Violences policières, généalogie d’une violence d’État

Un livre de Michel Kokoreff

Alors que le dégoût de la police semble gagner chaque jour un peu plus de voix dans la population française, le sociologue Michel Kokoreff vient de publier Violences policières. Généalogie d’une violence d’Etat aux éditions Textuel. Pour celles et ceux, notamment parmi nos confrères médiatiques, qui s’échinent à dénoncer quelques « pommes pourries » exceptionnellement responsables de regrettables « bavures », cet ouvrage permet au contraire de recontextualiser et d’historiciser le travail policier. Du massacre de Sétif, aux émeutes de 2005 en passant par les manifestations des Gilets jaunes, le sociologue identifie des continuités et des ruptures dans les pratiques policières. Il revient sur cet ouvrage, sa construction, ses choix d’archives et les questions politiques qu’il soulève.

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extraits

lundimatin : Tu fais dans ce livre une histoire sérielle, ou tu choisis des séries d’histoires brèves que tu réinscris dans une histoire longue des pratiques policières. Cette méthode, elle pose toujours un problème sur le choix archivistique et sur ce qu’on sélectionne comme étant significatif d’un état de fait. Toi, tu repars de 1945, de la Guerre d’Algérie et puis de la gestion sur le territoire français des immigrés, des éléments qui marquent une première rupture, une espèce de rupture fondamentale dans le déroulement du travail de police. Est-ce que tu peux expliquer pourquoi commencer cette chronologie en 1945 à Sétif ?

Michel Kokoreff : Il s’agit de proposer une généalogie des violences policières, c’est-à-dire au sens de Foucault une « histoire du présent », son inscription dans un processus long. Bien sûr, d’autres choix ou cadres temporels étaient possibles. J’aurais pu repartir de 1938 et de la distinction entre les juifs étrangers et les juifs nationaux par l’État français, du 23 avril 1941 qui voit la naissance de la police nationale, suivie en 1944 de la création des CRS, pour se dissocier de cette police de Vichy, qui écraseront les grèves des mineurs en 1947-48, suscitant le fameux slogan « CRS-SS », repris en 68… À la Libération, l’institution policière, telle qu’elle fonctionne toujours, est en place.

Le 8 mai 1945 est doublement symbolique. On célèbre la victoire des alliés, mais c’est aussi à cette occasion en Algérie qu’apparaissent des drapeaux algériens et des slogans indépendantistes qui provoquent un massacre à Sétif et dans d’autres villes. Cet événement préfigure le 14 juillet 1953 et le « novembre rouge » d’août 1954, avec une série d’offensives organisées par le FLN, qui marque elle-même le point de départ de cette guerre longtemps restée « sans nom » que fut la Guerre d’Algérie. Cette date marque donc un basculement. Ce n’est pas un hasard si cette séquence a marqué toute une génération sociale et militante dans les années 1960. Exhumée et inscrite dans les mémoires militantes, j’en ai souvent entendu parler dans mes enquêtes dans les quartiers populaires et de l’immigration.

Après, j’essaye de montrer dans ce livre ce que j’appellerai les « continuités discontinues » de la violence d’Etat depuis l’après-guerre. On retrouve dans les divers épisodes abordés les mêmes logiques – des « massacres d’État », selon l’expression d’Alain Dewerpe [1], aux violences ordinaires dans les quartiers populaires à l’origine de toutes les émeutes depuis les années 1970, des opérations militaires dans les zads à la révolte des Gilets jaunes. D’abord, une stratégie du déni. Le déni historique qui fait qu’aucun manuel d’histoire de lycée ou de collège n’évoque Sétif, ni le 17 octobre 61, ni mars et mai 67 en Guadeloupe, etc. C’est à peine si la police de Vichy et son rôle aux côtés des nazis est évoquée [2]. Ca ne fait pas partie du roman national ! Le déni concerne aussi le nombre des personnes tuées par l’armée et/ou la police toujours minimisé. Un exemple, au soir du 17 octobre 1961, l’infâme Papon annonce 2 morts. Il est loin du compte, alors qu’en vérité, ce sont des centaines de personnes qui ont été abattues, jetées à la Seine. On ne parle pas plus des centaines de blessés en 68, des bombes au phosphore utilisées par la police, des sept morts en juin. C’est encore le déni qui consiste à inverser la responsabilité sur les militants, à les présenter comme des « terroristes » portant atteinte à la sûreté de l’État et à faire des policiers les premières victimes à protéger – la protection étant une obsession de l’institution policière jusqu’à nos jours, un trait récurrent de son histoire récente.

