La criminalisation de la parole publique

Cela se passe en France

Un article du monde diplo

Ce fut une ritournelle moins anecdotique qu’il n’y paraît. Pendant des décennies, certains parlementaires se sont fait un devoir d’interpeller régulièrement le gouvernement sur la persistance incongrue dans notre ordre juridique d’un singulier délit de blasphème, qui sanctionnait en Alsace-Moselle « celui qui aura causé un scandale en blasphémant publiquement contre Dieu par des propos outrageants (1) ». Et jusqu’à son abrogation, par la loi du 27 janvier 2017, la réponse fut invariablement la même : l’exécutif bottait en touche en faisant observer que cette infraction était tombée en désuétude. Il est vrai que personne n’avait été poursuivi de ce chef depuis 1918. En ce cas, pourquoi avoir attendu si longtemps pour le supprimer ?

Répondre à cette question amène à mettre en lumière la propension de nos gouvernants à réprimer la parole publique perçue comme dérangeante. Ancienne, cette tendance s’est accrue au cours des dernières années. Depuis 1990, la France est ainsi l’un des rares États européens à rendre passibles d’une peine pouvant aller jusqu’à un an d’emprisonnement les propos niant l’existence des crimes contre l’humanité commis par les puissances de l’Axe durant la seconde guerre mondiale, quand la grande majorité de nos voisins s’y refusent au nom de la liberté d’expression. Cette incrimination est longtemps demeurée essentiellement symbolique, et les quelques personnes qui ont été poursuivies n’ont jamais été incarcérées. Mais en 2015 le pas a été franchi et, pour la première fois depuis la Libération, des personnes se retrouvent derrière les barreaux en raison de propos qu’elles ont tenus.

Comme souvent, cette évolution s’est opérée à la faveur du durcissement continu de la législation antiterroriste. La répression du délit d’apologie du terrorisme, institué en 1986, a été fortement alourdie par la loi du 13 novembre 2014. Incriminant le seul fait de présenter sous un jour favorable un acte terroriste ou ses auteurs, il est désormais passible d’une sanction pouvant aller jusqu’à sept ans d’emprisonnement. Cette élévation des peines vise notamment à permettre le recours à la procédure rapide — pour ne pas dire expéditive — de la comparution immédiate, laquelle autorise l’incarcération immédiate de la personne condamnée à l’issue de l’audience (2). Dans un contexte marqué par des attentats traumatisants (Charlie Hebdo et le Bataclan en 2015, puis Nice en juillet 2016), 385 personnes se retrouvent condamnées à des peines d’emprisonnement allant de quelques mois à trois ans pour avoir affirmé leur soutien ou même leur sympathie envers des individus ou des groupes responsables de crimes qualifiés de terroristes (3).

Nul ne prétend que de tels propos — pas plus que les élucubrations des prétendus historiens niant l’existence des crimes contre l’humanité — ne doivent pas être combattus. Mais, dans une société démocratique, est-il vraiment légitime que la parole qui dérange expose son auteur à une peine d’emprisonnement, et à plus forte raison à une peine d’emprisonnement identique, voire supérieure, à celle qui sanctionne une escroquerie, des violences ou même une agression sexuelle ?

La question mérite d’être posée, surtout à l’heure où le Parlement vient d’étendre la logique de la comparution immédiate aux auteurs d’apologie des crimes et délits portant atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation, ainsi que de provocation à la haine xénophobe. On mesure le potentiel répressif d’une telle réforme, introduite par l’article 20 de la loi supposée « conforter le respect des principes de la République » : ce ne sont plus des dizaines, mais des milliers, voire des dizaines de milliers de personnes qui pourraient se retrouver devant les tribunaux — et potentiellement derrière les barreaux — pour avoir tenu de tels propos. Cette évolution est d’autant plus problématique que, tout comme la notion de terrorisme, la notion d’incitation à la haine reste malléable : à l’heure où certains veulent assimiler toute critique du gouvernement israélien à de l’antisémitisme ou toute forme d’analyse de la criminalité terroriste à de la complaisance à son égard, qui peut se dire à l’abri ?

