La cabane de Thoreau

Thoreau, le précurseur de la désobéissance civile

Contrairement aux idées reçues, le socialisme n’a pas toujours été aveuglément productiviste. Une longue histoire relie le mouvement d’émancipation sociale avec l’écologie. Retour sur ces prophètes oubliés de l’écologie politique en cinq portraits..

Ce jour froid de 2005, José Bové prend la pose devant une porte en bois, pipe en main et large sourire aux lèvres, comme s’il avait touché au but d’un long pèlerinage. Nous ne sommes pas à Saint-Jacques de Compostelle, mais quelque part en Nouvelle-Angleterre. La porte derrière lui est celle d’une petite bâtisse en bois avec une cheminée de briques. La cabane de Walden Pond (l’étang Walden, du nom du lac qui occupe les lieux), malgré ses dimensions modestes, est aussi célèbre chez les écologistes que la grotte de Bethléem pour les chrétiens.

Cent cinquante ans plus tôt, un jeune homme nommé Henry David Thoreau vint y vivre seul. « Vers la fin de mars 1845, écrit-il, j’empruntai une hache et m’en allai dans les bois, près de l’étang de Walden, près de l’endroit où j’avais l’intention de bâtir ma maison, et commençai à abattre quelques sapins blancs à la cime élevée en forme de flèche. »

A 28 ans, l’ancien étudiant brillant de Harvard et enseignant au chômage, Henry Thoreau cherche le sens de sa vie : « Je m’en allais dans les bois parce que je voulais vivre sans hâte, faire face seulement aux faits essentiels de la vie, découvrir ce qu’elle avait à m’enseigner, afin de ne pas m’apercevoir, à l’heure de ma mort, que je n’avais pas vécu », raconte-t-il.

Walden ou la vie dans les bois

N’imaginez pas l’auteur de ces lignes en Siméon le Stylite (390-459 ap. JC), dans le désert ravitaillé par les corbeaux. Walden Pond est à moins de deux kilomètres de Concord, petite cité du Massachusetts qui a vu naître Thoreau et où sa famille possède une fabrique de crayons.

Le terrain est d’ailleurs la propriété de son ami et mentor Ralph Waldo Emerson, philosophe fondateur du transcendantalisme aux Etats-Unis, un courant de pensée que d’aucuns estiment être l’équivalent américain du romantisme allemand. Dans l’éloge funèbre de son ami, Emerson décrivit son existence : « Il ne mangeait pas de viande ; il ne buvait pas de vin ; il n’usa pas de tabac et, en outre, bien qu’étant un naturaliste, il ne fit pas usage de pièges ou d’armes. Il décida sagement, en tout cas pour lui-même, d’être un célibataire de la pensée et de la nature. »1 « Cela ne l’empêchait pas d’apprécier la tarte aux myrtilles de sa tante », nuance Michel Onfray2

De ces deux ans, deux mois et deux jours de réclusion relative, Thoreau tira un livre, Walden ou la vie dans les bois.

Walden est à la fois le premier des nature writing, un genre littéraire proprement américain promis à une longue prospérité, et un manifeste contre l’œuvre destructrice des hommes envers la nature,

que l’habitant de l’Est des Etats-Unis pouvait constater dans son paysage quotidien dès le mitan du XIXe siècle puisque la forêt du Massachusetts, avait déjà perdu les deux tiers de sa superficie initiale.

« Si un homme marche dans la forêt par amour pour elle pendant la moitié du jour, il risque fort de passer pour un tire-au-flanc ; mais s’il passe sa journée à spéculer, à raser cette forêt et à rendre la terre chauve avant l’heure, on le tiendra pour un citoyen industrieux et entreprenant. », écrit Thoreau.