Donc, commencer par-là, ce n’est pas simplement reprendre une histoire (post-)coloniale qui ne passe pas, c’est restituer une historicité plurielle – ou sérielle comme tu dis. Cela consiste, plus généralement, à retrouver et décortiquer trois logiques qui se recouvrent : des pratiques policières particulièrement violentes faisant usage de la force de façon « disproportionnée » ; favorisées et couvertes par la hiérarchie (des préfets et ministres de l’Intérieur au sommet de l’Etat) ; bénéficiant d’une totale impunité, une sorte de « permis de tuer ». Compte tenu du rapport très singulier de la société française aux pages sombres de son histoire (à la différence de l’Allemagne ou des États-Unis), la conséquence, c’est que cette histoire est invisible, peu ou mal connue, sorti de quelques cercles fermés. Il me semble que notre rôle en tant que chercheurs est de conjurer cet oubli, de restituer l’épaisseur du temps présent par-delà les effets d’actualité. Pas par simple érudition, mais pour réinscrire l’histoire des violences policières dans une critique de la violence d’État, de ses institutions, afin « de les critiquer et de les attaquer de telle manière que la violence politique qui s’exerçait obscurément en elles soit démasquée et qu’on puisse lutter contre elles » [3].

La police s’est aussi structurée dans des quartiers urbains de grandes agglomérations industrialisées comme étant une institution de régulation de la force de travail lorsque celle-ci avait tendance à trop contester. La police s’est aussi formée là et dans des épisodes révolutionnaires, 1830, 1848, etc., et commencer la généalogie de la police dans une filiation coloniale et postcoloniale, ça tend à assombrir une autre filiation de la police constituée pour réguler et marquer une nouvelle classe jugée dangereuse. Pourquoi cet oubli archivistique ?

Ce n’est pas un oubli, c’est un choix. C’est vrai, je ne pars pas du premier XIXe siècle, ni du second, oubliant la (les) Commune(s) [4] et ses milliers de morts. Bien sûr, le prolétariat des usines et des mines a souvent dû affronter les fusillades des régiments de ligne, aux charges de cavalerie sabre au clair et aux canonnades contre les barricades. Même l’ancien ministre de l’Intérieur, Pierre Joxe, le dit [5] ! Cependant, les forces répressives n’étaient pas les mêmes. Mais pour abonder dans ton sens, je citerai volontiers le beau livre d’Anne Steiner [6]. Il montre comment, entre 1908 et 1910, des manifestations violentes rassemblant des milliers de participants que le sentiment d’injustice et d’impuissance face à la répression transforme en émeutiers et en criminels dès lors qu’ils entonnent « Vive le 17e », par allusion aux soldats du 17e régime d’infanterie qui, en 1907, avaient refusé de tirer sur des viticulteurs insurgés.

Cela dit, si cet arrière-plan historique met en scène d’autres forces répressives que la seule « police », telle qu’elle est organisée et utilisée depuis 1941, il me semble qu’il est désormais bien connu – à la différence de l’histoire qui m’intéresse et qui ne passe pas justement. De plus, il s’agit d’un livre d’intervention non pas sur LA police, mais sur les violences illégitimes et autres illégalismes politiques qu’elle commet, donc avec un objet relativement « calibré », comme on dit. À l’inverse, on m’a reproché d’avoir un point de vue « biaisé » et de ne pas parler de la violence subie par les policiers, des « casseurs » et des Black Bloc aux guet-apens dans les cités Je ferai la même réponse, même si le processus d’escalade réciproque suscite beaucoup d’interrogations – y compris du point de vue d’une critique antiautoritaire de la violence de rue. Enfin, c’est une histoire vivante, dont les témoins vivent parfois encore et dont les rebonds actuels sont nombreux.

Ne pas vouloir trop embrasser, c’est aussi mettre au centre la dimension factuelle de la violence de la police. Comprendre ce qui travaille le présent, étudier les mécanismes de sa construction – au risque de me mettre à dos tout le monde : des historiens qui considéreront que ce n’est pas un travail d’histoire, des sociologues qui me reprocheront de ne pas parler assez de stratification sociale ou du jeu des acteurs, des militants qui auront un sentiment de dépossession au profit du point de vue de l’institution policière et des policiers -, c’est s’en tenir aux faits, aux archives, aux récits [7]. Il m’a semblé important de restituer longuement ces témoignages d’une violence extrême de la police, parfois les propos de policiers d’hier et d’aujourd’hui, d’avoir un regard assez factuel sur ce qui a pu se passer. D’où le côté « pédagogique ». Que ce petit livre puisse être lu par les nouvelles générations et rafraichisse la mémoire des plus anciennes en proposant une synthèse des connaissances me paraît utile face aux dénégations sans fin et au « régime de post-vérité » (pour reprendre Hanna Arendt) dont elles participent.

