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Lettre de l’Education Authentique n° 111 de mai 2019

 Cette « Lettre » n’a pas pour objet de convaincre et encore moins de « lutter » pour (ou contre) quoi que ce soit. Sa raison d’être est de partager, non d’avoir raison ou de « gagner ». La lire ne m’engage à rien. C’est juste une occasion de « considérer » des idées (d’)autres, sans avoir à réagir : il n’y a, en effet, ni à approuver, ni à réfuter, ni à adhérer, ni à acheter, ni à appliquer… ni même à comprendre. Seulement à « considérer ».

Quatre grandes parties la composent :

– REFLETS : effets de la réflexion (miroir) d’une certaine lumière, d’un éclairage, d’une image – chatoiements, et effets de la réflexion (pensée) – organiser/effectuer, mais encore traduire dans les faits/*effectivation

– ACTES : décisions instantanées, ponctiformes et novatrices

– ÉCHOS : répétition –réélaborée – de ce que d’autres ont dit et qui résonne-raisonne en moi

– OUTRE : « de plus » et « réservoir pour la soif ».

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 (S’)émanciper?

Les masses doivent être dirigées en vue de leur émancipation*

Émanciper est un acte juridique1 : c’est affranchir un esclave ou libérer un enfant de l’autorité parentale. Par extension, c’est (se) libérer de la domination ou de l’injustice, et d’un point de vue individuel, (se) libérer des conditionnements de pensée. Dans tous les cas, surgissent deux catégories de difficultés qui portent sur 1. les modalités de l’émancipation, et 2. la structure même du concept d’émancipation.

Sur les modalités, plusieurs questions se posent. Qui va décider de l’octroi de l’émancipation ? Qui va la délivrer ? Au nom de qui ou de quoi2 ? Sur quels critères ?

Et puis, « est-il si sûr que les humains désirent s’émanciper ?3 » Nombre de « libérateurs » ont affronté des subalternes rétifs à se faire libérer4. Car qu’il s’agisse d’émanciper les masses, des individus, des enfants, des mineurs5…, le fait d’émanciper construit et fortifie chez le soumis l’idée qu’il ne saurait s’émanciper seul, ni vivre sans une autorité qui le conduise. « Émanciper » quelqu’un c’est, au fond, le façonner et le reconnaître conforme à un modèle de l’« émancipé » – c’est donc l’inscrire dans un schéma hiérarchique (opposé à la prétendue liberté que je lui octroie). « On [n’émancipe] qu’un inférieur, c’est-à-dire celui que l’on veut placer en situation d’infériorité : l’enfant, le subalterne, l’esclave ou l’animal6 ».

Dans le domaine scolaire – et dans le domaine plus large de l’éducation –, l’éducateur omniprésent, omnipotent, omniscient, qui veut l’émancipation de son disciple ou celle du peuple7 n’est pas, à travers ce rôle, lui-même émancipé, « libre ». La relation émancipateur-émancipé – les suffixes -eur et en témoignent – est bien du type dominateur-dominé, éducateur-éduqué, colonisateur-colonisé, libérateur-libéré… Cette relation est le propre de toute pédagogie, de toute éducation – par définition8. Émanciper est donc en soi, à lui seul, une sorte d’oxymore9 – tout comme éduquer. Alors que dire d’une « éducation émancipatrice ou libératrice ou à l’autonomie… » ! « La liberté ne se donne pas, on la prend10. »

Et que penser de la pronominalisation en sémanciper : s’octroyer une liberté, s’affranchir d’une tutelle11 ? Quelle contorsion et quelle schizophrénie12 – la même que dans séduquer – pour désigner tout simplement l’acte de vivre !

La seconde question, de fond, est tout simplement que je ne puis émanciper que quelqu’un qui ne l’est pas. En voulant émanciper qui que ce soit, je postule, je crée, j’institue cet autre comme non-libre13 – tout comme en voulant éduquer quelqu’un, je l’institue comme incapable d’apprendre tout seul, sans un éducateur14. L’émancipation institue elle-même le problème qu’elle prétend résoudre – et qu’elle cultive en fait. L’émancipation est donc un concept inutile, sinon nocif15. Jean-Pierre Lepri

*« Dans Que faire ?, 1902, Lénine théorise un parti fortement organisé de militants conscients devant guider un prolétariat dominé par l’idéologie bourgeoise (Philippe Caumières, in C. Castoriadis, De l’écologie à l’autonomie, Le Bord de l’Eau, p.8) ». C’est bien là la structure de la relation maître-élève, en pédagogie émancipatrice, comme en pédagogie quelle qu’elle soit.

1 Du latin emancipare, affranchir un esclave du droit de vente, venant de e privatif et de manucapare, prendre par la main (L’achat des esclaves se faisait en les prenant par la main) – http://www.toupie.org/Dictionnaire/Emancipation.htm

2 Qu’est-ce qui fonderait la suprématie d’un être humain sur un autre être humain ?

3 Jean Baudrillard, La Transparence du mal : « Il vaut mieux être contrôlé par quelqu’un d’autre, il vaut toujours mieux être heureux, ou malheureux, par quelqu’un d’autre que par soi-même. Il vaut toujours mieux dépendre dans notre vie de quelque chose qui ne dépend pas de nous » (p. 173).

