Manif écolo dans le Nord/Pas-de-Calais

C’est quarante ans d’histoire

A Lille et dans une dizaine d’autres villes de la région, près de 10 000 manifestants ont exigé des pouvoirs publics le 16 mars qu’ils tiennent compte de l’urgence climatique. Une affluence record qui ouvre une page nouvelle de l’histoire des manifs écolos dans le Nord-Pas-de-Calais. Une histoire jamais racontée.

Cette histoire est contrariée, chaotique, incertaine. Difficile. La grande région industrielle et l’irréductible priorité accordée à la défense de l’emploi ont toujours fait passer les luttes environnementales au second plan depuis la fin de la dernière guerre. L’acceptation sociale de la dégradation de l’environnement n’est pas qu’une idéologie dans des bassins de vie parfois en situation de survie économique après le départ précipité des Houillères dans les mines il y a 30 ans, après la brutale agonie de la sidérurgie il y a 40 ans ou au terme de la longue descente aux enfers du textile.

Elle est aussi un constat. Que les écologistes, qu’ils soient politiques (Les Verts) ou associatifs, n’ont jamais été en mesure de mobiliser au-delà des premiers cercles militants. Pas concernée par l’environnement, l’opinion publique du Nord-Pas-de-Calais ? Si oui, en tout cas, pas suffisamment pour descendre dans la rue et faire valoir le droit de la nature à ne plus être sacrifiée « sur l’autel du développement ».

A remonter le fil du temps, à interroger les acteurs historiques des mouvements écologiques régionaux, on est doublement frappé par leur opiniâtreté à crier dans leurs déserts que par leur absence d’impact réellement décisif dans la société civile.

Acte 1 : la baie de Canche

Le premier théâtre d’affrontement se déroule au Touquet. Il oppose en 1971 son maire, Léonce Deprez, à Emile Vivier, le « vieux lion » de Nord Nature. Le premier veut construire un barrage sur la Canche, en pleine baie. Le second porte le dossier jusqu’à Lille et finit par gagner son bras de fer, l’un des tout premiers dans la région à mobiliser des habitants contre une décision municipale estimée contraire aux lois de la nature.

C’est l’époque pionnière des Amis de la Terre, réfugiés au 51 rue de Gand à Lille. On y cause biodiversité, féminisme ou jardins ouvriers avec les objecteurs de conscience et les jeunes insoumis antimilitaristes du comité Larzac lillois. C’est encore l’époque, dans la région, des monstres industriels tout puissants : la défense de la valeur travail prime tout le reste.

Acte 2, les atomes crochus

Tout le reste, ce sont d’abord les luttes antinucléaires qui fleurissent à partir de 1975 pour s’opposer à la construction de la centrale EDF de Gravelines.

Alain Trédez y était. « J’avais 20 ans en 1968 on ne pouvait pas rêver mieux » explique celui qui, depuis Zegerscappel, deviendra vice-président à l’environnement de Marie-Christine Blandin, première et seule écologiste à présider un conseil régional à ce jour, c’était entre 1992 et 1996. « Ils voulaient même mettre la centrale sur le site des deux Caps, ils disaient que c’était le progrès, ne voyaient pas où était le problème… », se souvient-il.

Ils sont plus de 2 000 marcheurs en avril 1975, militants pour la plupart, traversant le centre de Gravelines, puis comme l’explique La Voix du Nord dans son compte-rendu de l’époque, « mettant le cap en un long cortège coloré, remuant, hérissé de banderoles vers le site de la centrale nucléaire ».

Le chantier est occupé dans un face à face tendu avec les forces de l’ordre. Partis de Lille, les marcheurs antinucléaires avaient rallié le littoral en ayant davantage de succès dans les petites villes de Flandres intérieures ou à Dunkerque qu’à Gravelines. Albert Denvers, le maire socialiste de la commune, était l’une des bêtes noires des écologistes. À l’époque, le PS tenait la majorité des villes moyennes de la région. Pour les écologistes, c’est une autre raison de la faible visibilité des luttes environnementales.

