Attestation dérogatoire de sortie 

Pour un respect du droit pénal

Monsieur le Premier ministre,

Nous souhaitons vous alerter sur des pratiques récurrentes qui nuisent à la confiance de la population envers la police.

La Ligue des droits de l’Homme (LDH) ou le Syndicat des avocats de France (Saf) [1] ont pu constater que le pouvoir de verbalisation de police judiciaire, dans le cadre de la procédure d’amende forfaitaire, était employé dans de nombreux cas sans respect de l’interprétation stricte de la loi pénale, principe fondamental du droit pénal et corollaire du principe de légalité, consacré par le Conseil constitutionnel [2].

Ceci a été particulièrement vrai depuis mars 2020, concernant les amendes « Covid-19 », puisque le plus grand flou a entouré les dérogations au confinement : seule la production d’un « document » [3] pour un déplacement dérogatoire hors de son domicile est exigée par les décrets confinement ou couvre-feu, mais des procès-verbaux ont été dressés parce que la personne avait coché deux cases sur l’attestation « officielle » et non une seule ou n’avait pas recopié à la main toutes les hypothèses de sorties mais la seule concernée ou parce que ses courses ne correspondraient pas à des produits de première nécessité…

Par ailleurs, les attestations officielles sur le site du ministère de l’Intérieur ne reprenaient pas tous les cas de déplacement dérogatoire, notamment la possibilité de se rendre à une manifestation, après le déconfinement, alors que l’article 3 du décret n°2020-1310 du 29 octobre 2020 [4] prévoit expressément le droit de se rassembler pour une manifestation déclarée. Le Conseil d’Etat a jugé que ces modèles d’attestation étaient facultatifs [5] mais cela n’a pas empêché la verbalisation de manifestants détenteurs d’une attestation LDH (ou d’autres organisations) justifiant de ce motif, au prétexte que seule l’attestation officielle serait valable [6].

Dans nombre de cas, la verbalisation révèle un manque de discernement évident : des personnes à la rue ont été verbalisées pour non-respect de l’obligation de rester chez soi…

Nous demandons en conséquence que le gouvernement dépose un projet de loi d’amnistie pour toutes les amendes « Covid-19 ».

Il faudrait également revoir le dispositif répressif de l’article L. 3136-1 du Code de la santé publique et notamment le circonscrire à la période d’état d’urgence sanitaire [7].

En toute hypothèse, si le dispositif répressif demeurait, un encadrement des forces de sécurité habilitées à dresser de telles contraventions est absolument nécessaire. A cet égard, l’élargissement à d’autres forces que celles de police et de gendarmerie est à proscrire.

Mais au-delà de ces contraventions, nous voulons dénoncer l’utilisation de cette procédure à des fins constitutives d’un détournement de pouvoir.

Ainsi, le pouvoir de verbalisation est utilisé contre des « jeunes de quartiers populaires », surtout dans des zones de gentrification comme à Paris, afin de chasser de l’espace public ceux que la police qualifie abusivement d’« indésirables ». Il est particulièrement grave d’utiliser ce pouvoir pour sanctionner « à la volée » des jeunes quel que soit leur attitude ou leur comportement. Les « contrevenants » prétendus ne sont même pas avertis : étant connus des policiers, ceux-ci remplissent des procès-verbaux numériques en passant en voiture et en cochant plusieurs cases. Les familles reçoivent ainsi deux ou trois avis à la fois et en sont parfois réduites à devoir quitter leur logement à cause de cette pression.

Les motifs peuvent être réels mais la multiplication des amendes ne pacifie pas les relations avec la police et met à mal toute insertion sociale puisque les intérêts de retard s’accumulent à la majorité.

Les motifs en sont parfois absurdes ou faux, voire discriminatoires. C’est particulièrement le cas s’agissant de personnes visées en raison de leur couleur de peau. Une attestation numérique a ainsi été refusée comme n’étant pas valable à une personne traitée de « sale noir ». Une personne, la seule à être contrôlée à la gare de Lyon, a « osé » demander quel en était le motif (étant habituée à subir des discriminations raciales) : elle a reçu ensuite trois amendes, sans avertissement préalable, dont l’une concernait le tapage nocturne à 16h05 [8] !

