Gouvernance, pandémie et auto-contrôle

Une lecture foucaldienne du confinement

Depuis le début de la pandémie de Covid-19, les références à Michel Foucault se sont répandues presque aussi rapidement que le virus lui-même. Pour le meilleur et souvent par les pires, le philosophe et sa biopolitique ont été convoqués à tout-va pour comprendre ce qu’il était en train de nous arriver. Les mauvaises lectures de Foucault consistent le plus souvent à régurgiter maladroitement quelques cadres analytiques alors que toute la puissance de son travail aura au contraire consisté à dynamiter les cadres. C’est donc en tirant le meilleur du philosophe que Dimitri M’Bama formule la question qui selon lui nous fait face : il ne s’agit pas de se demander « ce que nous pourrions faire d’autre » mais « comment pouvons-nous continuer comme ça ? ».

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Le COVID-19 devait changer le monde. C’est en tout cas ce que tous les signaux laissaient croire : rhétorique officielle à mi-chemin entre la guerre et l’effondrement, prévision de la plus grande récession économique depuis 1929, instauration d’un état d’urgence sanitaire dans de nombreux pays et explosion du nombre d’articles universitaires sur la question. On pourrait aussi parler de la contamination médiatique qui a progressivement remplacé l’actualité mondiale par le décomptage des morts et de la contamination symbolique qui a fait du langage une suite de synonymes pour le confinement. Dans tous les cas, l’épidémie avait le profil pour être un évènement total, le point zéro politique, économique et culturel de la postmodernité, l’espèce de tournant millénariste qui devait assurer la transition entre « un monde d’avant » encore traumatisé par deux crises financières et un « monde d’après » purgé une fois pour toutes des vicissitudes du Capital. Et puis la « deuxième vague » est arrivée. Plusieurs millions de gens ont été reconfinés. Le réel a gentiment repris le dessus sur la fiction et le quotidien est redevenu unidimensionnel [1]. Bref : l’éternel retour a renvoyé dans les cordes l’eschatologie, et le temps semble maintenant venu de tirer quelques conclusions : ou bien « le monde d’après » n’a toujours pas fait son apparition triomphale sur la terre, ou bien celui-ci n’est qu’une forme particulièrement aggravée et dystopique du « monde d’avant ». En nous inspirant de Foucault, nous aimerions ici discuter l’idée que l’épidémie de COVID-19 constitue une radicalisation de l’ordre néolibéral. Par son caractère mondial et omniprésent, le virus créé aussi un climat anxiogène favorable à l’expérimentation de nouvelles techniques de pouvoir qui pourraient -cette fois-ci – constituer la véritable architecture du « monde d’après ». Le but de cette petite étude n’est pas de « dédramatiser » la situation sanitaire, mais bien d’effectuer le constat beaucoup plus grave qu’elle s’intègre parfaitement à ce qu’on pourrait désigner comme une rationalité politique de la catastrophe – vision de longue date dans laquelle la pandémie ne représente qu’une nouvelle « étape ».

Le virus comme « rêve politique » : reconfiguration et extension de la Gouvernance.

Les parallèles entre l’épidémie et les premières lignes du troisième chapitre de Surveiller et Punir n’auront pas échappé aux observateurs [2]. Revenant sur la peste qui frappe la ville de Vincennes au XVIIe siècle, Foucault parle d’un étrange « rêve politique » : la possibilité, dans un temps et un espace circonscrits, de faire marcher à fond les « schémas disciplinaires [3] ». La cité devient un vaste laboratoire ou le règlement pénètre « jusque dans les plus fins détails de l’existence » et ou une hiérarchie complète se met à assurer « le fonctionnement capillaire du pouvoir ». Au désordre biologique répond un ordre coercitif qui prescrit « à chacun sa place, à chacun son corps, à chacun sa maladie », l’effet d’anticipation atteignant même son niveau maximal avec l’évocation d’une « quarantaine (…) ou les moindres mouvements sont contrôlés ». Le passage revient sur l’un des traits notables de la realpolitik moderne : l’instrumentalisation des fléaux. Foucault ne décrit pas la peste comme un affaiblissement mais au contraire comme un renforcement des structures du pouvoir. La catastrophe devient une occasion pour celui-ci de se mesurer à lui-même, une épreuve de force ou une domination latente peut soudain éclater au grand jour. On retrouve en substance le même phénomène dans le principe économique de la « destruction créatrice », charmant trait du capitalisme contemporain pour lequel la catastrophe naturelle équivaut à la promesse de nouveaux marchés [4]. Cette lecture permet donc d’établir un postulat essentiel : la crise en tant qu’évènement politique n’est jamais le commencement ou la fin de quelque chose. Elle alimente seulement la volonté de puissance. Il faut, donc, que « tout change pour que rien ne change », et c’est peut-être un des tics de pensée les plus handicapants de la Gauche que de prévoir l’effondrement du Système à chaque nouvelle crise.

