Le chemin de l’autoritarisme

A propos de l’allusion aux Amish

En ce mois de septembre 2020, la sémantique gouvernementale française s’affiche guerrière et fascisante. L’État serait la première victime d’une « guerre civile » (entre religions) à l’initiative des « islamistes » et freiné dans son élan par des intrusions idéologiques archaïques, essaimées par les écologistes, les féministes[1]… L’usage du terme « séparatisme », à la place de communautarisme, et la référence aux Amish pour fustiger les anti-5G sont banalisés pour mieux le signifier. Prise au premier degré, cette terminologie – tout le monde le sait y compris leurs adeptes et la presse – est très connotée et fait référence aux vocabulaires de l’extrême-droite, du colonialisme[2]et de l’hypermodernité (néolibéralisme).

En deuxième lecture, cette sémantique révèle en creux, par la négativité, la stratégie politique tenace du gouvernement : diviser (les classes, les races, les sexes), ordonner, réprimer les populations et affermir l’État.

Aux États-Unis, le séparatisme est revendiqué publiquement par les suprémacistes blancs (groupes fascistes en soutien de Trump)[3]. En France, ce choix véritable est plus silencieux, l’héritage historique en jeu – celui de l’Europe des Lumières – se voulant « normal » mais non-dit. Car c’est bien l’État français qui est voulu séparatiste (et non des groupes sociaux), et qui veut promouvoir une élite mâle, riche, blanche, chrétienne, hétérosexuelle, aux manettes du pouvoir politique. On retrouve ici ce qu’explique Frantz Fanon à propos de la violence coloniale – « De par sa structure […], le colonialisme est séparatiste et régionaliste »[4] – et bien plus.

Le gouvernement vise les ghettos plutôt que l’intégration, la division des luttes plutôt que les concertations collectives. Comme Charles De Gaulle à propos des communistes[5]et des anticolonialistes[6](Frachon et Césaire), au sortir de la IIeguerre mondiale, Macron utilise le mot « séparatisme », pour mieux mettre ses adversaires politiques hors jeu. Les stigmatiser lui permet de mieux exister. Le Président de la République entend tenir éloignés les « indésirables »[7]et les mettre dans un même sac bien à part. Il s’impose « homme universel » au contraire de « la » femme, racisée, homosexuelle, pauvre, considérée comme « minoritaire ». C’est ici que, dans la négativité, le « majoritaire », qui ne l’est pas et qui fait partie de ce que Colette Guillaumin appelle la « généralité humaine »[8], se crée. Le « minoritaire », le « séparatiste », le devient parce que le « majoritaire » en a décidé ainsi. Par exemple, comme le souligne Jean-Paul Sartre en 1946 à propos de la condition juive, « Le Juif est un homme que les autres hommes tiennent pour Juif : voilà la vérité simple d’où il faut partir »[9]. L’ensemble de ces exclusions sociales et politiques volontaires a pour objet d’assoir par effet miroir la légitimité de l’homme politique et de diviser les mouvements. Cette manœuvre est d’autant plus caricaturale que le projet de loi contre les séparatismes est porté par l’ex-Secrétaire d’État à l’Égalité femmes-hommes et par un ministre poursuivi pour viol.

En parallèle des stigmatisations de classe, de race, de sexe, et par extension de ce que Michel Cahen analyse à propos de l’existence des États en Afrique ayant connu le colonialisme français, on peut affirmer que le gouvernement dont Macron s’est entouré a établi une hiérarchie entre appartenance nationale et démocratie. Il alimente la confusion entre les deux concepts pour mieux valoriser une vision occidentale de la « modernité » : « L’usage à tort et à travers du concept de nation entraîne des confusions permanentes entre nation et nationalisme, nation et État, État et État-nation, citoyenneté et nationalité, nation homogène et modernité… »[10]. L’historien évoque un « fétichisme d’État » : « [L’]éclatement [de l’État], le séparatisme d’une de ses parcelles sont d’abord suspectés de “divisionnisme”, de manœuvre impérialiste, de retour en arrière, d’enfermement identitaire. Le grand serait mieux que le petit, la mobilisation identitaire se voit niée en tant que désir de modernité collective »[11]. En propulsant le projet de loi en tête de gondole, Macron s’applique à renforcer le rôle de l’État.

