Les furtifs

Un livre d’Alain Damasio – – Edition La Volte – Avril 2019
« Sans renouement avec le vivant, il n’y a pas de sortie du technocapitalisme »

Cyberpunk, paternité, Fouquet’s…, l’auteur acclamé de « La Horde du Contrevent » s’épanche à l’occasion de la sortie de son nouveau roman, « Les Furtifs ».

Ce n’est pas déprécier la science-fiction française (dont on vénère les formidables trésors)  que de reconnaître qu’elle ne compte, actuellement, que très peu d’auteurs exceptionnels. On a beau dévorer tout le made in France qui sort en la matière, rares sont les romans qui nous font tressaillir, et encore plus rares ceux dont on peut dire qu’ils conjuguent aussi bien la maîtrise de la langue que celle de l’histoire et de la réflexion.
Les Furtifs est de ceux-là. Et Alain Damasio un auteur indéniablement hors-norme. En seulement deux romans et quelques nouvelles, il s’est imposé au sommet : La Zone du dehors et La Horde du Contrevent , vendus respectivement à 50 000 et 300 000 exemplaires, sont déjà considérés par beaucoup comme des classiques.
Avec Les Furtifs, pourtant, il va encore plus loin, plus fort. Est-ce parce qu’il a mis quinze ans à l’écrire ? Comme George R. R. Martin, Damasio a le défaut de faire attendre longtemps ses fans à cause de multiples passions. Jeux vidéo, fiction radiophonique, cinéma d’animation, adaptation théâtrale, il s’est, de son propre aveu, « beaucoup dispersé ». Surtout, il a eu deux filles qui ont tout changé. Ses perspectives, sa vision du monde, son emploi du temps… Mais pas sa plume, qui reste intacte et lui permet de livrer son meilleur texte à ce jour ! Avec le franc-parler qui le caractérise, l’écrivain a répondu à toutes nos questions (1 h 30 d’entretien synthétisée ci-dessous !), livrant sa sensibilité et sa pensée quant aux défis à relever aujourd’hui et demain.

 Quelle étincelle a donné naissance aux Furtifs ?

 Je voulais trouver une solution face à la société du contrôle. J’ai cherché à savoir comment des êtres vivants pourraient échapper à un régime qui génère de la trace en permanence pour les Gafam. L’empire digital est un empire 100 % surveillé. Dans mon roman, le seul moyen de résister est la furtivité avec ces animaux qui incarnent le mouvement perpétuel. Ils sont invisibles aux yeux humains et absolument libres. J’avais déjà traité cette thématique dans La Zone du Dehors et La Horde du Contrevent avec les personnages de Slift et de Caracole, mais j’avais l’impression d’avoir échoué et de ne pas être allé jusqu’au bout. Les furtifs incarnent la vitalité absolue, c’est le vivant couplé en permanence à l’environnement.

Une sorte de réponse au transhumanisme ?

À l’époque, je n’avais pas conscientisé cet aspect de la question – ma conduite du récit était très libre avec une trame minimale et une grosse faculté d’improvisation. Mais oui, je pense que le transhumanisme est une impasse totale. Ça ne marchera pas et ce sera une catastrophe pour la santé. C’est le couplage avec le vivant qui nous rendra plus vivants, et non le couplage avec la machine. Avec l’anthropocène, deux choix sont possibles. Soit on établit un lien nouveau entre l’homme et la machine et on tombe dans le cyberpunk et le transhumanisme, cette humanité supposément augmentée. Soit on pense que la voie de sortie sera le zoo-punk ou le bio-punk avec un renouvellement du vivant et un tissage extérieur avec l’animal, le végétal et la nature. Je prédis qu’on va assister à un développement du bio-punk dans la science-fiction.

Vous n’avez pas de portable, vous n’êtes pas sur les réseaux sociaux… Être un furtif pour ne pas être tracé, c’est votre manifeste politique ?

Tout à fait ! C’est une position politique et un rapport au monde qui va chercher à échapper au criblage du pouvoir. Cela passe par s’anonymiser sur les réseaux, effacer ses historiques de navigation, refuser les cookies ou d’être géolocalisable sur son portable. Tu considères que ta liberté ne doit pas nourrir des immenses machines qui vont faire faire de la plus-value à de grosses entreprises.  Je recommande de lire 21 degrés de liberté, écrit par le pirate informatique suédois Falkvinge. Le mec t’explique comment depuis la génération de nos parents nous sommes en train de perdre chaque fois plus notre liberté. Notre génération pense être plus libre parce qu’empuissantée par les applications, la technologie –on peut regarder n’importe quoi sur YouTube ou accéder à n’importe quelle musique. Mais Falkvinge montre que c’est l’inverse, il détaille tous les espaces de liberté qui ont été réduits ou restreints. L’enjeu était de traiter ça dans Les Furtifs.