Lorsque tu évoques l’écrasement des soulèvements ouvriers, quelle différenciation fais-tu entre la police et l’armée ? Lorsque Clémenceau réprime les grèves de mineurs, c’est avec l’armée. Et pendant les Gilets jaunes, on est arrivé à ce moment après l’acte 3 ou l’armée a été appelée même si elle n’a pas eu un rôle à proprement parler de « maintien de l’ordre ». A ce moment précis, on n’est plus vraiment du côté du maintien de l’ordre.

Plus du tout, non ! On est dans une stratégie d’écrasement de la contestation passant par les escadrons de CRS et de gendarmes mobiles, mais aussi les BAC et d’autres unités non-formées au maintien de l’ordre, sans parler de l’exhumation des voltigeurs en BRAVs, ou encore de l’affaire Benalla dans le rôle d’officier de réserve tendance barbouze. Déjà, pendant les guerres de décolonisation et d’indépendance, comme en Algérie, on attribue à l’armée des pouvoirs de police ; il y a porosité. En 1968, il y a ce voyage secret de De Gaulle à Baden-Baden pour voir le commandant Massu. Le militaire a toujours été un foyer d’expérimentation de technologies appliquées ensuite dans l’ensemble de nos sociétés, comme l’a montré Paul Virilio. Mais ce qui m’intéresse, c’est la tendance à la militarisation de la police, à la fois dans son apparence, son équipement et son armement de plus en plus sophistiqués, le souci de protection des forces de l’ordre, les dispositifs de quadrillage de l’espace urbain, voire l’usage de blindés comme à Notre-Dame-Des-Landes, ou lors des Gilets jaunes sur les Champs Elysées. On n’est plus dans des missions de « préservation de l’ordre public », on est dans autre chose qui relève de logiques militaires. Il n’y a pas plus d’adversaires mais des ennemis – mieux : un ennemi quelconque, n’importe qui pouvant se prendre un tir de LBD ou une grenade en pleine tête (comme Manu le 16 novembre 2019 Place d’Italie et tant d’autres) ou se faire arrêter (comme on l’a encore vu samedi 12 décembre lors de la Marche des libertés).

La banalisation des armes à létalité réduite (mais mortelles) illustre cette rupture. Fondé sur la doctrine du zéro mort, « le maintien de l’ordre à la française » a pu subir un temps ce que l’on a appelé le « syndrome Malik Oussekine » entre 1986 et 2014, marqué par la mort de Rémi Fraisse à Sivens. Or, l’actualité nous montre que ce « syndrome » n’est plus. Le discours guerrier, viriliste, de Sarkozy, puis de ses successeurs en aura été la traduction. Sur le terrain, on l’a vu dans toutes les manifs depuis 2016. Il ne s’agit plus de maintenir à distance les foules mais d’une mise en contact direct avec les manifestants (ou journalistes !) en vue « d’interpellations ciblées » – alors qu’il ne se passe rien. On a encore assisté à ces scènes ce même 12 décembre, dernier, avec un harcèlement systématique et violent du cortège par des charges répétées, des interpellations aléatoires dans le tas semant la panique. À nouveau, il s’agit de dissuader de revenir, comme le recommande la hiérarchie : « Allez-y franchement, n’hésitez pas à percuter. Ça fera réfléchir les suivants ».

Au fond, ce qui est étrange historiquement, c’est que le maintien de l’ordre visait à se détacher de la répression armée, et aujourd’hui la transformation des stratégies et des tactiques de maintien de l’ordre font dériver le champ policier de la « préservation de l’ordre » – si ambiguë soit sa définition – à l’escalade et à la guerre. Bien sûr, on peut considérer que le vers est dans le fruit et que la police est par définition fascistoïde ; « si l’État n’est pas fasciste, sa police peut le devenir », disait Sartre. Reste que cette tendance à la militarisation est quelque chose de nouveau en France et partout visible, tant dans les rangs des forces de l’ordre et de la police en tenue — qui n’a plus rien de « gardiens de la paix » — que dans les brigades de la RATP ou de la SNCF, par exemple, dans la même exaltation d’une hexis viriliste. Le sociologue Dominique Monjardet [8] l’avait très bien montré : substituer une police d’État à une police de service public, urbaine, au service de la population, imposer que la police c’est l’État qui se défend, dans le mépris des colères qui grondent, c’est rendre inévitables aussi bien les émeutes que les violences policières. C’est un cercle vicieux, une sorte de piège difficile à contourner.

