Face à la frénésie pétrolière

La résistance s’organise en Grèce

Depuis 2014, 72 % des eaux et 13 % des terres de la Grèce sont destinées à la recherche et l’exploitation des hydrocarbures, bien souvent à l’insu des populations locales. Mais, avec l’aide d’associations environnementales, la résistance s’organise, notamment dans l’Épire.

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« C’est impossible que ça arrive pour de vrai. Non, je ne peux pas imaginer qu’il n’y ait plus d’arbres ici. Si les travaux se font vraiment, s’ils commencent à sortir du pétrole de la terre, nous les bloquerons. Nous n’avons pas le choix. » Costas, prof de maths à la retraite, nous dit ça tout en déchargeant d’énormes sacs d’engrais et de terre de sa voiture. Et, comme chaque jour, pose la même question à sa fille, qui gère le commerce : « Et les ouvriers de la prospection, on a eu des nouvelles aujourd’hui ? » Son visage est doux, son front cuivré luit sous le soleil. « Non rien. Je crois qu’ils ont été aperçus ce matin vers Zagori [un village voisin d’une trentaine de kilomètres], mais le maire est venu protester en personne, les ouvriers ont tout replié et sont partis. »

Difficile d’imaginer que leur village, Zitsa, petit bourg d’environ quatre-cents habitants perdu dans un massif montagneux de l’Épire, soit au cœur des appétits de grands groupes pétroliers. Et pourtant, le sous-sol de cette région du nord-ouest de la Grèce, la plus pauvre du pays, pourrait regorger d’hydrocarbures (pétrole, gaz et gaz de schiste). Tout comme un gros tiers du pays, à la fois dans les terres et en milieu marin. « Le gouvernement a ouvert tout l’ouest du pays aux compagnies pétrolières, il y en a pour des années, nous en sommes encore aux toutes premières phases », se désole Takis Grigoriou, chargé de mission chez Greenpeace Grèce. L’ONG, après un engagement historique contre l’extraction du lignite, a décidé de placer le pétrole au cœur de ses activités fin 2017. « C’est devenu clair qu’il fallait s’en soucier, que ça devenait un enjeu majeur. »

Vingt « blocs » ont été délimités comme on coupe un gâteau, le long de la côte occidentale, des Balkans à la Crète 

L’hypothèse de présence d’hydrocarbures dans les sous-sols de l’Épire n’est pas nouvelle. L’armée italienne fut la première à y mener des recherches durant la Seconde Guerre mondiale, avant qu’Athènes ne reprenne le flambeau dans les années 1960, puis 1980. Mais le paysage, difficile et escarpé, avait rendu les prospections infructueuses. Les récentes innovations technologiques, notamment le traitement des données sismiques, ont rebattu les cartes. La seule concession de Ioannina, qui couvre une partie de l’Épire, promet ainsi aujourd’hui de produire entre 3.000 et 10.000 barils par jour.

À en croire les déclarations en 2014 d’Antonis Samaras, alors Premier ministre (droite) : en 30 ans, pas moins de 150 milliards d’euros d’entrées fiscales pourraient bénéficier à la Grèce. Une manne pour un État qui peine toujours, neuf ans plus tard, à sortir son économie du marasme dans lequel l’a plongée la crise de la dette publique, qui lui a fait perdre près du tiers de son produit intérieur brut (PIB).

La suite est connue : 20 « blocs » ont été délimités comme on coupe un gâteau, le long de la côte occidentale, des Balkans à la Crète. Les sites en mer couvrent au total 58.000 km2, soit 72 % des eaux grecques. À terre, 17.000 km2 sont concernés, soit 13 % du territoire. Tous les blocs ont été attribués ou sont en cours d’attribution sous la forme de concessions de 25 ans. Au rendez-vous, deux compagnies nationales : Hellenic Petroleum et Energean. Mais aussi des grandes compagnies occidentales : Total, ExxonMobil, Repsol ou encore Edison, une filiale d’EDF.

Pour l’instant, au cœur des massifs épirotes, ni forage ni puits de pétrole, seulement la chaleur et les nuées de papillons. Pour apercevoir les travaux préparatoires, une seule solution : suivre les pistes. Costas, le vieux prof de maths, ne se fait pas prier. Petrus, son vieux copain, un ancien boulanger à Athènes, insiste pour nous accompagner. Il faut s’éloigner du village, quitter la route et ralentir l’allure sur les chemins rocailleux, s’enfoncer à pied dans le maquis escarpé, traverser les forêts de noyers et de châtaigniers. « Peu de gens viennent jusqu’ici. » La zone est reculée, à peine parcourue par les chasseurs, qui y traquent lièvres et sangliers. Difficile de comprendre comment les ouvriers peuvent l’atteindre.