Une telle dérive surprendra peut-être ceux qui s’en tiennent au catéchisme selon lequel la France serait « le pays des droits de l’homme ». Les autres se souviendront que les institutions sociales et politiques de ce pays — dont son système répressif — restent largement façonnées, aux côtés de la tradition libérale et républicaine, par la tradition autoritaire que lui a léguée le bonapartisme (4). Une tradition qui ne goûte guère la liberté d’expression, et en particulier les propos « séditieux proférés dans les lieux ou réunions publics », qui restent à ce jour prohibés par la loi (5). Cela explique largement pourquoi son degré de protection, sans être insignifiant, reste sensiblement inférieur à celui qu’on observe dans la plupart des sociétés occidentales.

« Une condition de la démocratie »

La France est en effet l’un des rares pays où cette liberté n’est pas expressément consacrée par la Constitution, à la différence non seulement des États anglo-saxons tels que les États-Unis ou le Canada, mais également de la grande majorité des nations européennes. En Suisse, la Loi fondamentale proclame non seulement la liberté d’opinion et d’information, mais aussi la liberté des médias, la liberté de l’art, la liberté de la science et la liberté des langues. De ce côté-ci des Alpes, il a fallu attendre la décision du 16 juillet 1971 — par laquelle le Conseil constitutionnel a considéré que les lois qui lui étaient déférées devaient être conformes à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen — pour que la liberté d’expression acquière une valeur constitutionnelle.

De fait, le juge constitutionnel est aujourd’hui le principal acteur de sa protection en France, ce qui le place régulièrement en porte-à-faux avec le législateur. En 2017, il lui aura ainsi fallu censurer à deux reprises le délit de consultation habituelle de sites supposément terroristes, que le Parlement s’était échiné à rétablir après une première décision qui l’avait abrogé en raison de la disproportion de l’atteinte à la liberté d’expression induite par cette infraction. Il a rappelé au passage que cette liberté était « d’autant plus précieuse que son exercice est une condition de la démocratie et l’une des garanties du respect des autres droits et libertés (6) ».

En 2020, il a cette fois censuré intégralement la loi « visant à lutter contre les contenus haineux sur Internet (7) ». Au prétexte de prévenir la diffusion de propos incitant à la haine et à la discrimination, ce texte imposait aux hébergeurs de sites Internet et de réseaux numériques une obligation de retrait, sous peine de sanctions pénales, de tout contenu signalé comme haineux dans un délai de vingt-quatre heures — délai ramené à une heure (!) en cas de provocation à des actes terroristes ou d’apologie de tels actes ainsi que de diffusion d’images pédopornographiques. Ce dispositif légal, en ne prévoyant aucun contrôle d’un juge, aboutissait en réalité à conférer à des entreprises privées comme Facebook ou Google un pouvoir de censure. Eu égard au caractère particulièrement imprécis et extensif des notions de « contenu haineux », et, plus encore, d’apologie du terrorisme, et au délai extrêmement bref prévu par la loi, les opérateurs auraient pu choisir de censurer tous les contenus qui leur étaient signalés pour prévenir toute mise en cause de leur responsabilité pénale.

La conception de la liberté d’expression portée par nos gouvernants apparaît également très en deçà des exigences de la Cour européenne des droits de l’homme. Selon une formule devenue canonique, celle-ci juge que cette liberté « vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population. Ainsi le veulent le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture sans lesquels il n’est pas de société démocratique (8) ». Si la Cour n’exclut évidemment pas que la liberté d’expression puisse être soumise à des restrictions, elle est régulièrement amenée à condamner la France en raison de la disproportion de certaines atteintes, telles que les sanctions pénales à l’encontre des militants appelant au boycott des produits en provenance d’Israël (9). La conception française est aussi en délicatesse avec le droit de l’Union européenne. Si la directive du 15 mars 2017 invite les États membres à incriminer la glorification des infractions terroristes, c’est à la condition que celle-ci s’assimile à une provocation créant « le risque qu’une ou plusieurs de ces infractions puissent être commises (10) ». Or cette condition n’est pas requise en droit français, la Cour de cassation considérant le délit caractérisé même en l’absence de toute incitation (11).