Dans ton livre tu parles d’une triple radicalisation de l’institution policière, par le bas, par le haut et par le milieu est-ce que tu peux expliquer en quoi est-ce qu’elle consiste ?

Cette généalogie conduit à mettre en relief une triple logique. Une logique « par le haut » qui passe non seulement par cette militarisation du maintien de l’ordre déjà évoquée, mais par une politique de répression tous azimuts articulant police, justice et prison. Oublions la thèse comportementaliste des « pommes pourries » – symétrique inverse de la peur des « foules haineuses ». Si les flics sont excessivement violents et font n’importe quoi, c’est qu’ils en reçoivent l’ordre dans le cadre d’une stratégie guerrière décidée en haut lieu. Après avoir fait ses classes à Bordeaux, la mutation du préfet Lallement à Paris aura été symptomatique à cet égard. Elle a été la validation de cette « stratégie offensive » à l’œuvre dans d’autres villes comme Bordeaux ou Nantes, conduisant à rendre impossible toute manifestation et à multiplier les blessé.e.s et les mutilé.e.s ; ce qui, en retour, ne peut qu’amplifier la colère et la rage des foules dans les cortèges, des gestes d’auto-défense et des tactiques offensives.

Il y a ensuite une logique « par le bas » qui amène à considérer la spécificité du métier de policier. Le travail de police repose sur le principe « d’inversion hiérarchique », pour suivre encore Monjardet. Ce mécanisme, qui vient doubler la descente des ordres et consignes et la remontée de l’information, consiste en la nécessité, tout au long de la hiérarchie et de bas en haut, de filtrer, classer, formater un certain nombre de décisions initiales pour qu’elles rentrent dans les codes et les cadres de l’organisation (et si ce n’est pas le cas, il y a des sanctions disciplinaires sous le regard de l’IGPN). Ce qui implique donc une autonomie d’action d’ordinaire des effectifs de sécurité publique et des services de police judiciaire dont les actes s’imposent à leur hiérarchie. Ce pouvoir discrétionnaire inhérent à toute police ne concernerait pas les forces de l’ordre qui se caractériseraient par un professionnalisme discipliné, des techniques et une idéologie basée sur l’obéissance traduisant le rôle de l’encadrement. Or, ce qu’on peut observer notamment depuis 2016, c’est la banalisation de situations de grande violence engendrées par des initiatives personnelles couvertes par les gradés et l’institution. Je pense, entre autres exemples, au tabassage en règle des Gilets jaunes dans un fast-food en décembre 2018, ou en janvier 2019 avec ce fonctionnaire sortant son arme de service à la suite de l’envoi d’une grenade explosive à bout pourtant.

Entre les deux, il y a une logique du « milieu », les pressions exercées par les syndicats de police. Force est de constater une radicalisation du paysage syndical policier, qui est passée en une trentaine d’années d’une gauche plutôt social-démocrate, rose, voire rouge (à l’image de la FASP) à une droite extrême proche du RN actuel, avec en position dominante Alliance annonçant 40 000 adhérents sur 140 000 fonctionnaires de police. Je ne reviens pas sur les raisons de leur syndicalisation encore massive (près de 70 %) qui tiennent à l’histoire et à son rôle dans l’avancée des carrières (ou sanctions disciplinaires). Mais le fait est que l’on assiste depuis les « années Sarkozy » à une quasi cogestion du ministère de l’Intérieur et des syndicats majoritaires. Leur conflit implique la fragilité – voire le départ – du premier et le renforcement des seconds. Dans ce contexte, les discours et pratiques de haine raciale se sont banalisés, la tentation de « se faire justice soi-même » est portée par toute une économie morale soutenant une sorte de justice immanente [9]. Masqués, sans RIO visible, portant des insignes fascistes, manifestant sur la voie publique en uniforme de façon lancinante, ces unités échappent au contrôle et sont capables du pire – on l’a assez vu.

Ces trois logiques qui s’emboitent permettent de comprendre ce durcissement des violences policières et le déni d’État dans une situation paradoxale où ce n’est plus le politique qui dirige la police qui « tient » littéralement le politique.