La surveillance, stade suprême du capitalisme

Une analyse de Shoshana Zuboff

Depuis vingt ans, un capitalisme mutant mené par les géants du Web s’immisce dans nos relations sociales et tente de modifier nos comportements, analyse l’universitaire américaine Shoshana Zuboff dans son dernier ouvrage. Mais son concept de « capitalisme de surveillance » ne fait pas l’unanimité.

Shoshana Zuboff a été l’une des premières à analyser la manière dont l’informatique transformait le monde du travail. Cette pionnière dans l’étude détaillée des bouleversements du management s’est félicitée, au départ, de l’arrivée de « travailleurs du savoir ». Elle a perçu très tôt que l’extension d’Internet et la généralisation des ordinateurs personnels permettraient de fonder une « économie nouvelle » capable de répondre aux besoins des individus et de renforcer le pouvoir des consommateurs.

Puis elle a été terriblement déçue. En janvier, Shoshana Zuboff a résumé ses craintes dans The Age of Capitalism Surveillance (Public Affairs, non traduit).

La presse anglo-saxonne, du libéral Wall Street Journal au très à gauche The Nation, du Guardian à la New York Review of Books, mais aussi l’anticapitaliste Naomi Klein et le professeur de communication Joseph Turow, ont salué ce livre comme un essai majeur.

« Chef-d’œuvre d’horreur »

Le titre, « L’Age du capitalisme de surveillance », en annonce le concept : en vingt ans, « sans notre consentement significatif », un capitalisme mutant mené par les géants du Web – Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft (Gafam) – s’est immiscé dans nos relations sociales et introduit dans nos maisons – « de la bouteille de vodka intelligente au thermomètre rectal », résume Shoshana Zuboff.

Il a cartographié et photographié les rues de nos villes, capté nos visages et nos expressions, traqué nos connexions, fiché nos désirs, recensé nos affects. Appuyé sur l’intelligence artificielle, il a développé une surveillance généralisée de nos comportements. Il a ensuite revendu ce big data à des entreprises, mais aussi à des mouvements politiques. Le magazine d’investigation américain The Intercept a qualifié l’essai de « chef-d’œuvre d’horreur ».

Le parcours intellectuel de Shoshana Zuboff mérite le détour. Etudiante en psychologie sociale, elle a, en 1980, une « révélation » après trois ans d’enquêtes dans le monde du travail : « L’informatique arrive dans les entreprises, explique-t-elle. Nos sociétés sont à l’aube d’une transformation structurelle aussi profonde que la révolution industrielle de la fin du XIXe et au début du XXe siècle. »

En 1982, elle devient l’une des premières professeures de la Harvard Business School – elle enseigne alors le « comportement organisationnel ». « On voyait si peu de femmes enseignantes à Harvard, se souvient-elle, qu’il n’y avait même pas de toilettes pour elles au club de la faculté ! »

Un « panoptique de l’information »

En 1988, elle publie une vaste étude sur l’arrivée de l’ordinateur en entreprise : In the Age of the Smart Machine. The Future of Work and Power (Basic Books, non traduit). Appuyé sur des centaines d’entretiens auprès d’employés, de cadres et de dirigeants de la banque, du commerce, de la grande industrie et des télécommunications, l’ouvrage souligne les transformations induites par la révolution de l’informatique. Celle-ci produit un travail plus abstrait, plus symbolique, plus désincarné, plus isolé. « Si les ordinateurs permettent d’automatiser et d’alléger les tâches bureaucratiques, réduisant substantiellement les coûts, poursuit-elle, ils génèrent aussi quantité d’informations nouvelles, développent des nouveaux territoires d’apprentissage et de connaissances pour les employés. »

Cette nouvelle circulation de l’information remet en cause, selon elle, le management classique : les « subalternes » s’emparent d’un savoir neuf sur l’entreprise, s’expriment, prennent des initiatives. Un nouveau type d’« organisation informée » émerge, moins hiérarchisée, plus souple, mobilisant de nouveaux « travailleurs du savoir » – des idées qui sont aujourd’hui reprises par les partisans de « l’entreprise libérée ».