Soudain, le vrombissement d’un hélicoptère se répand dans le ciel. À basse altitude, il hélitreuille des caisses volumineuses. « C’est comme ça qu’ils transportent leur matériel et tous leurs outils, certaines zones ne sont même pas accessibles par la route », précise Costas, visage tourné vers les cimes. Lorsqu’on lui demande comment il peut être sûr qu’il s’agit bien d’ouvriers de la compagnie pétrolière, il rit jaune. « Pourquoi y aurait-il un hélicoptère ici autrement ? » Son copain rigole à son tour.

Après un bon moment à crapahuter, le vieux professeur s’immobilise. Il pointe du doigt un petit ruban jaune qui flotte au vent, noué à la branche d’un arbuste. « C’est comme ça qu’ils balisent leurs chemins jusqu’aux zones où ils font leurs explosions. » Effectivement, tous les 20 mètres, un ruban conduit à un autre. À la fin du jeu de piste, des trouées artificielles autour desquelles la végétation a été arrachée. Au milieu, des sacs de sable couvrent les orifices qui ont servi à introduire des explosifs dans le sol. Depuis un an, des milliers de ces trouées clairsèment la région.

Les habitants des dizaines de hameaux dispersés dans le massif de l’Épire semblent parfois à peine au courant du destin qui a été négocié pour eux, à des centaines de kilomètres de là, à Athènes. C’est le cas de Stavros, originaire de Kalahori, patelin d’une quarantaine d’âmes. « J’ai découvert ce projet seulement fin 2016, en tombant sur un reportage sur Alpha [une télévision privée] qui vantait les aspects positifs de l’exploitation pétrolière de Prinos [l’ancienne et unique exploitation grecque, dans l’est du pays, exploitée depuis le début des années 1970]. La seconde partie du reportage, c’était mon village ! Tu imagines ? Il montrait les traces de pétrole qui remontent à la surface, près de la rivière. » Personne alors, dans les communautés locales, ne se soucie réellement du problème. C’est seulement l’année suivante, avec l’arrivée des premiers ouvriers et le lancement des recherches à l’automne 2017, que les locaux prennent conscience de la situation, sans n’avoir jamais vu l’esquisse d’une consultation publique.

La région abrite pourtant un des blocs à l’agenda le plus avancé. Le Parlement grec a ratifié le lancement des opérations dans la zone en octobre 2014. 4.187 km2 sont concernés, faisant craindre un désastre écologique d’ampleur. Pas moins de 20 espaces naturels protégés pourraient être touchés, rien que pour ce bloc. Deux autres sites, cette fois dans le Péloponnèse, inquiètent aussi les ONG : Katocolo (cinq millions de barils espérés) et le golfe de Patras (200 millions de barils espérés). « L’extraction pétrolière est un danger imminent. D’ici un an, ils auront fini les tests sismiques, ensuite ce sera le moment des premiers forages », dit Takis, de Greenpeace.

Aucun des partis politiques représentés à la Vouli (le Parlement grec) ne semble désireux de remettre en question cette frénésie pétrolière. Ni même la formation de gauche radicale Syriza, au pouvoir depuis 2015, qui s’était pourtant fait élire avec un programme ne laissant guère de place à l’extractivisme. « C’est une trahison inacceptable, ils étaient contre. Une trahison qui aura des conséquences désastreuses sur l’économie locale et l’environnement ! » dit Dimitris Ibrahim, engagé avec WWF. Et d’ajouter : « Les seuls qui nous soutiennent, c’est le MeRA25 et Varoufakis [le Front réaliste européen de la désobéissance, formation fondée en 2018 par l’ancien ministre des Finances du premier gouvernement Tsipras]. » Après avoir approché les 3 % aux élections européennes, la jeune formation pourrait espérer faire son entrée à la Vouli lors des élections anticipées le 7 juillet prochain.