Un siècle et demi plus tard, Walden a gardé toute sa force politique, comme en témoigne José Bové, pour qui lire Walden, « c’est découvrir que l’écologie est une pratique du quotidien pour mieux agir individuellement au service de l’intérêt général et de l’environnement. Révolutionnaire. »

Apôtre de la désobéissance civile

De son vivant, Henry David Thoreau put néanmoins illustrer l’adage selon lequel « nul n’est prophète en son temps ». Les 2 000 exemplaires du premier tirage de Walden en 1854, mirent près de cinq années à être écoulés ! Passant d’ailleurs auprès de ses contemporains pour un puritain grincheux, au mieux un original, son message naturaliste fut quasi ignoré de la société américaine du XIXe siècle, industrialiste acquise au scientisme et au positivisme, en pleine fureur de la conquête de l’Ouest. En revanche, il passa à la postérité comme l’apôtre de la « désobéissance civile », concept qu’il inventa.

Thoreau fit un court séjour dans la prison de Concord. Motif : il ne voulait pas payer l’impôt de capitation. Non pour le montant, 1 dollar qui donnait en outre le droit de voter, mais par refus de financer la guerre impérialiste que les Etats-Unis entreprenaient contre le Mexique, et qui allait entraîner l’annexion du Texas, du Nouveau Mexique, de la Californie… La guerre du Mexique fut un prélude à celle de Sécession, car déjà se posait la question du maintien de l’esclavage des Noirs dans les terres que l’Union s’appropriait au détriment de son voisin.

Quatre ans plus tard paraissait Résistance au gouvernement civil (réédité en 1886 sous le titre Désobéissance civile, et connu depuis comme tel), dans lequel il définit sa position : « Je déclare tranquillement la guerre à l’Etat à ma manière, bien que je continue à avoir recours autant que possible à tous les avantages qu’il offre, comme il est d’usage en de pareils cas. »

Thoreau proclamait l’absolue détermination de l’individu : « La seule obligation qui m’incombe est de faire en tout temps ce que j’estime juste », explique-t-il, ce dont il tire comme conséquence :

« Si la machine gouvernementale veut faire de vous l’instrument de l’injustice envers notre prochain, enfreignez la loi. »

Thoreau refusait aussi de subventionner le gouvernement d’un Etat – le Massachusetts – où l’esclavage était certes aboli depuis 1780, mais qui ramenait au Sud les esclaves en fuite arrêtés sur son territoire.

Retiré un temps dans les bois, Thoreau ne l’était pas de la cité : il soutint le combat abolitionniste, y compris lorsqu’il prenait des formes illégales comme le fait d’aider des esclaves fuyant le Sud à passer au Canada, voire violente lorsque l’action politique tardait à déboucher sur les droits fondamentaux des êtres humains. Thoreau prononça ainsi l’hommage funèbre du capitaine George Brown, pendu en 1859 pour avoir tenté d’armer une insurrection d’esclaves en attaquant un arsenal.

Ainsi, il n’y a pas d’un côté le naturaliste et de l’autre le politique, car Thoreau  « lie directement la lâcheté de nombreux citoyens américains au poids croissant des intérêts financiers et commerciaux qui non seulement contribuent à détruire la nature, mais qui en outre minent la vie de la démocratie américaine, sa fidélité aux idéaux originels », analyse le philosophe Serge Audier3.

Henry David Thoreau décède le 6 mai 1862 à Concord. Il est devenu par la suite la référence de Gandhi, de Martin Luther King, de tous ceux qui s’opposent à l’Etat au nom des principes moraux, et donc des écologistes contemporains. Sans doute ne s’attendait-il pas à passer pour cela dans l’histoire, puisque dans son journal il regrettait : « Ma vie a été le poème que j’aurais voulu écrire. »

        1.Cité par Serge Audier, La société écologique et ses ennemis, page 415. La Découverte 2017

        2.La Grande Librairie, avril 2017. Lire aussi : Vivre une vie philosophique. Thoreau le Sauvage, éd. Le Passeur 2017

        3.L’âge productiviste, Hégémonie prométhéenne, brèches et alternatives écologiques, Serge Audier. Page 419.

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