Le combat de Gravelines était perdu d’avance mais les manifs ont laissé des traces. Fin juin 1977, la place de la ville est envahie, les militants hérissent un mur de sacs de sable de deux mètres de hauteur. Dominique Plancke se souvient de tout, la joie de manifester, les tensions, l’affrontement avec les CRS. Le porte-parole d’EELV à Lille est l’une des têtes pensantes du mouvement écologiste régional. « Le site nucléaire de Plogoff avait la Bretagne contre lui. Le camp militaire du Larzac avait l’Occitanie contre lui. Ces luttes étaient devenues populaires grâce à l’identité régionaliste forte, qui n’existe pas dans le Nord », estime-t-il comme pour mieux comprendre l’absence de mobilisation massive de la population nordiste contre les projets estimés écocides. En avril 1979, ils sont plus d’un millier à défiler à Gravelines et autant un an plus tard à la faveur d’une nouvelle marche.

La centrale est construite, les écolos rangent les banderoles, se regroupent à Lille dans une influente maison de la nature et de l’environnement (MNE qui deviendra la MRES, rue Gosselet), s’investissent chez les Verts, créés en 1984. Et traversent un certain désert. même si l’on retrouva un millier d’écolos dans les dunes du platier d’Oye à Bray-Dunes face à presque autant de chasseurs, même si les blocages en 1990 contre le projet de poubelle nucléaire à Montcornet auront permis à Thiérache Ecologie d’emmener quelques centaines d’opposants. « C’était dur de mobiliser, témoigne Denis Williame, son président. Les gens nous prenaient pour de doux rêveurs… ».

Acte 3, l’âge de réseaux (sociaux)

 

Il faut attendre 2006 pour revoir du monde dehors. Et pour la première fois au-delà des seuls militants politisés, avec un ressenti d’urgence pour l’intérêt général.

La mobilisation contre le projet d’A24 (ou A1 bis) mobilise. « ça venait de partout, des tas de gens qu’on n’avait jamais croisés, raconte Dominique Plancke, en première ligne. De la vallée de la Lys, des petits villages autour d’Armentières, du Pas-de-Calais ».

Plusieurs tracés, jusqu’à trois, plusieurs cortèges en réponse, des routes barrées, la RN 25 bloquée, l’intervention des Belges, de José Bové, député européen. Un vrai feuilleton qui aboutira à l’enterrement symbolique du dossier dans une petite boite en métal quelque part au pont du Badou, un point chaud des oppositions. La victoire est requinquante après les opérations discrètes contre les trains de déchets nucléaires ou la ferme des Mille vaches à Drucat, dans la Somme.

Le nucléaire reviendra en 2007 avec 4 000 manifestants à Lille. « C’était joyeux, on s’opposait au projet d’EPR, le réacteur de nouvelle génération », explique l’organisateur Alain Vaillant, autre grand acteur de l’écologie régionale depuis son fief de Merville.

Mais le soufflet retombe encore, les sorties antinucléaires ne mobiliseront jamais plus de 400 personnes par la suite. Les freins sont rongés. En 2011, l’opposition contre le projet de doublement de la ligne à très haute tension d’Avelin-Gavrelle, avec surtout des riverains.

En 2014, entre 1000 et 1 500 manifestants à Lille contre la chasse aux renards dans un « Ch’ti Fox day », près de 1 500 personnes contre les pesticides à Lille il y a deux ans. Et ce 8 septembre 2018 contre le réchauffement climatique.

Plus de 4 000 personnes derrière la viralité des réseaux sociaux qui offrent cette capacité inédite de mobilisation. C’est l’entame d’une série de rendez-vous jusqu’à ces 6 000 personnes à Lille le 16 mars, après les 6 000 jeunes pro-climat de la veille, où les écolos se noyent désormais dans la masse. Affaire du siècle à suivre.

voixdunord