Sur l’islamo-gauchisme

« Il n’y a pas d’islamo-gauchisme, mais il y a des néofascistes »  dit Eric Fassin

Le gouvernement s’approprie le vocabulaire de l’extrême droite et, par la voix de la ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche Frédérique Vidal, lance une chasse à l’islamo-gauchisme dans les universités. Pour en parler, Éric Fassin, sociologue et professeur à Paris 8, est l’invité de #LaMidinale.

Une MIDINALE à voir (39 minutes)

https://www.youtube.com/watch?v=5mLBjrBFhMA

Entretien avec Pablo Pillaud-Vivien et Pierre Jacquemain

ET À LIRE…

 Sur l’islamo-gauchisme 
« L’islamo-gauchisme est une insulte. »
« Personne ne se définit comme islamo-gauchiste mais il y a des gens qu’on qualifie d’islamo-gauchiste pour les disqualifier. »
« La ministre Frédérique Vidal reprend le vocabulaire de Valeurs actuelles ou des polémistes d’extrême droite et elle le fait au nom de la science. »
« Ce qui est vrai pour les universités peut tout aussi bien toucher les médias. »
« C’est toujours la gauche qui est visée. »
« Est-ce qu’on entend des gens supposément islamo-gauchistes dans les médias ? Je n’ai pas l’impression que les médias soient monopolisés par des islamo-gauchistes, des intersectionnels, des racialistes ou des indigénistes. J’ai plutôt l’impression qu’on y trouve des attaques contre tout ça. »
« Il s’agit de ne pas se tromper sur qui a le pouvoir d’annuler et de censurer. Finalement, sur qui cherche à intimider ? »

 Sur l’enquête du CNRS voulue par Frédérique Vidal 
« Pour comprendre la pandémie, nous avons mené une enquête dans laquelle nous avons considéré qu’il était important de prendre en compte plusieurs dimensions et en particulier la classe, le genre et la race. »
« Je veux croire que le CNRS a compris qu’il avait intérêt à se doter d’outils, comme l’annonce le CNRS, pour penser la réalité sociale. »
« La réalité en ce moment dans l’université, c’est la précarité étudiante. Est-ce que l’on peut croire que pour en parler, il faudrait faire abstraction de la race ? Est-ce qu’il ne faut pas articuler plusieurs dimensions et en particulier race et classe. »
« La réalité, c’est des rapports de domination qu’il faut bien pouvoir nommer. »

 Sur la place des travaux d’universitaires sur les questions de race, d’indigénisme ou de post-colonialisme  
« On ne sait pas exactement de quoi on parle. »
« Aujourd’hui, il y a peu d’universitaires qui font des recherches sur les questions intersectionnelles, de race ou d’indigénisme. Il n’y a pas de laboratoire consacré à ces questions. Il n’y a pas de département qui soit consacré à ces questions, ni de master ou de doctorat. Donc la réalité c’est qu’il n’y a pas beaucoup de monde qui travaille sur ces questions mais il y a une génération nouvelle qui est amenée à en parler et croise ces questions de genre et de race. »
« Toutes les nouvelles générations ont compris qu’on ne pouvait pas s’aveugler au genre et à la race parce que ça joue un rôle dans notre société. Donc si on veut parler de la réalité, on ne peut pas faire comme si on ne voyait pas. »
« Il est tout aussi problématique de s’aveugler au genre et à la race que de s’aveugler à la classe. »
« Si on veut penser l’ensemble des rapports de domination dans qui structurent la société, on ne doit pas se doter d’un outil mais d’une pluralité d’outils. »
« Il y a une panique morale chez une partie des générations les plus avancées qui voient que le monde change et que les plus jeunes ne voient pas le monde de la même manière que nous. »