« Il y a toujours eu ici un sens très fort de la communauté, de l’attachement à la terre » 

Au cœur des maquis, les communautés épirotes se sont faites à l’idée qu’il fallait s’organiser sans rien attendre de personne. En 2017, Lila, une habitante de la région lance le premier groupe Facebook dédié au sujet. Deux ans plus tard, Save Epirus compte plus de 16.000 membres des quatre coins du pays. « Il n’y avait aucune information pour les habitants. On a créé ce groupe pour informer et aussi pour s’organiser. C’est compliqué de se croiser ici, il n’y a pas forcement beaucoup de contacts entre les communautés », explique Lila. Âgée de 44 ans aujourd’hui, elle a quitté Athènes en 2007 pour se lancer dans les chambres d’hôtes. Comme elle, les jeunes de la capitale ou de Thessalonique, la deuxième ville la plus peuplée du pays, sont nombreux à envisager de s’installer dans le massif de l’Épire, reprenant parfois des terres familiales. Sans compter les retraités, comme Costas ou Petrus, qui reviennent au village pour leurs vieux jours. « Il y a un réseau de la diaspora épirote en Grèce. Il y a toujours eu ici un sens très fort de la communauté, de l’attachement à la terre. Les jeunes reviennent tous passer l’été dans leur village », nous confirme Anastasis, un jeune étudiant investi dans l’opposition au projet à Ioannina, chef-lieu de l’Épire adossée au lac Pamvotis. « Cette région fait office de laboratoire pour les industries pétrolières : si le projet parvient à être accepté ici, alors ils pourront le faire partout », analyse le jeune homme.

Dans les villes d’Athènes, de Thessalonique ou encore de Ioannina, les milieux militants et écologistes grecs se sont rapidement mobilisés. L’Alimura, centre social autogéré au cœur de la petite capitale régionale, accueille chaque semaine depuis février 2018 une assemblée ouverte. Jusqu’à 60 ou 70 personnes font parfois le déplacement, parfois de communes éloignées. Un rôle de relais essentiel, mais que Dimitris Ibrahim, de la WWF, veut nuancer : « Ils [les réseaux anarchistes et antiautoritaires grecs] sont très actifs, ils ont des réseaux très développés, mais ils ne touchent pas tout le monde, les Grecs ne s’y retrouvent pas forcement. »

Les petits villages semblent en tous cas mobiliser au-delà de leurs maquis. Les premières manifestations organisées à Ioannina ont fait le plein de soutiens. Plus de 2.000 personnes défilaient en mai 2018 dans le chef-lieu de l’Épire, qui ne compte que 65.000 habitants. Puis, à nouveau en juin 2019. Un exploit sans le soutien d’un parti politique. La manifestation organisée à Athènes, en février, n’a en revanche rassemblé que quelques centaines de personnes. « Ils doivent prendre conscience que ce problème nous concerne tous, il faut que tout le monde se rende compte et se mobilise », dit Lila.

« Tout le monde est d’accord pour travailler ensemble. On se structure peu à peu » 

Des réunions publiques et des assemblées se multiplient un peu partout sur les territoires concernés. L’idée émerge d’une grande coordination de toutes les assemblées contre les exploitations pétrolières de Grèce pour le mois de septembre. Un mouvement vu avec enthousiasme par les ONG. « Bien sûr que nous y participerons, si nous avons la chance d’être invités. Mais ce sont des mouvements citoyens, portés par des collectifs très divers, cela n’a rien à voir avec nos structures, notamment en matière d’organisation, il ne faut pas tout mélanger », dit le chargé de mission de la WWF.

Bien qu’elles tiennent à s’afficher en retrait, les organisations Greenpeace et WWF demeurent très actives et cherchent à faire décoller le mouvement. Samedi 22 juin, 13 délégations de dix différentes zones promises à l’exploitation d’hydrocarbures se sont ainsi rendues à bord du mythique Rainbow Warrior afin de tenter de coordonner les différents collectifs. « Je pense que c’était un succès, tout le monde est d’accord pour travailler ensemble. On se structure peu à peu. Maintenant, comment trouver des idées concrètes rapidement ? » résume Takis, chargé de mission de Greenpeace.

Les deux organisations ont aussi essayé d’emmener la bataille sur le terrain juridique, sans guère de garantie de succès. Deux recours déposés par les ONG sont en cours d’examen par les plus hautes institutions du pays. L’un a été lancé en 2018 et concerne le bloc de Ioannina, l’autre, cette année, pour le bloc marin au sud-ouest de la Crète. À chaque fois, les organisations mettent en cause des infractions à la législation existante sur les études des conséquences environnementales. Les décisions sont attendues pour la rentrée. Ni le ministère grec de l’Environnement et de l’Énergie ni l’entreprise Repsol, qui gère les recherches dans le bloc de Ioannina, n’ont pas pour l’instant donné suite à nos sollicitations.

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