Nous dénonçons l’utilisation discriminatoire et raciste de ce pouvoir de verbalisation. Ces contrôles ont été le prétexte de contrôles d’identité, de palpations ou même d’interpellations illégaux : il doit être rappelé fermement aux policiers le cadre légal de ces pouvoirs de police judiciaire. 

Il faut également cesser d’assigner des objectifs chiffrés aux policiers car cela incite à effectuer toutes ces mesures de contrainte ou de verbalisation sans discernement, ou pire, sans réel constat de violation de la loi.

Cette utilisation abusive de leur pouvoir de verbalisation doit également être dénoncée s’agissant de contraventions touchant des personnes manifestantes ou contestataires, dont certaines ont été verbalisées simplement après avoir été vues par les caméras dans l’espace public [9]. Ainsi, le fait d’afficher ses opinions sur son sac ou sur soi a généré des verbalisations, alors même que les personnes respectaient les règles décrétales.

Des personnes ont reçu une verbalisation pour déplacement non autorisé alors que leur attestation n’avait même pas été vérifiée, simplement parce qu’elles étaient connues comme étant militantes par les policiers. Ces pratiques dévoyées sont particulièrement graves en ce qu’elles vont à l’encontre des principes démocratiques. Tout contestataire est ainsi traité comme s’il était délinquant.

Parfois, ce procédé est même employé pour contrer toute velléité de devenir « contestataire » : ainsi des personnes ont été rassemblées dans une nasse (hors cadre légal) parce que les policiers les suspectaient de vouloir rejoindre une manifestation ou de participer à un blocus de lycée. Puis elles ont été verbalisées pour rassemblement interdit alors même qu’elles ne pouvaient pas s’opposer à la nasse, sous peine de rébellion.

Or, la procédure repose sur une confiance aveugle dans le constat du policier puisqu’il n’est pas possible prouver contre le contenu d’un procès-verbal, en matière de contravention, sauf par écrit ou par témoin [10]. Une contestation est donc rendue très difficile, faute de preuve, surtout quand la personne n’a pas été avertie qu’elle était verbalisée [11].

De plus, les amendes arrivent souvent déjà majorées chez la personne. Les permanences LDH ou les avocats du Saf constatent tellement de cas semblables que cela ne peut résulter que d’une pratique destinée à sanctionner plus lourdement.

Parfois, même l’amende majorée ou l’ordonnance pénale n’est pas envoyée aux destinataires qui sont ensuite visés par une saisie à tiers détenteur, sans avertissement préalable. L’envoi par lettre recommandée avec avis de réception devrait être exigé dès le premier avis de contravention.

Ces pratiques ont été dénoncées par la Commission nationale consultative des droits de l’Homme (CNCDH), dans son avis du 11 février 2021 sur les relations police-population [12].

Nous réclamons la suppression des procédures d’amende forfaitaire ou tout au moins leur révision pour rendre leur contestation plus aiséeLa preuve contraire doit être libre. Il est par ailleurs aberrant de devoir attendre la majoration de l’amende pour pouvoir demander au Trésor public un échéancier de paiement ou une remise gracieuse en cas de difficultés de paiement. Il est également impératif de renforcer la formation des policiers et gendarmes mais également de donner les moyens au parquet pour un véritable [13] contrôle des verbalisations. Il n’est pas admissible de laisser un tel pouvoir de sanction aux policiers sans aucun contrôle.

Nous ne pouvons donc que déplorer le choix de créer la procédure d’amende forfaitaire délictuelle avec possibilité d’inscription au casier judiciaire [14]. Nous nous inquiétons de ce que la police municipale puisse bientôt constater des délits susceptibles de faire l’objet d’une amende forfaitaire si la proposition de loi « Sécurité globale » est votée sur ce point. Nous dénonçons toute velléité d’étendre cette procédure aux mineurs [15].

Nous vous prions d’agréer, Monsieur le Premier ministre, nos salutations les plus distinguées.