 Sur la polémique lancée par Frédérique Vidal  
« À défaut d’avoir des exemples sur les islamo-gauchistes, on va chercher du côté du fascisme. »
« Il y a beaucoup de confusion et il est tout de même embarrassant de lancer une polémique sans n’avoir rien compris des choses dont on parle. »
« Il y a une irresponsabilité de nos responsables politiques et cette irresponsabilité est délibérée. Au fond, dire n’importe quoi a une fonction politique : c’est jouer la confusion et l’anti-intellectualisme. Il s’agit de de dire que les intellectuels sont dangereux et donc penser est dangereux. C’est ce qu’on entend dans tous les régimes autoritaires dans le monde. »
« La dérive autoritaire passe toujours par l’anti-intellectualisme. »
« Montrer les rapports de domination dans la société c’est faire en sorte qu’ils soient visibles c’est-à-dire qu’il s’agit de troubler l’évidence des choses. Et c’est cela que ne veulent pas nos gouvernants. »

 Sur le gouvernement et l’extrême droite 
« On suggère aujourd’hui que peut-être la ministre aurait été maladroite comme si son propos était isolé alors que c’est le président de la République qui le premier a lancé l’offensive en juin dernier lorsqu’il jugeait les universitaires coupables de casser la République en deux. »
« Le ministre Jean-Michel Blanquer s’en était pris à la complicité intellectuelle avec les terroristes. »
« Frédérique Vidal a cru bien faire pour poursuivre le programme gouvernemental. »
« On a assisté il y a quelques jours à un débat entre Gérald Darmanin et Marine Le Pen et on voit qu’ils disent la même chose. »
« Le message c’est que sur les questions d’identité nationale, il n’y a pas de différence entre le gouvernement, le président de la République et le RN. »
« Les attaques contre une gauche identitaire sont un ralliement de la droite à l’extrême droite identitaire. »
« Il n’y a pas d’islamo-gauchistes en France, mais il y a des néofascistes. »
« On vit le triomphe de l’extrême droite en ce moment. Elle est au pouvoir alors même qu’elle n’a pas été élue. »

 Sur l’intersectionnalité 
« L’intersectionnalité est un champ d’études où tout le monde ne dit pas exactement la même chose, loin s’en faut. Sur la définition même : est-ce que l’on parle seulement des gens qui cumulent des handicaps ou bien est-ce que l’on parle de tout le monde ? »
« Est-ce que, lorsque l’on caractérise un universitaire comme moi d’homme blanc de classe moyenne, est-ce que c’est de l’intersectionnalité ? Pour ma part, je le crois car l’intersectionnalité, ce n’est pas seulement ceux qui subissent la domination mais l’ensemble des rapports sociaux. »
« Ce n’est pas la première fois en France que l’on voit des mobilisations contre le monde universitaire : il ya quelques années, c’était contre le genre – ou la théorie du genre. »
« En termes d’intersectionnalité, on a intérêt à remarquer que ceux qui attaquent précisément l’intersectionnalité, ce sont des gens qui sont plutôt en situation dominante : les dominants s’inquiètent que l’on parle de domination. »
« La bataille aujourd’hui, c’est : est-ce qu’il est légitime de parler d’inégalités lorsque l’on parle de la société ? »
« C’est quand on commence à parler de privilège blanc que l’on voit un sursaut d’inquiétude. C’est la peur des dominants d’être, eux aussi, identifiés. Le problème, ce n’est pas que l’on identifie les dominants, c’est que depuis des années on identifie les dominés. »
« Tant que l’on n’aura pas arrêté d’assigner les gens à des places subalternes, il sera difficile de dire qu’on doit réserver comme un privilège le fait de ne pas avoir d’identité qu’aux dominants. »
« Il est tout à fait juste de dire que le point de départ de l’intersectionnalité, c’est le droit aux Etats-Unis. En France, les recherches autour de l’intersectionnalité, c’est essentiellement en sciences sociales. »
« La pluralité des rapports de domination, ça n’est pas remplacer une question par une autre. »
« La classe comme la race sont des concepts qui nous permettent de penser l’organisation sociale dans son entier. »
« On sait bien que, dans les classes populaires, les minorités raciales sont sur-représentées. Mais est-ce que cela veut dire que la question raciale peut se dissoudre dans la question sociale ? Non parce que l’on sait aussi que les classes moyennes peuvent être victimes de racisme. »
« La condition pour accéder à la parole publique pour les minorités, ce serait de se taire. »
« La violence qui est dirigée contre toutes les personnes racisées qui prennent la parole dans l’espace public, dit quelque chose sur le fait que l’on considère qu’elles ont le droit d’être là, à condition qu’elles ne contestent pas l’ordre du monde. »