Enfin, la référence aux Amish pour qualifier non seulement les écologistes mais aussi les militants de la préservation des libertés individuelles, est exemplaire. Elle a pour objet un effet repoussoir, les Amish symbolisant l’anti-modernité, y compris en matière de hiérarchie sexuelle[12]. Pour autant, il semble important dans le contexte qui nous occupe de souligner que ces communautés religieuses s’affichent pacifistes et contre la suprématie de l’État[13]. Comme les mennonites qui leurs sont historiquement liés[14], ils expriment leur ferme opposition au racisme. Par exemple à propos des événements à Charlottesville en août 2017, ils écrivent : « À la lumière des événements récents, nous sommes à nouveau contraints de dénoncer et de condamner les idéologies racistes de la suprématie blanche en tant que “pouvoirs cosmiques” et “forces spirituelles du mal” à l’œuvre contre les desseins de Dieu lors de la création »[15]. Entre les lignes, en comparant ses opposants politiques aux Amish, Macron continue d’affirmer ses options bellicistes et suprémacistes.

L’accélération de ces offensives est impressionnante. Marcher sur les plates-bandes de l’évidence (discours empruntés à l’extrême-droite) risque de nous ralentir sérieusement et de nous retrouver dépassés, si ce n’est déjà le cas, par un autoritarisme délétère.

 

joellepalmieri.org

[1]Le gouvernement et ses défenseurs amalgament tous les féminismes et frappent ce qui se revendique le « féminisme lesbien ». Guy Bouchard, « Typologie des tendances théoriques du féminisme contemporain, Philosophiques, 18 (1), 1991, p. 119–167.

[2]Isabelle Avran « “Séparatisme” et “ensauvagement” : quand l’exécutif reprend les thèmes chers à l’extrême droite », nvo,13 septembre 2020, https://nvo.fr/separatisme-et-ensauvagement-quand-lexecutif-reprend-les-themes-chers-a-lextreme-droite/.

[3]Betty A. Dobratz & Stephanie L. Shanks-Meile,“The Strategy of White Separatism”, Journal of Political and Military Sociology, 34 (1), 2006, p. 49-80.

[4]Franz Fanon, Les damnés de la terre, Gallimard, La Découverte, 2003 [1961].

[5]Bernard Lachaise, « De Gaulle et les gaullistes face aux conflits sociaux au temps du RPF », La politique sociale du général de Gaulle, Centre d’Histoire de la Région du Nord et du Nord-Ouest, 1990.

[6]Elisabeth Léo, « Le référendum de 1958 à la Martinique », Outre-mers, tome 95, n°358-359, « 1958 et l’outre-mer français », 2008, p. 107-131.

[7]Éric Maurin,Le ghetto français. Enquête sur le séparatisme social, Le Seuil, coll. « La République des idées », 2004.

[8]Colette Guillaumin, L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel, Gallimard, 2002.

[9]Jean-Paul Sartre, Réflexions sur la question juive, Gallimard, 1946.

[10]Michel Cahen, « L’État ne crée pas la nation : la nationalisation du monde », Autrepart N°10, 1999, p. 151-170.

[11]Ibid.

[12]‪ John Hostetler, spécialiste de l’histoire et de la culture des Amish, parle effectivement de « willing submission » (soumission volontaire)[12]pour caractériser le rôle des femmes dans ces sociétés. John A. Hostetler, Amish Society, JHU Press, 1993, 435 p.

[13]Fabienne Randaxhe, « Les Amish ou le communautarisme apaisé », Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 75, Religion, société et politique aux États-Unis, 2004, p. 50-56.

[14]Jacques Légeret, Catherine Légeret, Quilts amish & [et] quelques autres patchworks mennonites, Labor et Fides, 2001, 77 p.

[15]« Mennonite Central Committee in the U.S. statement on white supremacy and racism in light of the events of August 12, 2017, in Charlottesville, Virginia », Mennonite Central Committee (MCC), https://mcc.org/stories/statement-white-supremacy-racism.