Projet managé par l’État, chapeauté par les scientifiques et validé par les économistes, la gestion du COVID-19 doit donc être vue comme un non-évènement, l’épiphanie des tendances les plus sombres de la mondialisation. Se dessine en fait sous nos yeux une aristocratie néolibérale dans le sens ou pouvait l’entendre ses plus fervents supporters, c’est-à-dire l’auto-promulgation d’une élite sociale et culturelle sur un principe d’expertise [5]. Les derniers mois ont en effet entériné en même temps que le règne des spécialistes celui d’une Gouvernance à plusieurs têtes à tendance hygiéniste. À ce niveau, les scientifiques ne sont pas en reste. Foucault situe bien la principale innovation du droit moderne comme le remplacement des bourreaux par une « armée de techniciens (…) les surveillants, les médecins » ou encore « les psychiatres [6] ». Les débats sur l’hydrochloroquine et l’efficacité des masques ont ainsi propulsé au premier plan des nouveaux acteurs comme le Professeur Didier Raoult en France ou le Professeur Horacio Arruda au Québec. L’OMS s’est quant à elle muée en agence de notation sanitaire félicitant ou sermonnant les pays selon le niveau de sévérité affichée face au virus. Ajoutons à cela toute une nébuleuse composée d’influenceurs, de pseudo-spécialistes, d’apprentis virologues et de demi-habiles pour obtenir un type relativement original de néopaganisme, attitude caractérisée par une foi sans faille dans les voies multiples et impénétrables de la Connaissance. Robert Esposito parle à ce propos de « médicalisation de la politique » [7]. Les professionnels de la Santé auraient une charge de contrôle social qu’ils ne possédaient pas auparavant, même si l’industrie du médicament et la résolution d’une part de plus en plus grande de problèmes par la thérapie laisse plutôt penser à un prolongement logique [8]. Ce qui se joue actuellement dans la communauté scientifique est donc au moins autant un combat pour la vérité qu’un combat pour la véridiction, c’est-à-dire le processus qui vise à établir une ou plusieurs disciplines comme le principe du « bon gouvernement [9] ». Là où l’Économie devient au XVIIIe siècle le principe régulateur de l’État-Nation, établissant l’efficacité de celui-ci autour de quelques indicateurs pivots comme le chômage ou l’inflation, la Santé est en passe de devenir au XXIe siècle celui de l’État-confiné, réduisant l’intégralité de la politique mondiale aux aplatissements de la « courbe ». Dans ce modèle, la performance gouvernementale ne se mesure plus seulement à la croissance, mais aussi au nombre de tests réalisés, à la détection des cas d’infection réels ou suspectés ; et, en définitive, à tout l’arsenal répressif mis en place pour aliter les populations.

