Face au harcèlement de leur inspectrice

Des instits en souffrance à Lambersart

Une dizaine de professeurs des écoles et de conseillers pédagogiques de la circonscription de Lille-Lambersart dénoncent l’autoritarisme de leur inspectrice et le climat « malsain » qu’elle aurait instauré. Alors que les arrêts-maladies se multiplient, la hiérarchie minimise le problème.

J’ai 30 ans de carrière, jamais je n’aurais pu m’imaginer craquer un jour. » Céline* passe en ce moment ses journées chez elle. Non pas à cause du confinement, mais parce qu’elle est en arrêt maladie. En temps normal, sa place aurait été à l’école, où elle est enseignante. Un métier qu’elle « aime profondément » et qu’elle a « toujours eu le sentiment de maîtriser ». Elle n’a jamais rencontré de gros problèmes non plus avec ses collègues. Mais avec ses supérieurs, depuis quelques temps, les rapports se sont compliqués. Notamment avec l’inspectrice de la circonscription de Lille-Lambersart, à laquelle elle est rattachée.

Un jour, elle a eu le malheur « de contester l’une de ses décisions », explique Céline – sans qu’on puisse en dévoiler davantage, sauf à permettre de l’identifier. Et puis tout se serait envenimé. « J’ai reçu quelques semaines plus tard une lettre d’avertissement pour insubordination alors que j’ai fait ce qu’elle m’a demandé. Simplement, je lui ai tenu tête un instant et elle n’a pas apprécié. S’en sont suivies des inspections injustifiées et des remarques dévalorisantes sur mon travail. C’en était trop, et j’ai sombré dans la dépression. »

Outre Céline, le comportement de l’inspectrice a été dénoncé à Mediacités par plus d’une dizaine de fonctionnaires de l’Éducation nationale placés sous sa responsabilité dans la circonscription Lille-Lambersart, laquelle regroupe quatre communes : Lambersart, Wambrechies, Marquette-lez-Lille et André-lez-Lille. Sollicitée, l’inspectrice n’a jamais répondu à nos demandes. On ne peut que le regretter. Car les directeurs d’école, les enseignants et les conseillers pédagogiques avec qui nous avons pu échanger sont unanimes : « l’atmosphère est devenue invivable et malsaine dans cette circonscription ». Un climat qui rappelle étrangement celui d’une autre affaire de harcèlement de professeurs par leur inspectrice, que Mediacités a documentée cette fois au niveau de l’académie de Lyon.

« Vous savez que je peux vous envoyer dans l’Avesnois profond ?»

« Dès qu’elle vous a dans le pif, c’est terminé ». Tel est le sentiment éprouvé par toutes les personnes interrogées au cours de notre enquête. « À partir de là, c’est la porte ouverte aux moqueries, aux remarques déplacées et elle vous en fait voir de toutes les couleurs sur le plan professionnel également, raconte un enseignant qui a eu maille à partir avec elle. C’est une personne castratrice qui utilise démesurément son autorité à l’égard des personnes qui lui paraissent hostiles. »

Comme Philippe, un autre enseignant avoue avoir sombré dans la dépression. Etienne* est en arrêt depuis plusieurs mois. Actuellement, il ne se voit pas reprendre le chemin de l’école. « Je ne mangeais plus, je ne dormais plus, j’allais à l’école avec la boule au ventre. J’étais dans une situation d’angoisse telle, que je me demandais si je n’étais pas en train de mourir à petit feu ». Plusieurs fois, il s’est opposé à l’inspectrice à propos de directives « qui n’avaient pas de sens ».

Pour l’inspectrice, la guerre est déclarée, et les balles ont commencé à pleuvoir sur Etienne. « C’était toujours des petites choses. Des remarques régulièrement désobligeantes sur mon travail, par exemple. J’ai aussi croulé soudainement sous une charge administrative, parfois inutile, avec l’obligation de l’effectuer dans les plus brefs délais. On était dans une ambiance où on sentait qu’elle attendait la faute pour nous blâmer. À la moindre erreur, elle brandissait cette menace : vous savez que je peux vous envoyer dans l’Avesnois profond ? Il n’y avait rien de bienveillant dans son comportement. On n’était pas du tout dans un rapport de confiance que les enseignants attendent pourtant de leur inspectrice ».

