Un aéroport en lieu et place du dernier lac de la vallée de Mexico

Construire un gigantesque aéroport international en lieu et place de l’ultime résidu lacustre de l’ancien lac de Texcoco ; c’est sur ce pari farfelu que s’édifie, depuis quatre ans déjà, le plus grand projet d’aéroport d’Amérique latine, pour un coût exorbitant de près de 13 milliards d’euros.

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extraits

L’impact environnemental et les dangers d’une catastrophe écologique majeure pour la ville de Mexico sont immenses.

Mais pour mieux comprendre ce qui est actuellement en jeu, un retour en arrière s’impose.

Il y a longtemps, bien longtemps, avant que Hernan Cortés et ses conquistadores espagnols ne viennent coloniser les terres mexicaines, l’actuelle « vallée de Mexico » était constituée d’un ensemble de lacs, alimentés par les rivières s’écoulant des volcans et des chaînes de montagnes environnantes, abritant une véritable civilisation lacustre de plusieurs centaines de milliers d’habitants, au cœur de l’Empire aztèque. Tenochtitlán, capitale de l’Empire, était alors construite sur une île protégée par d’énormes digues, tandis que d’autres villes s’éparpillaient sur les pourtours des zones lacustres depuis Azcapotzalco à l’ouest, jusqu’à Texcoco, à l’extrême est, sans compter Coyohuacán, Tlalpan, Iztapalapa, Xochimilco ou bien Chalco, plus au sud.

Mais le pouvoir espagnol colonial, avec la volonté explicite d’en finir avec cette civilisation lacustre, s’est obstiné depuis le XVIe siècle à évacuer l’eau des lacs de la vallée de Mexico en creusant des canaux vers le fleuve Tula, au nord de la région, dans l’illusoire espoir de mettre la nouvelle ville coloniale de Mexico à l’abri des inondations. Sous la dictature « scientifique » de Porfirio Díaz, à la fin du XIXe siècle, le drainage des lacs fut intensifié et poursuivi avant d’en arriver finalement, après la Seconde Guerre mondiale, à l’assèchement quasi complet de la vallée suite à la construction d’énormes tunnels sous la ville afin de drainer toutes les eaux de la ville et de les rejeter plus au nord, dans les rivières de l’État d’Hidalgo.

Depuis le début de la période coloniale, la ville de Mexico est donc profondément marquée par l’incroyable stupidité de la gestion des eaux de la métropole : tandis que de nombreuses parties asséchées de la vallée, désormais urbanisées, se trouvent confrontées à des problèmes d’inondations chroniques en période de pluie, un nombre considérable de quartiers se retrouvent confrontés au manque d’eau courante, toutes les eaux de surface étant drainées et évacuées depuis des siècles vers l’extérieur de la ville. Incapables de se recharger, les nappes phréatiques situées sous la mégalopole et ses près de 30 millions d’habitants se retrouvent surexploitées, aboutissant à un affaissement continu de la ville de plusieurs dizaines de centimètres chaque année. Conséquence : la fragilisation et l’effondrement régulier des bâtiments et des infrastructures, le tout démultiplié par la forte activité sismique de cette région entourée de volcans.

Dans les années 1960 cependant, un ingénieur, Nabor Carillo, proposa de renverser le problème et, plutôt que d’assécher la vallée, d’essayer de préserver les zones lacustres afin de permettre la reconstitution des nappes phréatiques et le retraitement progressif des eaux usées. C’est ainsi qu’en 1971 près de 10 000 hectares de marais situés à l’est de la ville, dans la zone la plus basse de la vallée, furent expropriés afin d’y reconstituer le dernier système lacustre de ce qui, bien longtemps auparavant, constituait le gigantesque lac de Texcoco.

Mais devant la pénurie de terrains à proximité de la ville, et face à la pression des grands promoteurs immobiliers, c’est sur ces terrains que, le 22 octobre 2001, le président mexicain Vicente Fox Quesada décidait que serait édifié le futur nouvel aéroport international de la métropole.