4 Tolstoï a donné des terres à ses serfs qui se sont alors révoltés. Et Tolstoï d’écrire : « Pourquoi ont-ils si peur de la liberté ? »

5 Mineur s’oppose à majeur et décrit bien la situation hiérarchique de dominance.

6 Transposé de Catherine Baker, Pourquoi faudrait-il punir ?, Tahin Party, texte intégral : http://tahin-party.org/textes/baker.pdf (le terme exact est « punit »).

7 En éducation « populaire » notamment.

8 Même Rancière, à propos de Jacotot, a sous-titré son livre : Le Maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle (c’est nous qui soulignons), ce qui était effectivement la position de Jacotot.

9 Oxymore : figure de style alliant deux mots de sens contradictoires. Ici le mot contient lui-même deux sens contradictoires.

10 Thomas Edward Lawrence.

11 S’affranchir d’une autorité, d’une domination, d’une tutelle, d’une servitude, d’une aliénation, d’une entrave, d’une contrainte morale ou intellectuelle, d’un préjugé… (http://www.toupie.org/Dictionnaire/Emancipation.htm )

12 S’instituer « non-libre » pour alors « se libérer » ! De même, s’instituer non-sachant pour alors se conduire vers le savoir.

13 Et c’est bien le cas concrètement ou juridiquement quand on évoque l’esclave ou l’enfant mineur.

14 Une éducation sans éducateur n’existe pas (de même que sans éduqué).

15 Par rapport à notre valeur d’autonomie en interdépendances justes (contenues dans les concepts de « vie bonne » ou de « buen vivir »).

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Le conflit

Réduire le conflit politique à l’affrontement de rue, c’est au mieux avoir l’impression de faire peur au pouvoir, au pire perdre un oeil ou la vie.

Assumer une foi sans limite dans « l’opinion publique », c’est abandonner aux journalistes la manière d’énoncer nos idées et leur laisser le monopole de la pensée politique.

S’en remettre à la justice c’est faire preuve d’une croyance aveugle dans une indépendance consumée depuis les premières minutes de sa création.

Pourtant, conjuguer par exemple ces trois dimensions c’est donner les moyens à chacune de soutenir le rapport de force qui lui est imposé. Le soutenir en déplaçant les termes du conflit.

Le maintien de l’ordre ne trouve sa puissance que lorsqu’il a face à lui une force qui se soumet à la symétrie qu’il impose ou parfois qu’il supervise.

Déplacer le conflit, c’est contourner un dispositif plutôt que le pren-dre de front, utiliser le droit pour mettre en lumière les irrégularités d’une opération de maintien de l’ordre…

http://www.collectif-libertaire-lorient.org/dimanche-27-octobre-2015-contre-larmem

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Les progressistes

L’explication n’est pas seulement l’arme abrutissante des pédagogues, mais le lien même de l’ordre social. Qui dit ordre dit distribution de rangs. La mise en rangs suppose explication, fiction distributrice, justificatrice, d’une inégalité qui n’a d’autre raison que son être. p. 194

Les pédagogues supposent que l’enfant s’approche de sa perfection en s’éloignant de son origine, en passant, sous leur direction, de son ignorance à leur science. Toute pratique pédagogique explique l’inégalité de savoir comme un mal, et un mal réductible dans une progression indéfinie vers le bien. p. 197

Le coeur de la fiction pédagogique, c’est la représentation de l’inégalité comme retard : l’infériorité s’y laisse appréhender dans son innocence, ni mensonge, ni violence, elle n’est qu’un retard que l’on constate pour se mettre à même de le combler. Sans doute n’y arrive-t-on jamais : la nature elle-même y veille, il y aura toujours du retard de l’inégalité. p. 198

Les progressifs voudraient libérer les esprits et promouvoir les capacités populaires. Mais ce qu’ils proposent, c’est de perfectionner l’abrutissement en perfectionnant les explications. p. 200

Le perfectionnement de l’instruction, c’est d’abord le perfectionnement des longes ou plutôt le perfectionnement de la représentation de l’utilité des longes. La révolution pédagogique permanente devient le régime normal sous lequel l’institution explicatrice se rationnalise, se justifie. Les progressifs se sont d’abord battus pour montrer la nécessité d’avoir de meilleures longes. p. 202

Extrait de Jacques Rancière, Le Maître ignorant, Fayard.

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Pour aller plus loin

Autogestion, l’encyclopédie internationale téléchargement libre et gratuit

https://www.syllepse.net/autogestion-l-encyclopedie-internationale-_r_76_i_648.html

Volume 6 : lécole et la culture, l’écologie et la transition écologique, le féminisme et l’urbanisme.

Comment nous sommes devenus humains. Les origines de l’empathie, 9:51min

https://youtu.be/9XdNot8oSAM

Le zapping peut être addictif, c’est satisfaisant car notre esprit apprécie la nouveauté.

http://www.atlantico.fr/decryptage/alerte-panne-intelligence-notre-duree-attention-

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Pensées

Ce que nous sommes résulte de nos pensées.

Avec nos pensées, nous construisons le monde

Siddhārtha Gautama

Un monde où « devenir autonome » est un euphémisme pour « avoir trouvé un patron »…

L’insurrection qui vient, La Fabrique 2007.

Ne respectez jamais les règles !

Emmanuel Macron à la jeunesse indienne. « Just do it », Le Figaro, 10 mars 2018

La pensée séparée du vivant est le germe de tous les despotismes.

Raoul Vaneigem, Lettre à mes enfants et aux enfants du monde à venir