Mais cette démocratisation soulève aussitôt « des conflits d’autorité sur le thème “Qui sait ?”, “Qui décide qui sait ?”, “Qui décide de qui décide ?” », si bien que de nombreuses directions, dit-elle, ne « résistent pas à la tentation d’utiliser ces nouveaux flux de données pour centraliser l’information et contrôler plus encore leurs employés ». Certaines mettent en place un nouveau management de surveillance généralisée, qu’elle appelle, en faisant référence aux travaux de Michel Foucault sur la société disciplinaire, « le panoptique de l’information ».

In the Age of the Smart Machine devient un classique de l’analyse du travail à l’ère de l’informatisation : dans ce livre, Shoshana Zuboff souligne à la fois ses possibilités émancipatrices et ses risques de contrôle total.

L’avenir est encore ouvert, mais six ans après la publication de l’ouvrage, en 1994, le doute s’empare d’elle : elle estime que l’utopie d’une entreprise renouvelée par l’informatique ne s’est finalement pas réalisée. « Les possibilités plus vastes d’un lieu de travail informé et coopératif ont été ignorées », résume-t-elle. Déçue, Shoshana Zuboff change de vie : elle prend un congé sabbatique et s’installe en 1996 avec son mari dans une ferme du Maine.

« Un nouveau “capitalisme distribué” »

Quelques années plus tard, elle décide malgré tout de mener une enquête pluridisciplinaire sur la consommation, la création de valeur et l’impact des hautes technologies dans nos vies. En 2002, elle publie avec l’entrepreneur James Maxmin The Support Economy (Penguin, non traduit), un livre qui tente de décrire « le prochain épisode du capitalisme ». Les analyses de Shoshana Zuboff évoluent : la chercheuse, qui était pessimiste sur les évolutions du monde du travail, se montre optimiste au sujet des transformations de la société de consommation.

Pour elle, comme pour beaucoup d’analystes de l’époque tels Jeremy Rifkin dans L’Age de l’accès (La Découverte, 2005), Siobhan O’Mahony dans ses travaux sur l’open source ou Thomas W. Malone, spécialiste de l’intelligence collective au Massachusetts Institute of Technology, la circulation généralisée de l’information transforme en profondeur la société de consommation de masse dominée par la publicité : elle engendre, et c’est une bonne nouvelle, « un monde d’individus informés cherchant à contrôler la qualité de leur vie » et à l’imposer aux entreprises. C’est ce que Shoshana Zuboff appelle « l’autodétermination psychologique » – qui n’est pas sans rappeler la « modernité réflexive » fondée sur « l’individuation » des sociologues Anthony Giddens et Ulrich Beck.

Grace aux réseaux, aux technologies portables et à la personnalisation, écrit-elle, le consommateur peut prendre les commandes et s’imposer aux producteurs.

« En 2001, l’iPod brise le modèle d’achat massif des CD de l’industrie musicale, raconte-t-elle. Les actifs musicaux sont distribués directement au consommateur, qui exige la musique qu’il veut, quand il veut, où il veut. » Elle y voit le signe que les nouvelles technologies peuvent offrir de nouveaux pouvoirs au consommateur. Elle l’écrit dans de nombreux articles parus dans BusinessWeek et Fast Company : nous assistons, selon elle, à « l’arrivée d’un nouveau “capitalisme distribué”, où la création de valeur dépend d’une nouvelle logique de distribution attentive aux besoins des individus ».

Des « surplus de comportement »

Mais rien ne se passe comme prévu. L’année 2001 est celle de l’éclatement de la bulle Internet : les 4 300 sociétés du Nasdaq, surévaluées, perdent 145 milliards de dollars entre 2000 et 2001.

Pour faire face à la perte de confiance de leurs investisseurs, les dirigeants de Google, s’appuyant sur les idées de l’économiste Hal Varian, décident de rentabiliser les données personnelles de leurs millions d’usagers : ils comprennent qu’elles révèlent leurs désirs et documentent leurs comportements. C’est un véritable trésor de guerre – du « bois vierge extrait à très faible coût », estime Shoshana Zuboff. Google décide de les revendre au prix fort au capitalisme marchand.

Entre 2001 et 2004, année de son introduction en Bourse, les revenus de Google augmentent de 3 590 %. En 2006, la firme rachète YouTube pour 1,65 milliard de dollars. En 2008, une dirigeante de l’entreprise – que Shoshana Zuboff appelle « Mary Typhoïd » – passe chez Facebook et communique à son nouvel employeur les méthodes de Google en profitant du « social graph » du réseau, qui affiche toutes les connexions des usagers.

