Crise sanitaire, amateurisme politique

Article écrit le 15 mars

À peine les résultats du premier tour des municipales prononcés, l’exécutif a fait savoir qu’il réfléchissait à reporter le second. Depuis trois jours, le pouvoir n’en finit pas de renforcer les mesures de confinement, sur la base des recommandations d’un conseil scientifique créé sur le tard. Sans avoir anticipé la crise politique qui accompagne désormais la crise sanitaire.

 Les informations arrivent de tous les côtés. Elles varient heure après heure, au gré des échanges des uns et des autres. Dimanche 15 mars, au lendemain de l’annonce, par le premier ministre, d’un renforcement des mesures de confinement visant à freiner l’épidémie de coronavirus, l’exécutif a passé la journée à observer la tenue du premier tour des municipales, dans une ambiance anxiogène.

Logiquement, le scrutin a enregistré des taux d’abstention records. Et suscité de nombreuses interrogations : pour quelles raisons le pouvoir a-t-il décidé de maintenir l’élection alors que la France est désormais passée au stade 3 de la gestion de la crise sanitaire ? Comment expliquer aux personnes âgées de plus de 70 ans, à qui Emmanuel Macron a demandé « de rester autant que possible à leur domicile », qu’elles pouvaient en revanche se rendre aux urnes sans crainte ?

Ces questions ont été soulevées par une grande partie de la classe politique. Après la déclaration d’Édouard Philippe, près de la moitié des présidents de région, dont Xavier Bertrand (Hauts-de-France) et Valérie Pécresse (Île-de-France), ont demandé au même moment un report des municipales. Le président Les Républicains (LR) du Sénat Gérard Larcher, qui s’y était opposé avant l’allocution du chef de l’État jeudi soir, a lui aussi changé d’avis.

 « Si jeudi après-midi, on nous avait dit qu’on passerait avant dimanche au stade 3 de l’épidémie et que le premier ministre allait annoncer les mesures officialisées samedi, nous n’aurions certainement pas appuyé en faveur du maintien du scrutin », a expliqué son entourage dans les colonnes du Parisien. « Depuis jeudi, nous n’avons été ni informés ni consultés sur les choix stratégiques du gouvernement ou le report des élections », a également dénoncé le premier secrétaire du Parti socialiste (PS) Olivier Faure.

Des propos aussitôt attaqués par les membres de la majorité, qui ont pointé d’une seule voix, celle des éléments de langage, le double discours de l’opposition. « Quelle tartufferie ! Les mêmes qui demandent le report à quelques heures de l’ouverture des bureaux de vote étaient soit courageusement silencieux il y a 48 h, soit hurlaient à la manipulation électorale quand le report était envisagé », s’est agacée la députée La République en marche (LREM) Aurore Bergé sur Twitter.

Malgré les précautions sanitaires prévues pour rassurer ceux qui souhaitaient se rendre aux urnes, des membres du personnel soignant ont tout de même appelé les électeurs à rester chez eux. C’est notamment le cas du médecin Rémi Salomon, président de la commission médicale d’établissement de l’AP-HP, qui a estimé qu’il fallait « dès maintenant appliquer le confinement maximum ». Dès samedi, dans une tribune publiée sur Atlantico, une quinzaine de médecins demandait au président de la République un report du scrutin.

Cependant, en sortant de son bureau de vote du Touquet (Pas-de-Calais) dimanche midi, ce dernier a de nouveau assuré qu’il était « légitime, notre comité scientifique nous l’a redit hier, de pouvoir sortir pour aller voter en prenant les précautions d’usage ». « On va continuer à aller faire ses courses, donc il était légitime de pouvoir sortir pour aller voter », a-t-il insisté, en se disant le « garant de la sécurité, de la santé de nos concitoyens, mais également de la vie démocratique de notre pays ».

Mais le renforcement des mesures de confinement, décidé en l’espace de 48 heures, et le changement de tonalité au plus haut niveau de l’État restent parfaitement incompréhensibles. Et ce d’autant plus que de hauts responsables de la majorité, comme le président du MoDem François Bayrou, ont fait savoir qu’ils étaient contre le maintien du scrutin dès jeudi. Derrière cette situation, certains décèlent même des dissensions entre les deux têtes de l’exécutif.

« Il y a de la friture sur la ligne », croit savoir un conseiller ministériel. « C’est toujours la même rengaine, balaie un proche du premier ministre. Ces décisions, ils les prennent à deux. Ils se sont interrogés ensemble et ont posé la question aux experts scientifiques. Et ils ont donc décidé de maintenir. » Ce faisant, le pouvoir s’est tout de même placé dans une situation périlleuse, puisque de l’avis de tous, il n’est désormais plus certain que le second tour puisse être organisé, dimanche prochain.

En milieu de journée, un ministre confirmait à Mediapart que « toutes les options étaient ouvertes », soulignant néanmoins que la participation était « très solide » et les mesures de protection, « très respectées ». Alors que le nombre de personnes contaminées ne cesse de s’accroître, il est toutefois acquis que le sujet va être réévalué avec les autorités sanitaires dans les heures qui viennent. Les représentants des forces politiques seront également consultés, comme l’a indiqué Édouard Philippe, dimanche soir.