regards.fr

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« Islamogauchisme » : Le piège de l’Alt-right se referme sur la Macronie

https://politoscope.org/2021/02/islamogauchisme-le-pi

Extraits

La porte ouverte à l’alt-right

Pour bien comprendre la faute politique que constitue la légitimation et l’appropriation d’un concept tel que « islamo-gauchisme » par un gouvernement, il faut se placer dans le contexte mondial de la montée de l’alt-right et des étapes qui permettent à cette idéologie de gangrener le pouvoir.

Contrairement à l’« islamo-gauchisme », l’alt-right est un mouvement idéologique bien réel, scientifiquement documenté, et revendiqué publiquement au sein d’espaces d’échanges en ligne tels que 4Chan et 8Chan.

L’alt-right est l’idéologie dont l’ascension a accompagné la prise du pouvoir de Donald Trump. Ses partisans sont nationalistes et suprématistes, racistes et antisémites, complotistes, intolérants et d’une violence parfois teintée de néonazisme. Ils s’organisent de manière décentralisée via les médias numériques et recrutent “parmi les identitaires blancs, éduqués ou non, qui se présentent comme victimes de la culture dominante” (Port-Levet, 2020). Ils utilisent la désinformation comme principal moyen pour propager leur idéologie “qui se fonde sur la confusion idéologique et dont l’un des principaux objectifs est de troubler l’ordre politique pour accélérer le chaos”.

On ne s’étonnera pas que l’alt-right conçoive l’Université comme un repère de gauchistes et que certains de ses partisans en aient fait leur principal champ de bataille.

L’idéologie alt-right a déjà quelques belles victoires à son palmarès, dont les mandatures de Donald Trump aux États-Unis et de Bolsonaro au Brésil, pays dont on relèvera qu’il dispose du même mode de scrutin présidentiel que la France.

Comme nous l’avons documenté, ses partisans sont convaincus que Marine Le Pen est de leur côté, ils l’ont d’ailleurs activement soutenu en 2017 en espérant lui donner le coup de pouce décisif qui la mènerait à la victoire. L’un de leurs forums post-premier tour, intitulé “Final Push Edition”, commençait le 25 avril 2017 par la formule “Alright everyone, our golden queen has won the first round and must now face her final opponent Macron Antoinette.” S’en suivait une série d’échanges et de conseils sur la meilleure manière de manier la désinformation pour réorienter une partie de l’opinion française vers un vote Le Pen ou l’abstention.

Depuis, ce courant n’a cessé de se renforcer à travers le monde, bénéficiant de la bouffée d’oxygène apportée par la mandature Trump. Avec la victoire de Biden, ils n’auront rien de mieux à faire ces prochains mois que de s’occuper à nouveau des élections présidentielles en Europe.

Pour propager leur idéologie à grande échelle, les activistes de l’alt-right se doivent de conquérir l’imaginaire collectif avec leurs représentations du monde. Comme une araignée, ils nécrosent progressivement la morale collective et la confiance que les citoyens ont dans leurs institutions démocratiques jusqu’à leur faire perdre tout repère. L’espoir de ces activistes est qu’alors un coup de force coordonné, jouant sur les émotions négatives, leur permettra de faire basculer une élection.

Le chemin de cette nécrose est connu et documenté par la recherche en psychologie sociale, sociologie et sciences politiques. Il a été emprunté par les partisans de Donald Trump et a mené à l’insurrection du Capitole. En avoir connaissance nous permet de constater que nous l’empruntons déjà et que la Ministre de l’Enseignement supérieur, de la Recherche et de l’Innovation vient, probablement à l’insu de son plein gré, d’y jouer un rôle d’agent de la circulation très efficace.

Il y a en effet un parallèle quasi parfait entre la stratégie de l’alt-right américaine et celle qui sous-tend la promotion de la notion d’« islamo-gauchisme » depuis 2016.