Ce fut alors le début d’un long combat mené par Atenco et les villages des environs contre l’expropriation de leurs terres agricoles et tout le désastre écologique qu’allait provoquer la construction du nouvel aéroport. Au bout d’un an de lutte acharnée, le Front des villages en défense de la terre d’Atenco réussissait toutefois à faire abandonner le projet et le décret d’expropriation des terres, arrachant une victoire alors saluée dans toute l’Amérique latine. Victoire bien malheureusement éphémère : depuis lors, la répression eut le temps de s’abattre sur la résistance locale, entraînant son lot d’atrocités les 2 et 3 mai 2006 : plusieurs dizaines de femmes violées, qui demandent encore aujourd’hui justice et réparation auprès de la Cour interaméricaine des droits de l’homme, des morts (Alexis Benhumea, vingt et un ans, et Javier Hernández, treize ans, tués par balle et par grenade explosive) et des centaines d’incarcérations arbitraires, dont treize condamnations à plusieurs dizaines d’années de prison, avant d’être finalement relaxés après quatre ans d’incarcération. Mais tout cela a déjà été conté à de nombreuses reprises. [1]

Ce qui paradoxalement a été bien moins documenté depuis lors, c’est la relance du projet en 2014 sous la présidence d’Enrique Peña Nieto, responsable de la tragique opération policière et militaire de mai 2006. Profitant de l’impact physique, psychologique et économique provoqué par la répression, le projet aéroportuaire fut relancé sur les terres fédérales de l’ancien lac de Texcoco, sans que la résistance locale ne réussisse désormais à générer l’indignation suffisante pour mettre un frein sur place à l’achat des consciences et aux travaux préliminaires de construction.

Sous la pression du multimilliardaire mexicain Carlos Slim, dont le gendre Fernando Romero se vit décerner l’élaboration du projet en 2015, celui-ci prit cependant une tout autre ampleur. Les plans urbanistiques présentés et élaborés par son consortium d’entreprises vont en effet bien au-delà de la construction d’un « simple » aéroport, et envisagent de remodeler totalement tout l’est de la mégalopole. Au cœur de cette restructuration urbaine est envisagé l’édification d’une véritable ville nouvelle, d’ores et déjà rebaptisée « Slim City » par ses détracteurs.

Un nouvel aéroport international pour « Mister Slim »

Parmi les principaux promoteurs du nouveau mégaprojet aéroportuaire de la ville de Mexico, un nom revient sans cesse : Carlos Slim. Par le biais de ses banques, de ses fonds d’investissement et de ses innombrables sociétés, sa participation à la construction du nouvel aéroport et les bénéfices qu’il en attend sont immenses. Mais qui est-il, et quels sont les intérêts qu’il représente ?

Bien qu’étant à la tête d’une des plus grosses fortunes mondiales, estimée à près de 55 milliards de dollars en 2017, Carlos Slim reste relativement méconnu en dehors du Mexique. Au même titre que ses collègues et amis Warren Buffet, Georges Soros et Bill Gates, avec qui il ne cesse de multiplier les projets les plus inquiétants [2], il est pourtant l’une des figures-clés du capitalisme actuel. Au sein de la presse financière internationale et des grands médias commerciaux mexicains s’est diffusée à son sujet l’image d’un honnête homme, fils d’immigrés libanais, ingénieur devenu entrepreneur, et dont la trajectoire et la fortune seraient avant tout dues à son don naturel pour le calcul mental et à ses talents de boursicoteur. La réalité est cependant beaucoup moins politiquement correcte.

Fils d’un des plus importants commerçants libanais du centre-ville de Mexico, le destin de Carlos Slim ne décolle en effet réellement qu’à partir de 1965, lorsque celui-ci décide de se marier avec la jeune Soumaya Gemayel Domit. Celle-ci, héritière d’une des plus grosses fortunes libanaises du Mexique, était aussi membre par sa mère du célèbre « clan Gemayel », à la tête, depuis 1936, de la principale formation chrétienne fasciste et anticommuniste du Liban, les Phalanges libanaises [3].

Selon le journaliste indépendant Diego Osorno, les parents des deux jeunes époux n’étaient pas seulement des figures centrales de la communauté libanaise au Mexique, mais aussi parmi les plus fervents soutiens mexicains de la formation paramilitaire libanaise. Avec l’aide d’un certain Julian Slim, jeune officier de la DFS, la police politique mexicaine, le père de Soumaya s’était notamment appliqué à étendre les réseaux de l’organisation en Amérique latine. L’union de sa fille avec Carlos, le prometteur petit frère, n’était alors pas pour lui déplaire… C’est ainsi qu’un mois après sa mort, sous l’auspice du macabre Marcial Maciel, fondateur de la tristement célèbre Légion du Christ, le mariage fut entériné entre les deux familles [4].