Le choc intellectuel ne suffit pas, il faut un choc affectif

Cette perte de liberté n’est-elle pas paradoxalement un choix libre ? Les consommateurs plébiscitent Apple, par exemple, alors qu’ils savent que c’est un système fermé sur lequel ils n’ont quasi aucun pouvoir : si un iPhone tombe en panne, difficile de le réparer tout seul.

C’est exactement ça. Le problème n’est pas que l’État, les médias ou les multinationales nous imposeraient un pouvoir pyramidal ou complotiste, mais que les Gafam mettent à disposition un ensemble d’outils qui vont maximiser l’auto-aliénation. Personne ne nous oblige à utiliser un smartphone, mais on nous vend un outil qui promet de l’accessibilité et de la fluidité dans ta vie. C’est donc un arbitrage entre ton degré de liberté et l’outillage de ta paresse. Dans ce régime de trace, on ne te pose pas un pistolet sur la tempe. On est loin de la vision de Foucault avec ses grands systèmes disciplinaires, tu ne te balades plus de milieux fermés en milieux fermés de façon autoritaire. Après avoir vécu une trajectoire d’émancipation et de rébellion avec mai 68, le régime de contrôle s’est adapté. Il a atteint son point ultime avec l’auto-aliénation. Le capitalisme cognitif a créé le fameux « self-serf vice » que j’évoque dans mon roman. Quand tu regardes la technologie Apple, on est dans l’hétéronomie et non dans l’autonomie. S’il t’arrive des pépins, tu es bloqué et tracé comme un connard. C’est pour ça que les hackers sont si importants dans le sens bricolage du terme.

La Zone du Dehors, c’était un peu le roman du jeune qui veut changer le monde, qui brûle de révolution. Les Furtifs semble empreint d’une passion plus maîtrisée, plus sensée. C’est le roman de la maturité ?

Très juste. J’avais 25 ans à l’époque de la Zone. J’étais gavé de Foucault et de Deleuze qui étaient pour moi des vecteurs de conscientisation extrêmement forts. J’étais à une étape de la vie où je n’arrivais pas encore à utiliser des moments affectifs, biographiques et personnels. Tu penses que le choc intellectuel et cérébral suffit pour convaincre et puis, un jour, ta perception du monde se modifie et le déclic se réalise. J’ai vécu ça notamment à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, quand je suis allé pister des loups pendant une journée. Ma perception de l’écosystème et de la nature a changé. Tu te rends compte que l’intellect ne suffit pas, qu’il faut aussi un choc affectif. C’est pour ça que je suis persuadé de la supériorité de la littérature sur d’autres formes d’arts parce qu’elle seule permet l’alliage incandescent entre l’affect, le percept et le concept. Un bon roman a la faculté de faire résonner ensemble ce triple étage évoqué par Deleuze. Tu peux lire Les Furtifs sur une ligne intellectuelle et techno-critique contre le libéralisme. Tu peux aussi le voir comme une histoire sur un père de famille qui tente de retrouver sa fille disparue.

Justement, la paternité tient une place centrale dans ce livre. Cette expérience semble d’ailleurs avoir changé le regard que vous posez sur le monde…

Je suis passé de moi d’abord aux enfants d’abord. Mes deux filles sont devenues ma priorité, et c’est extraordinaire, car tu tombes dans un altruisme que tu n’avais pas avant. Cet altruisme instinctif et naturel te pousse à avoir beaucoup plus d’empathie pour les autres. Tu deviens plus généreux. Je me suis toujours demandé ce que ça voulait dire être en vie. Avec La Zone du Dehors, je menais une lutte d’opposition contre tout ce qui édulcore ou emprisonne la vie. J’ai abordé la force du mouvement et du lien dans La Horde du Contrevent avec des personnages qui vont au bout de ce qu’ils peuvent. Pour mon dernier roman, j’ai inventé des êtres métamorphiques emplis de vitalité et posé la question du devenir enfant. Ce que j’apprends avec mes deux filles, c’est ça : être vivant. La petite enfance est en permanence dans le mouvement, elle est d’une vitalité folle et ça te rééduque à la vie. Sans mes filles, il n’y aurait pas Les Furtifs.

Donc finalement, la solution pour changer notre vision des choses, c’est les liens humains ?

Tout à fait. L’enjeu numéro un, c’est les liens. Comment reconstituer les liens dans un monde de grains de raisin éparpillés ? Comment retrouver le lien entre les autres, le monde, la nature et le vivant ? Si tu trouves plus désirable de regarder des vidéos au lieu de prendre un café avec tes potes, alors ce système ultra-libéraliste continuera et tu seras dans ton techno-cocon avec des jeux vidéo extraordinaires à consommer.