« Le pire moment de ma carrière »

Même sans s’opposer à elle, certains enseignants ont tout de même été pris en grippe, gratuitement. Depuis plusieurs années, Kevin* fait partie de « la brigade », autrement dit l’équipe d’enseignants remplaçants, dans le jargon de l’Éducation Nationale. Des suppléances qu’il effectue presque exclusivement dans la circonscription Lille-Lambersart. Et dès le premier jour de son premier remplacement, le ton est donné. « J’ai direct entendu parler d’elle. On m’a dit : attends-toi à tout avec elle ». Ça n’a pas loupé.

Sa première inspection le dévaste. « Au bout de 20 secondes, elle a pris les commandes de la classe et m’a mis sur le côté. Genre : “prends-en de la graine”. Et puis, quand les élèves sont partis, elle m’a incendié. Tout était quasiment à revoir alors que je n’avais jamais eu de retour négatif auparavant. J’étais estomaqué. À tel point que je suis rentré chez moi persuadé que je n’étais pas fait pour enseigner. Ce fut une tornade qui m’a complètement retourné. Le pire moment de ma carrière ». Abattu, il décide de prendre la plume les jours suivants afin de retranscrire ce qu’il a vécu. Voici la lettre qu’il a rédigée.

De cette expérience, Kevin a retenu une chose : « la perversité » de l’inspectrice. « Elle est capable de sentir la fragilité de son interlocuteur et du coup appuie sur les choses qui vont le blesser. Et elle vous dit tout ça, bien sûr, devant aucun témoin ». Depuis, Kevin « rase les murs à chaque fois que l’inspectrice vient dans une école où il enseigne ». « J’ai clairement opté pour la stratégie de l’évitement », conclut-il.

Réaction intersyndicale

Cette situation dure en fait depuis plusieurs années. Dès 2017, les enseignants tentent de la faire cesser : ils saisissent leurs représentants syndicaux. Réunis en intersyndicale, ces derniers obtiennent la programmation, le 27 juin 2018, d’une réunion avec l’inspectrice de circonscription et le directeur académique des services de l’Éducation nationale du Nord (Dasen). Pour la préparer, ils lancent auprès des enseignants un appel à témoignages. Une vingtaine leur parvient. Mais seule une minorité est signée, la plus grande partie demeurant anonyme. Pas assez probant pour lancer une enquête à l’encontre de l’inspectrice, juge le Dasen, Jean-Yves Bessol, à l’issue de la réunion. « J’ai effectivement quelques situations d’enseignants qui se plaignent de problèmes relationnels avec l’inspectrice, concède ce dernier à Mediacités. Mais cela demeure trop localisé et trop restrictif à l’échelle de la circonscription pour que je puisse intervenir aujourd’hui. Croyez-moi que si j’avais plus d’éléments, je ne laisserais rien sous le tapis ».

Une enquête administrative finira pourtant par être lancée en février 2020… mais à l’encontre de l’école Pasteur de Lambersart. Coïncidence ? Il s’agit de l’établissement d’où sont remontés la majorité des témoignages signés d’enseignants contre leur inspectrice de circonscription. L’enquête, toujours en cours, vise l’intégralité de l’équipe enseignante dont chaque membre a été sommé de venir s’expliquer à la direction des services départementaux de l’Education Nationale. La convocation n’est pas très précise sur le motif de cette enquête, indiquant « des difficultés relatives à la prise en charge et à l’accompagnement des enfants. »

Une enquête contre les lanceurs d’alerte ?

« Nous avions reçu des plaintes de quelques parents faisant état de problème de souffrance chez les enseignants à l’école Pasteur, explique à Mediacités Jean-Yves Bessol. Nous avons donc décidé de lancer cette enquête administrative, non pas pour les sanctionner, mais justement pour faire la lumière ce qu’il se passe ».

Le résultat ? Une formation de quatre jours a été imposée aux professeurs de l’école en juin 2020. Au programme : des séances pédagogiques (français, maths, informatique…), mais aussi une partie consacrée au rappel des notions concernant la déontologie, le dévouement, l’obligation de se conformer à la hiérarchie, le devoir d’exemplarité… Difficile de voir là une réponse à la « souffrance » des enseignants. Le moment a d’ailleurs été vécu par ces derniers comme « un véritable camp de redressement ». D’autant qu’il a été prolongé par de fréquentes inspections. Constat troublant : 40 % des enseignants de l’école Pasteur sont actuellement en arrêt.