Effets contre-productifs de la répression

Veiller à ce que les limites apportées à la liberté d’expression demeurent strictement nécessaires et proportionnées ne constitue pas seulement une exigence démocratique de première importance. Il s’agit aussi d’éviter qu’une répression excessive ne vienne renforcer les discours et comportements qu’elle prétend combattre. Outre la tribune offerte aux auteurs de propos xénophobes ou négationnistes, la surpénalisation de la parole publique et l’effet de censure qu’elle produit peuvent paradoxalement contribuer à renforcer l’adhésion au discours prohibé, soudain paré des séductions de l’interdit, en particulier chez les plus jeunes. Plus préoccupant encore : elle risque de favoriser la « radicalisation » des propos et des actes des personnes censurées, puisqu’il ne s’agit plus de convaincre par la discussion ou de faire émerger la vérité, mais de réduire au silence son adversaire au terme d’un banal et brutal rapport de forces. Qui peut croire que le risque de passage à l’acte des individus qui ont été incarcérés — parfois durant plusieurs années — pour avoir simplement fait l’apologie d’un crime terroriste n’est pas plus élevé après leur séjour en prison ?

Loin de favoriser le libre débat d’idées dont notre époque a cruellement besoin, l’approche punitive contribue à tendre davantage les échanges. Elle alimente un cercle vicieux où la pénalisation de la parole publique nourrit la radicalisation du discours, qui, bientôt, sert de prétexte à une nouvelle aggravation de la répression. Pour lutter contre la multiplication des propos injurieux, xénophobes ou haineux dans l’espace public, d’autres voies méritent d’être explorées. En donnant enfin à la justice les moyens de fonctionner, il serait possible de développer des procédures civiles spécifiques pour apporter une réponse rapide et effective à une campagne de diffamation, de provocation à la haine ou d’incitation à la violence.

Point besoin d’en appeler à une répression pénale démesurée pour faire cesser de tels abus : il suffit de permettre au particulier concerné ou — dans certaines hypothèses — au ministère public d’obtenir rapidement d’un juge la suspension d’une publication, un droit de réponse ou encore la condamnation de l’auteur d’une diffamation au versement d’une provision à valoir sur une éventuelle obligation de réparer le préjudice causé. Sans oublier que la dégradation du débat public procède plus largement de la crise démocratique que traversent nos sociétés. On ne saurait y remédier en restreignant toujours plus la liberté d’expression.

Vincent Sizaire Maître de conférences associé à l’université Paris Nanterre, auteur d’Être en sûreté. Comprendre ses droits pour être mieux protégé, La Dispute, Paris, 2020.

Notes

(1) Article 166 du code pénal d’Alsace-Moselle.

(2) Article 397-4 du code de procédure pénale.

(3) « Des mesures disproportionnées », Amnesty International, janvier 2017.

(4Cf. Sortir de l’imposture sécuritaire, La Dispute, Paris, 2016.

(5) Article 24 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.

(6) Décision n° 2017-682 QPC, Conseil constitutionnel, Paris, 15 décembre 2017.

(7) Décision n° 2020-801 DC, Conseil constitutionnel, 18 juin 2020.

(8) Affaire Handyside c. Royaume-Uni, requête n° 5493/72, alinéa 49, Cour européenne des droits de l’homme, Strasbourg, 7 décembre 1976.

(9) Affaire Baldassi et autres c. France, requête n° 15271/16, Cour européenne des droits de l’homme, 11 juin 2020.

(10) Article 5 de la directive n° 2017/541 du Parlement européen et du Conseil de l’Union européenne, Bruxelles, 15 mars 2017.

(11) Cour de cassation, chambre criminelle, pourvoi n° 16-83.331, 25 avril 2017.