mars, il est interdit de couper l’électricité – ainsi que l’eau, le gaz et la chaleur – d’un foyer dont les factures sont restées impayées. Cette protection a été instaurée par la loi Brottes en 2013 afin d’éviter que des familles et des personnes surendettées ou en grande difficulté financière ne passent l’hiver dans le froid.

Pourtant, depuis le 1er novembre, qui marque le début de la trêve hivernale, des dizaines de coupures pour impayés ont été effectuées. Une trentaine, révèle Enedis – ex-ERDF – en réponse à des questions de Mediapart. La filiale d’EDF est chargée de la distribution de l’électricité sur l’immense majorité du territoire français. « Les coupures sont interdites. Enedis ne veut pas couper les compteurs pour impayés pendant la trêve, mais il peut y avoir des exemples où cette règle n’est pas appliquée correctement », explique Olivier Roland, directeur client d’Enedis. « Chaque fois qu’on a eu connaissance d’une situation de ce type, le courant a été rétabli le plus vite possible », assure-t-il. Dans 99 % des cas, le courant est rétabli entre 24 et 48 heures après la coupure, lors de la trêve, assure le gestionnaire. Mais « il peut arriver que pour certains clients, cela dure plus longtemps ».

Sur la trentaine de coupures pour impayés recensées depuis novembre, Enedis n’a pas su distinguer les résidences principales des résidences secondaires, pour lesquelles les arrêts de compteurs ne sont pas interdits pendant la trêve hivernale.

Une personne travaillant pour le gestionnaire du réseau d’électricité a alerté Mediapart en début d’année. Sous le sceau de la confidence, par peur de se faire sanctionner, cet employé a témoigné du lancement de deux procédures de coupure dans l’agence où il travaille. « On m’a dit que les fournisseurs poussaient à la coupure. » Choqué, il a souhaité informer un média afin de comprendre s’il s’agissait d’un accident ponctuel ou d’une pratique répandue bien qu’illégale.

La réponse semble se trouver à un niveau intermédiaire : les deux coupures repérées dans sa région, et transformées en limitation de puissance de consommation électrique, ne sont pas les uniques cas recensés. Les arrêts de fourniture de courant restent néanmoins très rares. L’étude de ces situations permet de mieux comprendre la brutalité de la précarité énergétique et les difficultés qu’affrontent celles et ceux qui en souffrent.

Mardi 13 mars, le médiateur de l’énergie a annoncé une baisse de 10 % des interventions chez les particuliers pour impayés en 2017 par rapport à l’année précédente : 450 012 suspensions ou limitations de puissance pour impayés d’électricité, 93 862 pour le gaz. Un nombre important de limitations de puissance ont été mises en œuvre pendant la trêve hivernale : 133 754. « Le nombre de déplacements de nos techniciens pour impayés a beaucoup baissé, d’environ 20 % depuis deux, trois ans », décrit Enedis. Dans la plupart des cas, l’envoi d’une lettre prévenant du risque de coupure suffit à enclencher le paiement tardif.

Ces arrêts de compteurs sont réclamés par les fournisseurs d’énergie à l’encontre de client·e·s qui accumulent une dette trop importante, sans qu’un seuil officiel ne soit fixé pour déclencher la procédure. Le gestionnaire du réseau est obligé de les appliquer – sauf pendant la trêve hivernale, entre le 1er novembre et le 31 mars.

« Je me suis levée un matin de février vers 9 heures et j’ai constaté qu’il n’y avait plus de courant, plus rien, décrit une habitante de la Seine-et-Marne, qui dit être handicapée moteur et ne veut pas que son nom soit rendu public. On m’a coupée complètement, sans préavis et sans rien dans ma boîte. » La femme pense d’abord que son immeuble est victime d’une panne, puis prévient son assistante sociale. Celle-ci alerte Enedis et le courant est rétabli le lendemain à 14 h 45, décrit la cliente, un jour et demi plus tard. « Je suis restée à les attendre dans le froid et avec une bougie. C’était glacial. Vous imaginez comment c’était. Il y a des choses qui se sont perdues dans le congélateur et je suis tombée malade. » Après avoir accumulé une dette de 700 euros, elle avait réduit le montant de ses impayés à 200 euros, assure-t-elle. Abonnée à Engie, elle appelle son fournisseur. « Le service m’a dit que je n’étais pas prioritaire, décrit-elle, et que je n’étais pas coupée mais que j’avais été réduite au minimum. Mais non, il n’y avait rien. » Au téléphone, sa voisine confirme l’épreuve à Mediapart : « J’habite au-dessus, je suis venue chez elle. C’était glacé. On a mis une bougie pour qu’elle puisse tenir toute la journée, le soir elle est venue dormir chez moi. »

