Covid-19(84)

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« Les honnêtes gens ne disent rien, car ils ne voient rien. Et s’ils ne voient rien, en fin de compte, ce n’est pas faute d’avoir des yeux, mais, précisément, faute d’imagination2 »,

Simon Leys

Maintenant que cette épidémie de coronavirus a pris ses quartiers dans nos existences — et pour combien de temps encore ? —, je constate qu’il y a globalement deux façons de réagir dans la population. La première est de s’en tenir strictement à l’aspect sanitaire, qui en se contentant paresseusement d’écouter la parole experte dans les médias (Emmanuel André, Yves Van Laethem, Yves Coppieters, Michel Goldman, Marc Van Ranst en Belgique, Jean- François Delfraissy et Gilles Pialoux en France, etc.), qui en prenant la peine de se documenter, la plupart du temps sur la Toile, pour comprendre les enjeux en matière de santé, que ce soit les traitements (comme la chloroquine), le vaccin, ainsi que l’utilité présumée du masque, des gestes-barrières et du confinement. « Il ne faut pas croire tout ce que tu lis sur Internet ! », m’a-t-on déjà lancé dans mon entourage, avec l’évidence du bon sens (pourtant, je n’ai jamais prétendu que je « croyais » tout ce que je voyais sur Internet, loin de là !). À y regarder de plus près, cette évidence est fausse. Car remarquons que le web est une source potentiellement plus fiable que les médias traditionnels (surtout audiovisuels) qui servent la soupe à la caste médico-politique depuis des mois. Autrement dit, on peut s’abrutir sur la Toile, puisque tout s’y trouve, du meilleur au pire ; mais on s’abrutira à coup sûr en regardant les journaux télévisés, avec leur décompte quotidien des morts qui n’aurait d’autre but que d’entretenir un climat anxiogène propre à anéantir toute pensée rationnelle et cohérente.

Une seconde façon de réagir, bien plus essentielle pour tenter de sauver ce qui reste de l’État de droit et de la démocratie, est d’observer et de se focaliser sur l’exploitation (bio)politique des événements. Reprenons ici cette vieille scie proverbiale chinoise : « Quand le sage montre la lune… ». Et là, nous voyons que les craintes exprimées depuis un certain temps par plusieurs philosophes, penseurs3 et militants sont en train de devenir réalité. Pour le moins, les États, main dans la main avec Big Pharma et High Tech, profitent-ils de l’occasion du Covid-19 pour faire avancer ce qui se trouvait déjà dans leur agenda depuis un certain temps, quand ils ne forcent pas les choses. C’est la stratégie du choc, le

néolibéralisme4 n’ayant pas dit son dernier mot. Exemple emblématique, la numérisation de toute la société, puisque le « sans contact » est présenté comme une chance de plus d’éviter la contamination. Voyons-y plutôt une médiocre idéologie de rechange pour « derniers hommes » nietzschéens obsédés par la simple survie de leur corps biologique. Alors vivement les robots, pas de danger avec eux ! Ils nous serviront, nous feront la conversation, nous instruiront, comprendront nos sentiments et états d’âme et même pourront nous rendre des services sexuels. Bref, ils ne nous feront jamais aucun mal. Grâce au Covid-19, les hérauts de la haute technologie exultent et toutes les Silicon Valleys du monde se frottent les mains ! La tyrannie technologique vient de faire un bond qualitatif et quantitatif, et à ce sujet un mauvais esprit comme moi ne peut s’empêcher de dénoncer le double langage des gouvernements. Du manque de masques et de tests au début de l’épidémie, ils ont donné comme raison des difficultés techniques d’approvisionnement. Tiens, donc… Dans le même temps, les forces de l’ordre n’ont, elles, apparemment rencontré aucun obstacle, ni technique, ni financier, ni administratif, ni légal pour s’équiper rapidement de la quincaillerie dernier cri de la surveillance de masse, dont le drone est l’élément le plus visible, puisqu’il nous poursuit ou vient nous narguer jusque devant notre balcon, si nous habitons dans un immeuble à façade sur la rue. Il nous donne des ordres, nous menace, nous filme, nous enregistre, prend notre température et perçoit même notre présence à l’intérieur de nos habitations grâce à leur fonction de reconnaissance thermique. D’autres fonctionnalités ne cesseront de s’ajouter dans le futur, car c’est le progrès, paraît-il, et on ne peut toujours pas le discuter et encore moins l’arrêter.