Les liens humains, c’est exigeant. Les gens ne sont pas d’accord avec toi, il y a des conflits et cela peut être aliénant. On doit créer des liens humains qui libèrent autour de nous. C’est un art de vivre ! Le libéralisme te dit que les liens vont t’aliéner et que seul l’achat solitaire va au contraire te libérer. Il faut comprendre que rien ne te libérera plus que les autres si tu as les bons liens. Le fait d’être en vie doit te pousser au changement. C’est pour ça que je n’aime pas le conservatisme de la droite. Tu ne peux pas être en vie et vouloir conserver ! La capacité des enfants à toujours s’adapter et à se métamorphoser est consubstantielle à ce que je nomme la vitalité.

Vous dites : « En tant qu’écrivain de SF, je dois mettre en place des imaginaires qui rendent désirable autre chose. » La plupart des romans du genre ont plutôt la démarche de rendre détestable quelque chose…

C’est plus simple d’être dans le négatif. J’essaye de montrer et de mettre en scène le bonheur qu’il y a à faire des luttes politiques ensemble, d’apporter des embryons de solution, de montrer que c’est possible de changer les choses. Le livre est totalement imprégné de la gauche radicale et interroge sur l’émancipation dans un monde libéral de self-serf vice. Le libéralisme te fait croire que ton développement individuel te permettra d’être libre. Sa capacité de séduction est maximale. Je n’ai, bien sûr, pas la solution, car entre le comité invisible, les intellectuels et les zadistes nous sommes beaucoup à nous poser la question. Il est très difficile d’installer d’autres horizons de désirs que la consommation, la société du spectacle. On a peur de l’altérité. Il est tellement plus simple d’être sur les réseaux sociaux avec des gens qui pensent comme toi. Tu fais le choix de ne plus parler avec des chasseurs ou des racistes alors qu’avant tu étais obligé de te les taper. Et pourtant, même eux peuvent t’enrichir.

Lors d’une confrontation entre votre héroïne Sahar et des forces de l’ordre, on peut lire : « J’ai un sentiment de haine saine qui me mord. J’ai une envie brute, sadique, de les voir lynchés là sous mes yeux.  » Une haine, une envie de meurtre peuvent donc être saines selon vous ?

Je pense qu’il peut y avoir une violence saine. Par exemple, les Gilets jaunes : je trouve ça sain de les voir détruire les Champs-Élysées et le Fouquet’s. Parce que ce qu’on ne dit pas, c’est qu’ils subissent, eux, une violence quotidienne. Il y a de plus en plus de boulots qui sont des « bullshit jobs » sans valeur. Il y a une humiliation répétée, des produits trop chers, des taxes injustes. Tu encaisses pendant des années cette violence, puis tu pètes les plombs. Si tu n’exploses pas extérieurement, tu exploses intérieurement : tu fais une dépression, tu te drogues, tu te suicides. La consommation de psychotrope dans notre pays est très élevée. Les gens somatisent une violence « soft » et il faut que cela sorte. C’est plus sain d’aller casser des biens ou du matériel que d’aller défoncer des patrons.

Selon vous, la révolution doit-elle être « un acte de violence » comme le préconisait Mao, ou une révolution pacifique comme celles de Ghandi et de Martin Luther King ?

Je vais sortir une nouvelle prochainement sur les Gilets jaunes pour le Diable Vauvert où je montre que cela doit fonctionner ensemble. Je pense qu’on ne peut pas réussir sans violence dans un temps court. Le système qui exerce lui aussi de la violence est tellement fort et protégé qu’il faut lui répondre par de la violence. Mais la violence ne suffit pas, sinon tu tombes dans la lutte armée comme Action Directe ou les Brigades Rouges et cela se termine dans les tribunaux.

On ne peut pas vous quitter sans poser la question : à quand une suite pour La Horde du Contrevent ?

Je sais déjà tout ce que je veux faire dans le tome 2. J’avais conçu la horde comme un diptyque et il y a du sens à faire la suite. La fin du premier pouvait être déceptive. L’idée était de créer un boléro à l’envers puis de reformer ce boléro. Le tome 2 serait sur les chrones, sur les glyphes. Mais pour moi, c’est psychologiquement difficile de revenir à un univers que je connais par cœur et que j’ai repris récemment avec mon travail sur le film d’animation ou sur la prochaine traduction. J’ai envie de faire un nouvel univers avant d’y retourner et, si j’y reviens, je dois apporter quelque chose de vraiment différent. Ce serait tellement facile de reprendre mon univers et mes personnages pour vendre beaucoup d’exemplaires. Ce n’est pas pour rien que j’ai écrit à peine trois romans en 25 ans. J’essaye de faire en sorte que chaque roman soit maximal quand il sort. Je pense qu’il me manque encore une idée vraiment géniale pour réunir toute la horde et arriver à renouveler l’univers. Donc ce n’est pas tout de suite et puis, si ça se trouve, je ne le ferai jamais (rires).

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