S’il y a un sujet brûlant pour l’État, c’est bien dans cette tension morbide entre Santé et Économie. Le problème actuel concerne les finalités : la santé de la population prévaut-elle sur l’Économie ? Ou l’Économie prévaut-elle à l’inverse sur la santé de la population ? Partons du principe que la pire hypothèse est toujours la vraie et optons pour la seconde. Chez Foucault, le biopouvoir fonctionne le plus souvent comme une stratégie permettant de concilier les deux, à savoir la croissance des capacités humaines et celle du Capital. « Ce biopouvoir », explique-t-il, a été à n’en pas douter un élément indispensable au développement du capitalisme » et « n’a pu être assuré qu’au prix de l’insertion contrôlée des corps dans l’appareil de production », « moyennant au passage un ajustement des phénomènes de population aux processus économiques [10] ». L’État-Providence a longtemps représenté ce que pouvait être la difficile harmonisation entre santé du Capital et « bien-être » du citoyen. Mais face à ce double-impératif, la violence du virus consiste en partie à imposer son propre rançonnage : le Capital ou la vie ? Le choix à priori contradictoire de laisser ouverts des lieux de contamination possibles comme les écoles ou les espaces de travail ne peut être compris que dans l’éventualité où le Capital aurait définitivement remplacé le bien-être de la population dans la hiérarchie des valeurs. Il ne s’agit plus de protéger ou de « gérer la vie » – ce qu’un shutdown intégral aurait à la limite pu contribuer à faire croire – , mais bien de garantir le minimum de circulation nécessaire au maintien du PIB. Sur le plan social, celui-ci implique l’envoi en première ligne des couches de la population les moins protégées, à commencer par les travailleurs logistiques, agro-alimentaires ou encore les assistant(e)s à la personne. Sur le plan théorique, on assiste à la généralisation d’un pouvoir qui fait à la fois vivre et mourir. L’austérité et le keynésianisme financier de ces dernières années apparaissent rétrospectivement comme les symptômes d’un nouveau pacte social fatal aux moins protégés [11]. Il faut par conséquent reconsidérer la dimension visionnaire d’un film comme Hunger Games au moment où la survie des plus riches passe largement par le sacrifice des plus pauvres, virage du biopouvoir vers une « nécropolitique [12] »

Foucault aurait peut-être parlé d’hétérogénéité ou de « relations de pouvoir inégalitaires et mobiles » pour désigner ce rééquilibrage chaotique entre Marché, Santé et souveraineté [13]. L’épidémie accélère en effet la synergie des pouvoirs privés et publics à l’échelle du globe, ce qui se traduit plus que jamais dans la course internationale pour l’élaboration d’un vaccin [14]. L’intégration désormais totale de la Russie et de la Chine à l’économie de Marché donne plus que jamais du relief à la notion d’ « Empire » qu’on peut articuler autour de deux ou trois axes décisifs : l’évacuation (certes déjà bien entamée…) de l’idéal démocratique, la normalisation de l’État d’urgence, et enfin le déploiement militaire continu au sein de la société civile [15]. Ce modèle a en fait très tôt été plébiscité par un théoricien comme Lippmann, pour qui la démocratie minimale devait être « menée d’en haut par les leaders » et ou la consultation des électeurs ne devait plus jouer qu’un « rôle d’ultime recours » dans la « Great Society [16] ». Friedman, prix Nobel d’économie, se montrait encore plus clair sur le sujet : « On doit choisir : on ne peut être à la fois égalitariste et libéral [17] ». Contrairement à ce que voudrait un mythe de circonstance, nous ne sommes donc pas tous « dans le même bateau », bien qu’un langage de la collaboration persiste à présenter les intérêts de quelques-uns comme l’intérêt de tous [18]. Dans ce cadre, l’assimilation du virus à un ennemi commun à abattre relève d’une pénible tentative pour maintenir l’illusion entre démocratie fictive et aristocratie de fait. Et il faudra bien trouver un jour un autre nom pour l’État « d’urgence » sous peine d’oublier que celui-ci n’a plus rien d’exceptionnel, l’urgence sanitaire étant le dernier exemple notable de suspension du Droit dans une société ou « la loi et l’ordre » forme le slogan officiel des partisans de l’extra-légal et du désordre systémique [19]. Stratégiquement, on devrait peut-être s’habituer à l’idée que le COVID-19 n’est pas une simple erreur de parcours, mais qu’il donne à voir la substance même du capitalisme tardif, à l’image de Children of Men ou répression politique et accumulation du capital coexistent sans accroc sur fond d’extinction de l’humanité.