« Vous ne rentrez que pour dormir »

« Couper est un acte grave. C’est un sujet sensible pour nous, assure Éric Ducrot, directeur du marché des particuliers d’Enedis. On a envie d’y mettre beaucoup d’attention pour éviter d’en faire une gestion industrielle banale. Ce n’est jamais Enedis qui décide de couper, nous sommes des exécutants. » Pourquoi des personnes sont-elles coupées sans être prévenues ? « On ne doit pas couper le courant sans contact avec le client, assure-t-il. Dans la majorité des cas, ce contact a lieu mais on ne peut pas exclure qu’ici ou là, de temps en temps, quelqu’un n’aille pas jusqu’au bout. » Enedis « donne aux techniciens la latitude pour ne pas faire la coupure s’ils considèrent qu’il ne faut pas le faire ». Par exemple, si le foyer concerné est composé d’une famille avec des enfants.

Un résident de Seine-Maritime, qui demande à rester anonyme, découvre un soir d’octobre en rentrant du travail qu’il n’a plus de courant électrique. Abonné à la régie d’électricité de sa commune, qui assure la fourniture et la distribution, il lui doit environ 720 euros. Mais un conflit l’oppose à la régie et il ne parvient pas à faire rétablir l’électricité. Quand la trêve hivernale démarre, le courant n’a toujours pas été restitué chez lui. Il a ainsi passé tout l’hiver sans électricité, décrit-il. « On a l’impression de se heurter à un mur. Mon problème ne les intéresse pas. On est traités comme des moins que rien. » Père d’un enfant qu’il accueille en garde alternée, il décrit : « Sans électricité, pas possible de faire la cuisine. Quand vous sortez du travail, vous vous dites que vous allez prendre votre temps car chez vous vous vous retrouvez dans le noir. Vous ne rentrez que pour dormir. Je recharge mon téléphone dans ma voiture. Vous n’avez plus accès à rien. » Il a fini par s’installer chez un ami. « La précarité énergétique ne régresse pas, s’inquiète un agent Enedis. Quand j’ai commencé, il y a un peu plus de dix ans, lorsqu’on allait chez des gens pour les couper, ils étaient dans une grande misère. Aujourd’hui, on découvre des personnes qui travaillent et des mères célibataires. »

Pour Jean Gaubert, le médiateur de l’énergie, « tous les ans, il y a des ratés. Même s’il ne faut pas en exagérer le nombre, ces erreurs ne sont pas acceptables car elles peuvent toucher des personnes vulnérables ». Arnaud Faucon, responsable d’Indécosa, l’association des consommateurs de la CGT, considère que « le problème, c’est que la réalité de la précarité énergétique est bien supérieure aux critères qui donnent accès à une prise en charge sociale. Il y a beaucoup plus de précaires énergétiques que ne le montre le décompte officiel ».

Pour éviter les coupures, les fournisseurs peuvent demander la limitation de la puissance du compteur d’un·e client·e. Mais il arrive que ce limiteur grille, si le foyer tente de consommer plus qu’il n’en a le droit, par exemple en branchant un chauffage électrique supplémentaire l’hiver. Les personnes bénéficiaires du fonds de solidarité logement ne peuvent pas être coupées, même en dehors de la trêve hivernale. Depuis le 1er janvier, les tarifs sociaux de gaz et d’électricité, pour les ménages les plus pauvres, sont remplacés par l’envoi d’un chèque énergie leur permettant d’acquitter leurs factures. Mais il faut le réclamer. Selon le médiateur de l’énergie, environ 4 millions de personnes vont le recevoir en 2018. « La vraie question, c’est : ne devrait-on pas considérer l’électricité comme un bien de première nécessité à ne jamais couper, sauf en cas de comportements malhonnêtes… ? » s’interroge le médiateur.

Mediapart

Lire aussi