Un nouveau conseil de défense se tient ce lundi et Emmanuel Macron a d’ores et déjà annoncé qu’il s’exprimerait le soir même, à 20 heures. Beaucoup parient sur l’annonce de mesures de confinement encore plus drastiques, mais au sein de l’exécutif, on assure que rien n’est décidé à cette heure. « S’il y a détérioration de la situation sanitaire, ça doit l’emporter sur toutes les autres considérations », a affirmé le ministre de l’économie Bruno Le Maire sur France 2. Avant d’ajouter : « La situation se détériore pour nos compatriotes. »

« Le virus est invisible, il circule vite »

Toute la journée de dimanche, des photos de marchés et de parcs parisiens bondés ont circulé sur les réseaux sociaux, assorties du hashtag #Irresponsables. Pour bon nombre de responsables politiques, elles prouvent que les Français n’ont pas encore pris la mesure de la crise sanitaire, et des grandes difficultés que le non-respect de la « distanciation sociale » va poser pour le personnel hospitalier, qui n’en finit pas d’alerter sur le risque de saturation.

« J’ai vu aujourd’hui des grands-parents joyeux avec leurs petits-enfants, de belles images, il fait beau, mais je peux vous dire que le virus est invisible, il circule vite, il menace la vie des gens, je vous en conjure… », a supplié dimanche soir, sur France 2, le ministre des solidarités et de la santé Olivier Véran, qui a également indiqué que le bilan de l’épidémie en France s’élevait désormais à 127 morts, soit 38 de plus que samedi, et 5 423 cas de contamination confirmés depuis le mois de janvier.

Dans un tel contexte, la tenue du second tour des municipales est plus qu’hypothétique. La procédure de report – et donc de prolongation du mandat des actuels conseillers municipaux – nécessite l’adoption d’un projet de loi, et donc un passage devant le Conseil d’État, le conseil des ministres, suivi d’un dépôt sur le bureau des deux Chambres parlementaires, etc. En attendant, le président de la République peut choisir de repousser l’échéance par voie de décret.

Pour le constitutionnaliste Didier Maus, le report du second tour rendrait le premier caduc et obligerait les électeurs à revoter pour les deux. « Une élection à deux tours, c’est un ensemble », rappelle-t-il, en soulignant toutefois que les personnes élues dès dimanche pourraient le rester. « Il y a certes un principe d’égalité, mais on peut aussi tenir compte des circonstances exceptionnelles… » « Ceux élus ce soir devraient conserver le bénéfice de leur élection », a également commenté son confrère Jean-Philippe Derosier, professeur de droit public à l’Université Lille-II.

En tout état de cause, la situation paraît ubuesque. D’autant plus que si la décision avait été prise il y a dix jours, « il n’y aurait eu aucun problème », glisse Didier Maus. Mais il y a dix jours, « ce n’était pas une question », assure un ministre. Du côté de l’exécutif, on explique en effet que, depuis le début de la crise, tous les choix sont soumis aux experts scientifiques, dont les recommandations servent de boussole. Sauf qu’au-delà de la crise sanitaire, ces derniers sont incapables de répondre aux questions de gouvernance politique qu’elle pose.

S’il pouvait difficilement anticiper l’évolution de l’épidémie, sur laquelle les médecins eux-mêmes ont des avis divergents, le pouvoir aurait pu en revanche devancer les problèmes démocratiques qu’elle allait engendrer. Or il ne l’a pas fait. Pourtant, dès la fin du mois de janvier, l’ancienne ministre des solidarités et de la santé Agnès Buzyn, désormais candidate LREM à Paris, où elle a remplacé Benjamin Griveaux, laissait entendre à certains de ses collègues qu’il serait sans doute difficile de maintenir les municipales.

Au cours des premières semaines, et malgré la menace épidémique, l’exécutif a continué à faire des choix politiques qui ont décontenancé bien au-delà du secteur hospitalier : changer de ministre en pleine crise pour de pures raisons politiciennes ; profiter d’un conseil des ministres exceptionnel, initialement consacré à la seule gestion du coronavirus, pour dégainer l’article 49-3 de la Constitution permettant au gouvernement de faire passer sa réforme des retraites sans vote…

Une nouvelle fois, le pouvoir navigue à vue. Comme le reste du monde, si l’on en croit le ministre de l’éducation nationale Jean-Michel Blanquer. Depuis l’allocution d’Emmanuel Macron, les décisions sont prises au compte-gouttes, sur la base des recommandations d’un conseil scientifique formé sur le tard – ses 11 membres ont tenu leur première réunion la veille de l’expression présidentielle. « Notre doctrine est de suivre leurs conseils au jour le jour », explique un proche du chef de l’État, qui souligne par ailleurs que la communauté scientifique elle-même découvre le virus, et qu’elle n’est pas homogène sur le sujet.

L’anthropologue Lætitia Atlani-Duault, qui a rejoint la petite équipe de spécialistes, le reconnaît dans L’Opinion : « L’essentiel, c’est que les responsables politiques puissent décider en toute conscience. À nous de les informer de ce que nous savons. Et de ce que nous ne savons pas », dit-elle. Cette façon de procéder a toutefois suscité de vives critiques en matière de transparence, notamment depuis la publication, dans Le Monde, de simulations alarmantes établies par les épidémiologistes qui conseillent l’Élysée.

Selon le quotidien, le gouvernement devrait présenter lundi une première synthèse de leurs travaux, tels qu’ils ont été exposés samedi au premier ministre. « Il y aura désormais un document publié après chaque réunion, reprenant les conclusions des membres du conseil scientifique », précise même un conseiller présidentiel. La propagation de l’épidémie en France comme en Europe est telle qu’elle a toutes les chances, de l’avis de plusieurs interlocuteurs, d’entraîner des décisions bien plus importantes que celle de maintenir ou non un scrutin.

mediapart

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