Quelques remarques sur le sujet pandémique

Il y a, en réalité, un élément plus inquiétant que le COVID-19 lui-même : c’est que la crise est plus ou moins intégrée dans le même storytelling qui a précédé sa naissance. Les médias contribuent à la « normalisation » de l’épidémie en ajoutant à la répression leur propre dimension symbolique. Le déni de la mort qui imprègne le développement de la Modernité trouve son apogée dans le cynique processus de numérisation qui remplace chaque individu par un « cas [20] ». La présentation quotidienne du nombre de nouvelles victimes et contaminations tend à imposer une compréhension unilatérale de la pandémie ou les chiffres bouchent par leur simple présence toutes les autres significations. Non pas qu’ils soient faux, au sens traditionnel du terme, mais qu’ils intègrent un type particulier de « régime de vérité » : un ensemble d’éléments de discours qui façonnent la conscience individuelle. « C’est-à-dire », explique Foucault, « que l’individu n’est pas le vis-à-vis du pouvoir : il en est (…) l’un des effets premiers [21] ». Si le discours économique favorise un « sujet néolibéral », le fameux « entrepreneur » de sa vie, le discours scientifique favorise de son côté un « sujet pandémique », sorte d’atome social obsédé par sa santé et son auto-préservation. L’Autre prend tout d’un coup les traits d’un danger à éloigner via la création d’une bulle immunitaire [22]. La conscience rejoue sur un mode individuel et biologisant le grand drame de la nation assiégée par l’envahisseur [23]. Le COVID ressemble d’une certaine manière un très mauvais remake de la « guerre de tous contre tous » ou le microbe jouerait le rôle de menace principale. Zylberman n’hésite pas à parler de « terreur sanitaire » pour désigner cette logique du pire ou l’individu n’a plus droit mais devient obligé à la santé [24]. Cet assujettissement substitue à la liberté un pacte sécuritaire qui fait de l’État le gestionnaire exclusif du corps, mais aussi de l’âme, dans le sens ou un slogan comme « pour votre sécurité » impose en toute discrétion son propre ordre de valeurs existentielles. La crise met ainsi en évidence la possibilité d’un schéma disciplinaire organisé autour d’une alternance sujet économique/sujet pandémique complètement étrangère au sujet de droit – schizophrénie mentale laissée au bon usage du gouvernant.

Ironie du sort, c’est donc le même type de subjectivité instrumentale à l’origine de la domination de la Nature – et à posteriori d’une catastrophe comme celle du marché de Wuhan – qui nous est présenté comme la panacée. La crise du COVID-19 intègre une grille d’intelligibilité préexistante non seulement fondée sur des principes canoniques comme l’individualisme et la concurrence internationale, mais aussi et surtout sur le dogme thatchérien de l’absence d’alternative. Une expérience intéressante consisterait par exemple à mesurer le fatalisme du gouvernement depuis mars dernier, de Macron martelant « l’importance de réduire notre vie sociale au minimum » à Castex affirmant qu’ « il serait irresponsable de lever et d’alléger le dispositif » jusqu’à Véran tweetant dans un nouvel élan poétique que « nous n’avons pas le choix [25] ». Cette panne de scénarios de rechange, ou pour parler comme Baudrillard de « contre-simulations » possibles, constitue en fait le fond de défaitisme nécessaire à un régime dont la survie repose presque exclusivement sur la transformation des problèmes sociaux en destin. Une stratégie d’hyper-responsabilisation déjà bien visible dans un domaine comme la politique environnementale permet par la suite de se délester de cet encombrant fardeau sur les épaules de l’individu sans qu’il paraisse raisonnable de chercher ailleurs la cause du problème [26]. « L’esprit comme surface d’inscription pour le pouvoir, avec la sémiologie pour instrument, la soumission des corps par le contrôle des idées ; l’analyse des représentations comme principe d’une politique des corps » résume Foucault [27]. Et il semble bien que l’un des problèmes essentiels auxquels nous ayons à faire face soit de l’ordre de la représentation ou de la lecture : l’épidémie ne peut pas donner naissance au « monde d’après » pour la simple et bonne raison qu’elle reste désespérément engluée dans les termes du « monde d’avant ». L’accueil très favorable du confinement en France accrédite d’ailleurs l’idée d’une convergence de vues inédite entre l’individu et le Système qui culminerait dans la question : « Mais que voulez-vous faire d’autre ?  [28]