Le géant de la distribution Amazon et l’entreprise Microsoft, qui rachète Linkedin et ses 400 millions d’affiliés en 2016, se convertissent à leur tour à ces méthodes. Le « capitalisme de surveillance » se met en place.

Un de ses concepts centraux est, assure l’universitaire dans son essai, la notion de « surplus de comportement » : les Gafam, mais aussi les opérateurs de téléphonie comme AT&T ou les sociétés de l’Internet des objets et de la « smart city », ne se contentent pas de collecter les données d’usage et de service : ils intègrent dans les pages en réseaux et dans les machines intelligentes des dispositifs d’espionnage invisible. Ils repèrent ainsi, grâce aux algorithmes, nos habitudes les plus intimes. Ils reconnaissent nos voix et nos visages, décryptent nos émotions et étudient leur diffusion grâce à l’« affective computing » afin de capter « la totalité de l’expérience humaine en tant que matière première gratuite ».

Ces masses de données comportementales sont revendues comme des « produits de prévision » extrêmement lucratifs. « Vous n’êtes pas le produit, résume Shoshana Zuboff, vous êtes la carcasse abandonnée de l’éléphant traqué par des braconniers ! »

« Un contrat faustien »

La logique de cette traque mène à ce qu’elle appelle l’« instrumentarianism » (« l’instrumentalisation ») : la capacité de modeler les comportements en vue d’obtenir « des résultats rentables », voire d’« automatiser » les conduites.

« Il est devenu difficile d’échapper à ce projet de marché dont les tentacules s’étendent des innocents joueurs de Pokémon Go dirigés vers les bars et les magasins qui paient pour les attirer à l’impitoyable exploitation des profils Facebook à des fins d’orientation de comportement individuel » – et ce « en cliquant oui à l’achat de nouvelles chaussures de sport proposé après votre jogging du dimanche matin », ou en ciblant « votre vote de fin de semaine », comme on l’a vu pendant l’affaire Cambridge Analytica, la société de conseil dont le slogan proclame « Data drives all we do » (« Les données déterminent tout ce que nous faisons »). « Ils veulent notre âme, conclut Shoshana Zuboff. Nous avons signé avec eux un contrat faustien. »

Pour Shoshana Zuboff, ces critiques ne prennent pas en compte le fait que « la situation est sans précédent » dans l’histoire du capitalisme.

« Il n’était d’ailleurs pas inévitable », ajoute-elle, que nous passions des immenses possibilités offertes par le World Wide Web et les nouvelles technologies au capitalisme de surveillance. « Ce capitalisme va à l’encontre du rêve numérique primitif, explique-t-elle. Il supprime le contenu moral que le réseau possède par lui-même, il abolit le fait qu’être “connecté” est, d’une manière ou d’une autre, intrinsèquement prosocial, ou tend naturellement à la démocratisation du savoir. »

« Un coup d’Etat dicté par le marché »

Elle dénonce « un coup d’Etat dicté par le marché, dissimulé par un cheval de Troie technologique, annexant et espionnant l’expérience humaine, produisant une asymétrie jamais vue de connaissances, qui entrave les mécanismes normaux de défense de la démocratie ».

Comment le contrer ? Elle en parle peu dans son essai, mais elle dit ne pas croire à des lois antitrust qui démantèleraient les Gafam : « Cela ne ferait que multiplier le nombre d’entreprises développant la même stratégie. » Elle ne croit pas non plus qu’il faut militer pour la propriété des données : tout se joue, selon elle, sur « les surplus de données comportementales » extraites en permanence en secret.

Elle applaudit le règlement général sur la protection des données européen (RGPD) et défend les nouveaux moteurs de recherche cryptés comme Tor ; mais pour elle, ils ne font qu’écorner le pouvoir intrusif de Google.

Alors ? Nous ne savons pas encore quelles formes prendra la résistance, conclut-elle, mais les usagers et les travailleurs du digital feront, selon elle, comme « les classes pauvres du XIXe siècle », qui se sont organisées en syndicats et en associations pour combattre le capitalisme industriel, lui imposer des lois sociales, contenir l’exploitation forcenée et exiger un système politique représentatif et démocratique. S’agirait-il de la dernière utopie de Shoshana Zuboff ?

Le monde