« Nous pensons que cette enquête constitue surtout une manœuvre pour installer un climat de peur dans cette circonscription, analyse un représentant syndical. Un message envoyé aux autres écoles : “Regardez ce qui arrive à qui ose nous défier. Alors un conseil : pas de vague, si vous ne voulez pas connaître le même sort” ». Apparemment, le message est bien passé. La peur est en effet palpable, comme Mediacités a pu le constater au cours de son enquête. Toutes les personnes interrogées ont exigé l’anonymat. Et certaines n’ont pas osé témoigner « de peur des représailles de leur hiérarchie ».

Epidémie d’arrêts maladie

« On est des pions, ils font ce qu’ils veulent de nous », déplore un enseignant. « Nous n’avons plus de liberté dans notre métier, poursuit un autre. Le seul mot d’ordre aujourd’hui dans l’Éducation Nationale c’est : appliquez ce qu’on vous a demandé. Et l’inspectrice incarne parfaitement cette dérive autoritariste. Peut-être qu’elle a des consignes, mais sa personnalité semble aussi s’y conformer. S’il y a de la résistance, elle vous broie et ce n’est certainement pas en haut-lieu qu’on va venir vous sauver. Alors pour certains, le seul moyen de se protéger c’est de se mettre en arrêt maladie. »

Pour d’autres, l’issue est encore plus radicale. Elle consiste à essayer de quitter à tout prix cette circonscription quand ce n’est pas carrément l’Éducation Nationale. Jérôme* a opté il y a quelques années pour la deuxième option. Ancien conseiller pédagogique, son poste l’a conduit à travailler au quotidien avec l’inspectrice. Il était l’un de ses collaborateurs directs. « J’ai quitté l’Éducation Nationale grâce à elle, dit-il ironiquement. J’étais aux premières loges de ses exploits. Elle exerce sur certaines personnes qu’elle n’aime pas une crainte et une autorité terrifiante. Je l’ai vue démolir des personnes à grands renforts de vulgarité, propos déplacés et choquants. Elle a fini par me dégoûter ». Et il n’est pas le seul. Jérôme a vu les collègues défiler. Pas moins de 11 conseillers pédagogiques différents en sept ans, selon les syndicats. Un turnover crée par l’environnement « malsain » instauré par l’inspectrice, selon Jérôme.

« Une personnalité complexe »

Celui-ci lui reconnaît par ailleurs des qualités professionnelles à cette « personnalité complexe ». Tout comme un de ses ex-collègues qui a préféré témoigner par écrit: « Je confirme que j’ai éprouvé des difficultés à travailler avec l’inspectrice mais lui reconnaît d’excellentes compétences sur le plan professionnel. Ce qui pose problème, c’est que le niveau d’exigence attendu n’est pas forcément à la portée de tous les enseignants. (…) Si j’ai pu vivre des situations d’humiliation, je dois dire que c’est davantage celles dont j’ai été témoin qui m’ont heurté profondément : des moqueries notamment. Personnellement, j’ai pu dire ce que je pensais et ce que je refusais et j’ai été entendu. Mais s’engager dans un tel dialogue est coûteux et nécessite d’avoir une estime personnelle équilibrée ».

Ancienne directrice d’école, Julie* a décidé de prendre sa retraite avec un an d’avance, malgré toute sa bouteille. « Quitte à ne pas profiter pleinement de mes cotisations, c’était vraiment le moment de partir », assure-t-elle. « J’ai l’impression que l’inspectrice ne nous faisait pas confiance, ça ressemblait à du flicage ». Très loin donc, de la sacro-sainte « école de la confiance », prônée depuis 2019 par le ministre de l’Éducation Nationale, Jean-Michel Blanquer…

***********     *******

*Les prénoms ont tous été changés

Dans cette enquête délicate, où tous les interlocuteurs ont exigé l’anonymat, nous avons fait le choix de ne pas retranscrire des propos désobligeants que l’inspectrice de circonscription aurait tenus à l’égard de certains enseignants. Notamment des attaques ad personam, sur le physique ou encore sur la vie privée, rapportées par des personnes interrogées, mais que Mediacités n’est pas en mesure de prouver. D’où notre prudence sur ce sujet. Il est toutefois apparu que certains fonctionnaires ont songé à des actions judiciaires à l’encontre de l’inspectrice. Un point que nous n’avons pas développé à la demande des personnes concernées.