Fruit de l’union entre les deux époux, naquit quelques mois plus tard le désormais tentaculaire fonds d’investissement « Carso » (contraction de « Carlos Slim » et de « Soumaya Gemayel »). Avec des fonds dont il serait bien difficile d’établir aujourd’hui s’ils provenaient de la fortune paternelle ou, autre hypothèse, de celle du puissant et richissime clan libanais de son épouse, Carlos Slim commença alors à racheter en bourse un nombre incalculable de sociétés mexicaines… Suite à la guerre civile libanaise, durant laquelle les Phalanges jouèrent un rôle des plus macabres, et alors que le Liban était dirigé par Amine Gemayel, l’un des cousins de Soumaya, la mystérieuse fortune de Carlos Slim lui permit notamment de racheter un certain nombre de grandes entreprises en voie de privatisation, telles que le service téléphonique mexicain. Le groupe Carso est devenu depuis lors l’un des plus grands conglomérats d’entreprises du monde, et la fortune de Carlos Slim n’a cessé d’enfler, au point de représenter près de 6 pour cent du produit national brut mexicain en 2015, selon le quotidien mexicain El Universal.

Les avoirs capitalistes de Carlos Slim se déploient dans tous les domaines : la gestion financière avec Inbursa, l’une des principales sociétés bancaires du Mexique, la téléphonie avec Telcel et America Mobil, l’un des plus grands groupes de téléphonie mondiale, l’exploitation minière avec Frisco Group, propriétaire de nombreuses mines au Mexique et en Amérique latine, l’industrie métallurgique, le pétrole et le gaz à travers les groupes Condumex, Nacobre et Carso Energy, d’innombrables boutiques et centres commerciaux à travers les groupes Sears et Sanborns, et, surtout, la promotion et la construction immobilière, à travers les sociétés Inmobiliaria Carso (centres commerciaux, logements, bureaux, hôtels, hôpitaux et campus…), Cicsa (Carso Infrastructure et Construction), Ideal (Impulsora del Desarrollo y el Empleo en América Latina) et, depuis 2014, au travers de la multinationale catalane FCC, l’un des poids lourds mondiaux du bâtiment et de la construction de gigantesques infrastructures.

Les participations des entreprises liées à Carlos Slim dans la construction de l’aéroport sont nombreuses et se situent à tous les échelons : depuis la conception du projet, réalisée par le cabinet d’architectes de son gendre, son financement, assuré en partie par les fonds d’investissements de sa banque Inbursa, ainsi qu’à sa réalisation, les principaux contrats de construction du terminal et de plusieurs pistes aériennes ayant justement été attribués à ses sociétés Cicsa, Ideal et FCC [5].

Au-delà de ses multiples participations dans le financement et la construction de l’aéroport, les ambitions de Carlos Slim vont bien au-delà de la simple construction de pistes d’atterrissage. Fin 2017, peu après le tremblement de terre, celui-ci annonçait en effet publiquement son ambition de remodeler l’urbanisme de toute la partie orientale de la ville, tout particulièrement sur les milliers d’hectares qui seraient laissés en friche lorsque l’aéroport actuel serait condamné à la fermeture. Carlos Slim souhaiterait en effet y aménager un nouveau gigantesque boulevard, plus luxueux encore que l’actuel paseo de la Reforma situé à l’ouest de la ville (équivalent mexicain des Champs-Élysées parisiens). Sur les terrains avoisinants pourraient selon lui être édifiées les premières bases d’une nouvelle « ville du futur » : des centres de tourisme et de récréation, de nouveaux quartiers de bureaux et de logements de haut standing, ainsi que des centres hospitaliers et universitaires privés… Un projet global, dont l’impact économique n’aurait, selon le magnat mexicain, pas d’autre égal « que la construction, au début du XXe siècle, du canal de Panama » [6].

De gigantesques profits en perspective, confrontés cependant à un problème majeur : la promesse électorale faite par López Obrador, vainqueur de la dernière élection présidentielle, de suspendre définitivement la construction du nouvel aéroport.

Les jeux de dupes de López Obrador

Ancien maire de la ville de Mexico et candidat de la gauche mexicaine aux élections présidentielles de 2006, 2012 et 2018, Andrés Manuel López Obrador a finalement été « triomphalement » élu à la tête du Mexique cet été [7], et son nouveau gouvernement devrait entrer en fonction le 1er décembre prochain.

Pour Atenco et le mouvement social opposé à la construction de l’aéroport, l’élection de López Obrador a pu soulever un certain espoir, car au fil de sa carrière, celui-ci s’est toujours prononcé publiquement contre la construction du nouvel aéroport sur les terrains de l’ancien lac de Texcoco. Dès la réactivation du projet fin 2014, celui-ci avait proposé la mise en place d’une commission technique afin de proposer comme « solution alternative », la construction du nouvel aéroport sur les terrains de la base militaire aérienne de Santa Lucía, située à 40 kilomètres au nord de la capitale. En parallèle, toute une propagande pédagogique hostile au mégaprojet aéroportuaire fut éditée par son parti et, lors du lancement de sa campagne électorale, début avril 2018, López Obrador fit publiquement la promesse qu’une fois élu, les travaux de construction en cours seraient suspendus [8].