Après le « Sortez couvert » des années 1980/90, le « Sortez masqué »

Contrairement au préservatif, le masque est essentiellement une politique5 et accessoirement une mesure sanitaire, dont l’efficacité en toutes circonstances reste à prouver. Il a une pseudo-fonction hygiénique avouée, martelée par les médecins, les politiques et les médias, qui est de nous protéger les uns des autres, comme d’ailleurs le préservatif ; il a aussi deux fonctions politiques inavouées. Primo, vérifier jusqu’où les électeurs-consommateurs sont capables de se soumettre. Constatons que même dans la rue ils font preuve d’un stoïcisme auquel on ne s’attendait pas de leur part, à supporter leur masque dans des conditions caniculaires ; ils sont certes stoïques dans l’obéissance, mais essayez d’obtenir d’eux l’effort et le courage de désobéir, ils vous tourneront de suite le dos et certains vous donneront pour toute réponse un bras d’honneur6 ! Secundo, les préparer psychologiquement à accepter le vaccin sans broncher, avec soulagement, voire avec enthousiasme. « Vous pourrez enlever votre masque lorsque vous serez vacciné », nous expliquera bientôt Sophie Wilmès, avec son maternalisme, son ton docte et en détachant chaque syllabe pour que la populace comprenne bien le message. Une polémique secoue actuellement la société belge à propos de l’obligation du masque, avec son lot d’invectives sur les réseaux asociaux, mais aussi dans l’espace public, les pro-masques traitant les antimasques d’irresponsables-égoïstes-complotistes, les comparant à ceux qui dans les années 1970 refusèrent de mettre la ceinture de sécurité, ou plus récemment à ceux qui persistèrent à griller des clopes dans les cafés et restaurants après l’interdiction d’y fumer.

Les anti, eux, traitent les pro de moutons, de flippés, de poltrons ou de zombies à muselière complices de la dictature. Une fausse bonne réaction, assez courante, est d’ignorer, de relativiser ou encore de renvoyer dos à dos les pro et les anti-masques. Tout cela ne fait pas avancer le débat, car la vérité doit bien se trouver quelque part, et rien ne dit qu’elle se trouverait dans le « juste milieu », comme l’avait déjà fait remarquer Roland Barthes dans les années 1950. Quand se posera concrètement la question de la vaccination, je crains que les tensions ne s’exacerbent encore davantage, nous risquons alors de nous entre-tuer, symboliquement !

Finalement, qui décide ?

Nous nous retrouvons dans une configuration compliquée de pouvoirs entrecroisés. Jusqu’il y a peu, les citoyens se plaignaient de décideurs politiques de moins en moins décideurs, puisqu’ils laissaient apparemment les importantes décisions d’orientation de la société aux bons soins du secteur privé, lequel ne se privait pas de multiplier les grands travaux nuisibles et imposés. Or avec le coronavirus, la classe politique s’est réveillée et semble avoir repris les rênes du coche, au grand soulagement du peuple belge voyant maintenant en sa Première ministre une leader à la fois solide et compassionnelle qui, conséquemment, caracole dans les sondages d’opinions. Semble, car les experts — infectiologues, virologues, immunologues, épidémiologistes et autres urgentistes — se sont aussi senti pousser des ailes et sortent parfois de leur rôle scientifique, par exemple quand Van Ranst en Belgique et Pialoux en France souhaitent voir advenir une « culture du masque », au moins jusqu’à l’arrivée d’un vaccin. Les médecins n’hésitent pas non plus à jouer sur la corde culpabilisatrice et affective : « Vous les anti-masques, si vous aviez fait une petite visite dans les services de soins intensifs au printemps dernier, vous ne tiendriez pas la même position aujourd’hui ! 7 ». Ils aiment apparaître comme des esprits libres, mais dans quelle mesure sont-ils aussi indépendants du politique qu’ils le prétendent ? La démocratie libérale, à propos de laquelle on avait déjà des griefs, devrait-elle céder la place à une « démocratie sanitaire » où la communauté des soignants exercerait un pouvoir politique semi-occulte, tantôt par l’expertise scientifique (à la tête), tantôt par le chantage à la pénibilité de la tâche (à la base) ? Avec le plus grand respect que j’ai pour leur engagement, et même leur héroïsme au plus fort de l’épidémie, je ne leur reconnais pas le droit de dicter la conduite au reste de la société, et certainement pas au nom du risque zéro8. Plus discrets sont les acteurs du privé qui parfois donnent leur point de vue dans les médias9, ou sont intégrés dans les commissions — tel Johnny Thijs, administrateur d’Electrabel, au GEES — pour équilibrer les effectifs en vue d’atteindre une prétendue intelligence collective. Quatrième acteur, les médias audiovisuels, dont il serait aisé d’accumuler les preuves de leur duplicité et de leur servilité envers les gouvernements10. Face à cette quadruple coalition, reste la société civile pour faire front. Jusqu’à présent, le petit moustique citoyen a administré quelques piqûres au dos de l’éléphant médico-politico-médiatique… Il n’a certainement pas dit son dernier mot.