Malik Salemkour, président de la Ligue des droits de l’Homme

Estellia Araez, présidente du Syndicat des avocats de France

Katia Dubreuil, présidente du Syndicat de la magistrature

Notes

[1] La LDH a ouvert des permanences depuis le début de l’état d’urgence sanitaire, au départ pour aider les personnes sans domicile ou venant chercher de l’aide alimentaire qui s’étaient faites verbaliser, mais elle a fait face à un afflux de demandes de contestation de contraventions arbitraires (l’aide est sélectionnée), notamment celles touchant des militants de la LDH ou d’autres associations, souvent faites « à la volée », (voir ci-après). Des avocats du Saf ont également aidé à contester des verbalisations arbitraires dans toute la France, notamment pour des syndicalistes.

Pour le Syndicat de la magistrature, voir son communiqué :

 http://www.syndicat-magistrature.org/IMG/pdf/observations_sm_loi_orga

[2] CC 96-377 DC 16 juillet 1996, cons. 11, Journal officiel du 23 juillet 1996, page 11108, Rec. p. 87

[3] Voir par exemple l’article 4 du décret n°2020-1310 du 29 octobre 2020. Ce « document » peut être un papier de l’employeur, par exemple, pour travailler, ce qui était censé être accepté, d’après le ministère, mais la permanence LDH a aidé à contester des verbalisations de personnes dont il était exigé une attestation personnelle de déplacement ou ce peut être la preuve de son domicile, pour faire des courses (ce que le gouvernement vient enfin de reconnaître)…

[4] Ceci afin de se conformer à la décision du juge des référés du Conseil d’Etat : Ordonnance du CE du 13 juin 2020, n° 440846, 440856, 441015

[5] CE 20 octobre 2020, n°440263 ; CE 22 décembre 2020, n°439956 Rappelons qu’un simple « document » est exigé (cf. supra).

[6] Ordonnance du juge des référés du Conseil d’Etat du 21 novembre 2020 n° 446629 : pas d’injonction de modification de l’attestation sur le site du ministère, il suffit d’indiquer « l’heure et le lieu de la manifestation ou son itinéraire pour permettre aux forces de sécurité intérieure d’apprécier la plausibilité du motif invoqué ».

[7 Voir l’analyse du Syndicat de la magistrature sur la « pérennisation du champ pénal de la crise sanitaire » (page 19), 

Communiqué du 13 juillet 2020 sur la loi organisant la sortie de l’état d’urgence sanitaire.

[8] Contestations rédigées par une avocate de la LDH et du Saf. Voir l’article d’Etienne Girard :

https://www.marianne.net/societe/police-et-justice/etre-alle-marcher-chercher-des-ciga

[9] Nous ne pouvons que nous inquiéter à cet égard des propositions de la proposition de loi (PLL) « Sécurité globale » qui va augmenter les possibilités de surveillance de la population (drones, caméras embarquées…)

[10] Article 537 CPP

[11]∫ Rappelons que l’article L.3136-1 alinéa 4 CSP rend délictuel le fait d’avoir reçu plus de trois contraventions en trente jours « Covid-19 »

[12] https://www.cncdh.fr/fr/actualite/avis-sur-les-rapports-entre-police-et-po

[13] La procédure d’ordonnance pénale, très souvent choisie après un procès-verbal numérique ou après une contestation d’amende, démontre qu’il ne s’agit pas d’un contrôle véritable en dépit de l’intervention d’un juge :

voir https://www.lexpress.fr/actualite/medias/l-express-audio-offert-des-amendes-anti-c

[14] Voir le Livre blanc contre l’extension de la procédure d’amende forfaitaire au délit d’usage de stupéfiants signé par nos organisations au sein du Collectif pour une nouvelle politique des drogues (CNPD), Collectif pour une Nouvelle Politique des Drogues.

[15] Proposition de loi n°3748, déposée à l’Assemblée nationale le 18 janvier 2021, instaurant une amende forfaitaire pour la consommation de stupéfiants des mineurs.

https://blogs.mediapart.fr/ldh-saf-sm/blog/290321/attestation-derogatoir