Drones tueurs au Mali

Chronique d’un débat confisqué

Au Mali, la France vient de procéder à sa première frappe en opération à l’aide d’un drone armé. Préalablement, on a pris soin d’anesthésier l’opinion publique et d’éviter un débat de société.

C’est à l’été 2013, après le déclenchement de l’opération Serval, que la décision est prise de faire l’acquisition de drones MALE (moyenne altitude longue endurance) Reaper auprès des Américains, le projet de francisation d’une technologie israélienne n’ayant pas donné satisfaction. La loi de programmation militaire 2014-2019 entérine l’acquisition progressive de 12 engins (24 prévus d’ici 2030), mais uniquement pour des missions de renseignement, nous (r)assure-t-on. Le premier bombardement par un drone armé en opération vient d’avoir lieu le 21 décembre dernier, dans la région centre du Mali. Entre les deux, la décision d’armer les drones présents au Sahel dans le cadre de l’opération Barkhane avait été annoncée officiellement en septembre 2017. « On sentait l’opinion mûre pour une telle décision », expliquait alors un conseiller de la ministre des Armées Florence Parly (La Voix du nord, 06/09/2017).

L’opinion, ça se travaille…

Un article du journal en ligne Basta ! rendait compte des premières étapes de cette préparation de l’opinion (09/12/2014). En 2013, Le Drian, alors ministre de la Défense, justifiait dans une tribune (Les Échos, 31/05/2013) l’acquisition des drones Reaper et évoquait déjà en conclusion les « drones de combat qui, à l’horizon 2030, viendront compléter, voire remplacer nos flottes d’avions de chasse ». Dans le même temps, une étude du ministère de la Défense était réalisée en partenariat avec l’Institut de relations internationale et stratégique (Iris) sur les « Aspects juridiques et éthiques des frappes à distance sur cibles humaines stratégiques », qui paraît en mars 2014. L’étude s’intéresse notamment « au niveau d’acceptabilité de ce type d’action » dans la population, ou plus exactement chez les « prescripteurs d’opinion » (partis politiques, médias, ONG…), car « le sujet est sans doute trop sensible pour prendre le risque d’aller recueillir les appréciations auprès d’un échantillon massif de citoyens sans déclencher des réactions éventuellement hostiles ». « N’ouvrons surtout pas le débat » avant d’avoir acquis les drones, recommandait dans la foulée le délégué général pour l’armement, Laurent Collet-Billon aux sénateurs (audition du 14/10/2014). Un an plus tard devant les députés, Le Drian se contente d’un : « la question reste posée. Je n’en dirai pas plus » (audition du 21/10/2015). Transparence, quand tu nous tiens…

La GWOT fait peur

Si les autorités marchent alors sur des œufs, c’est bien évidemment en raison du précédent étasunien. Depuis le lancement de la Global War On Terror par George Bush, le recours aux drones tueurs (« reaper » signifie « faucheuse » ) n’a cessé d’être amplifié par Obama puis par Trump, pour des assassinats ciblés à grande échelle sur le territoire d’autres États : en Afghanistan, au Pakistan, au Yémen, en Somalie, en Libye… Le site d’investigation The intercept, a, en 2015, levé une partie du voile sur ce programme mené dans la plus grande opacité concernant les critères de sélection des cibles, l’identité ou le nombre des victimes (« The drone papers », 15/10/2015). « Sur une période de cinq mois en Afghanistan, le site conclut que neuf personnes tuées sur dix n’étaient pas les cibles des frappes ». (LeMonde.fr, 17/10) Autre constat : « Les frappes réalisées par drone dans la région ont été beaucoup plus meurtrières pour les civils que les bombardements de l’aviation ». « Il semble évident que les opérations que les forces armées françaises pourraient mener à l’avenir avec des outils similaires, risquent d’être assimilées à celles des États-Unis par nombre de médias et de citoyens et frappées du même opprobre », prévenait déjà le rapport de l’Iris, à moins que « les armées ne mettent pas en place un certain nombre de mesures d’accompagnement de leur action. »

Méchants Américains, gentils Français

Un rapport du Sénat (n°559, 23/05/2017) a précédé – et surtout justifié – l’annonce officielle de l’armement des drones. Il formulait une liste de préconisations en matière de communication pour se démarquer « des pratiques qui ne seraient en aucun cas celles des forces françaises engagées en opérations extérieures ». Ces recommandations seront mises en musique en 2017 et répétées en 2019 par la ministre des Armées comme par la plupart des médias : tout d’abord, l’utilisation de drone armé n’entraînera aucun changement de doctrine ni aucune modification des règles d’engagement et restera conforme au droit international. Les neutralisations ciblées étaient en effet déjà pratiquées par d’autres moyens (et notamment les bombardements aériens). Mais la propension des autorités politiques et militaires, depuis plusieurs années, à reprendre à leur compte la rhétorique et les impératifs de la guerre contre le terrorisme, et à justifier les mesures d’exception, n’invite pas à l’optimisme en matière de nouvelles dérives. On nous explique également, que, contrairement aux Américains, les tirs seront réalisés par des militaires présents sur le théâtre des opérations et non depuis la France, pour éviter les risques liés à l’effet désinhibiteur de la distance et à une réalité perçue comme de plus en plus virtuelle. Cela suffira-t-il vraiment ? Enfin l’évolution actuelle n’aurait strictement rien à voir avec la problématique des robots tueurs, les systèmes d’armes autonomes létaux (SALA), puisque les ordres de tir restent sous contrôle humain. Pour combien de temps ? L’industrie militaire française ne se tient bien évidemment pas à l’écart des recherches en matière d’utilisation de l’intelligence artificielle et d’automatisation des armes sur le champ de bataille. Mais n’en discutons pas, l’opinion n’est pas mûre…

Des oublis ?

Étrangement, deux timides recommandations du rapport des sénateurs sont passées à la trappe. « La question de l’armement des drones pourrait faire l’objet d’un débat au Parlement », estimaient naïvement les élus. Et en matière « d’éventuel dommage collatéral » causé par un drone armé, il faudrait, si celui-ci est « d’ampleur », et si cela ne nuit pas aux « considérations opérationnelles », rendre « publics les résultats des investigations menées ». Mais à quoi bon manifester une telle audace politique : si les investigations sont menées par les militaires eux-mêmes, l’expérience montre qu’on en connaît le résultat par avance…

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