De la société disciplinaire à la société de contrainte

Michel Foucault a bien décrit la société disciplinaire, née avec la modernité. L’État, en tant que bras droit du Capital, encadrait l’usage du temps des individus et intervenait sur leurs corps pour les discipliner, via l’école, l’usine, la prison, l’hôpital, l’asile. Son comparse Gilles Deleuze enchaînait avec la société de contrôle, destinée à en prendre la relève dès la seconde moitié du XXe siècle. Cette fois, les dispositifs de pouvoir se font plus discrets et misent sur l’adhésion volontaire des individus. Ce sont les prémisses du soft power à l’anglosaxonne.

Selon Naomi Klein, cette société de contrôle est toujours d’actualité, mais Pièces et Main d’oeuvre proposent une nouvelle appellation à mon sens plus pertinente, la société de contrainte, qu’ils avaient décelée en 2011 : « Rien, sur cette planète intelligente, ne vivra hors réseau, et cette fusion imposée, tyrannique, entre les mondes physiques et numériques, entre la réalité et son double virtuel nous fait entrer dans la société de contrainte11 ». Pour y entrer le plus aisément possible, encore fallait-il trouver une raison acceptable par tous. Ce fut la santé. Qui ne voudrait vivre en bonne santé le plus longtemps possible ? La doctrine hygiéniste a rapidement conquis les coeurs et les têtes, entre autres par l’action vigoureuse de l’OMS, « la médecine est la vaseline qui fait passer le suppositoire de l’artificialisation sans limite12 », comme l’indique Olivier Rey. En son nom, on vaccinera toute la population selon de nouvelles méthodes dont nous avons tout à craindre, on déploiera les téléconsultations, on développera la médecine méliorative (pour les riches) qui ouvrira les portes de l’ère posthumaniste. Un autre scénario est possible, me rétorqueront les optimistes de la volonté, mais celui-ci est très probable au vu des événements récents. Le pessimiste de la raison que je suis aimerait se tromper.

 

Bernard Legros ; pour.press

 

NOTES

  1. Cette allusion au célèbre roman de George Orwell est large, car celui-ci n’avait pas tout prévu, comme par exemple Internet et sa capacité à fonctionner sur le désir en le dopant.
  1. Simon Leys, Orwell ou l’horreur de la politique, Plon, 2006, p. 32.
  2. Entre autres, Naomi Klein, Michel Weber, Grégoire Chamayou, Marc Weinstein, François Cusset, Giorgio Agamben, Raffaele Simone et André Comte-Sponville.
  1. Pour être plus précis, le néolibéralisme actuel se transforme à la fois sous la pression du mercantilisme (retour de la puissance des États) et de l’économie « verte », projet mis sur les rails à Rio + 20 en 2012.
  1. Cf. Philippe Godard, « Politique du masque » sur

Politique du masque

  1. Toujours plus facile à faire à un alter ego qu’à un policier !
  2. Gilles Pialoux, sur France-Inter, le 17 août 2020 (retranscription libre).
  3. Une fois n’est pas coutume, il y a une petite perle dans Le Soir du 17 août. Dans « Crise du Covid-19 : la tyrannie du risque zéro », Olivier Servais et François Gemenne écrivent : « Chacun n’est plus lié aux objectifs communs que par les injonctions fortes du pouvoir sanitaire : “faire société” est devenu obsolète ». L’édition du 20 août soulève à nouveau des questions intéressantes.
  1. Tel Eric Schmidt, PDG de Google, dans le Wall Street Journal à propos de l’école numérique : « Nous devrions également accélérer la tendance à l’apprentissage à distance, qui est testé aujourd’hui comme jamais auparavant. »
  1. Quant à la grande presse quotidienne et hebdomadaire, elle est capable du pire (le plus souvent) et du meilleur (bien trop rarement).
  1. Frédéric Gaillard & Pièce et Main d’oeuvre, L’industrie de la contrainte, L’Échappée, 2011, p. 23.
  1. Olivier Rey, Une question de taille, Stock, 2014, p. 227.