Médecine connectée

Nos corps sont-ils prêts pour cette révolution ?

Après avoir fait ses preuves pendant la crise sanitaire, la télémédecine est devenue le fer de lance de notre système de santé en pleine mutation. Pourtant, en termes de réglementation des pratiques ou de régulation des logiciels, tout reste à faire.

 

Plus d’un million de téléconsultations chaque semaine au plus fort de la pandémie, et plus de 50 000 médecins inscrits sur les plateformes de télémédecine : les outils de santé connectée ont vu leur usage exploser depuis un an et demi. Faut-il y voir une occasion rêvée pour repenser la prise en charge des patients, alors que le pays est de plus en plus émaillé de « déserts médicaux » ? — l’Eure, par exemple, ne compte plus qu’un médecin pour 2700 patients… Est-ce une façon, aussi, de désengorger des services d’urgences saturés, accueillant désormais 20 millions de personnes par an, soit deux fois qu’en 2010 ? A côté des urgences justifiées, existent toutes celles qui sont juste « ressenties » par des patients en demande d’attention et de réassurance. « Or, explique le Dr Pierre Simon fondateur de la Société Française de Télémédecine, seuls 20% de ceux-ci sont finalement hospitalisés ». Un système qui s’avère être également des plus utiles pour les patients qui ne nécessitent qu’une simple surveillance. Une étude menée en Basse-Normandie montre qu’un suivi à distance de patients souffrant d’insuffisance cardiaque a permis l’économie de 140 jours d’hospitalisation, soit 300 euros par jour et par patient. Le numérique, décidément, pourrait bien être la solution providentielle pour un système de santé de plus en plus éprouvé…

Reste que la pratique interroge. D’abord, sur la désertification médicale : et si, loin de la pallier, elle l’avait accélérée ? Sans surprise, la direction de Doctolib affirme au contraire que les nouvelles pratiques permettent la réorganisation des services sur l’ensemble du territoire. « Un médecin généraliste fait 17,5% de consultations en plus après un an d’utilisation de Doctolib. En Seine-St-Denis, 3,5 millions de rendez-vous en ligne ont été pris sur la dernière année pour une population de 1,7 millions d’habitants »Quoiqu’on en pense, Doctolib, numéro un du secteur, est passé du statut de solution complémentaire à celui de pilier de notre système de santé.

Une pratique encore hors de contrôle

Autre questionnement majeur : les règles qui encadrent la télémédecine, et qui restent largement à définir. Vu de près, le fonctionnement de la prise en charge ressemble à un système de « speed dating », ces rencontres minutées entre inconnus : la plupart du temps, les patients choisissent de contacter le premier médecin disponible, et passent ainsi, au fil des consultations, de mains en mains, ou plutôt d’écran en écran, en changeant de praticien à chaque fois. Or en l’absence d’historique complet et détaillé, le malade s’expose à autant d’interprétations possibles que de professionnels en ligne. Le gouvernement a réagi en prévoyant la création d’un « Espace de Santé » dès janvier 2022, afin d’obliger les médecins à inscrire noir sur blanc la totalité du parcours des patients dans le « Dossier Médical Partagé ».

Quid alors de la protection des données de santé ? Si de nombreuses plateformes comme Care, Livi ou Mes Docteurs n’ont pas été retenues par L’Assurance Maladie pour bénéficier de son remboursement, c’est notamment parce que, justement, les protocoles divergent en ce qui concerne les informations de santé. Habituellement soumises au secret médical, elles deviennent des données comme les autres dans le business du virtuel. Le constat est sans appel pour le directeur du Comité National d’Ethique du Numérique, Claude Kirchner : « Seules les plateformes et applications utilisées dans le cadre d’un suivi remboursé par l’Assurance Maladie sont aux normes législatives garantissant un protocole médical en règle, le secret médical et la protection totale des données de santé ». En 2015, le conseil de l’ordre des médecins dénombrait déjà neuf applications (sur les 21 les plus utilisées) transmettant aux géants/industriels du numérique des informations contenues dans les smartphones. Depuis, le phénomène n’a cessé d’empirer. Dominique Pon, directeur de la clinique Pasteur à Toulouse et responsable ministériel au numérique en santé, en fait le constat depuis de nombreuses années : « L’Etat doit devenir souverain en la matière, et développer ses propres plateformes garantissant à la fois l’aspect technique, éthique et sécuritaireNous venons d’investir deux milliards pour un programme de labellisation afin que l’ensemble des logiciels utilisés par les Français soient agréés ». Dans ce nouveau système, tous les accès aux informations et les codes de sécurité seront détenus par le patient-citoyen.

Au-delà du devoir de suivi et du consentement à l’accès des données, l’utilisation du numérique soulève enfin un point crucial : la pratique médicale peut-elle vraiment se passer de ce qui fut jusqu’alors l’essentiel de son art, le contact et l’observation minutieuse du corps ? Selon le Dr Pierre Simon, « si l’interrogatoire médical est suivi à la lettre, un diagnostic peut être posé par un échange à distance dans 70% des cas ». Tandis que d’autres, comme le philosophe des sciences médicales Maël Lemoine, rappellent que le moindre détail peut s’avérer décisif lors d’un acte en présentiel : « A distance, le médecin ne peut plus palper, ausculter les yeux, la gorge, etc. Or, de nombreux éléments très discrets peuvent être les symptômes d’une maladie grave. Une simple fièvre peut trahir un choc septique ». Les maladies auto-immunes (diabète type 1, hépatite auto-immune, polyarthrite etc.) sont également hors de portée des diagnostics de télémédecine. Pour certains praticiens, comme le Dr Jean-Pierre Thierry, spécialiste en évaluation des technologies médicales et en santé publique, tout est une question de temps : « Il va falloir au moins dix ans avant d’avoir tous les éléments d’études et de connaître tous les enjeux de telles pratiques ». Pour l’heure, seul le médecin décide de ce qui peut être fait à distance ou non.

Demain, tous médecins ?

Au delà de tous ces questionnements, aussi importants soient-ils, la télémédecine est le signe d’une révolution quasi sociologique. Pour la première fois, le soigné se voit proposer certaines fonctions du soignant. Rien ne semble en effet désormais impossible au patient connecté : avec des applications installées sur son smartphone tels les compteurs de pas ou de calories, ou des accessoires de type montre connectée, bracelets d’activité, calculateurs en rhumatologie ou autres lentilles « intelligentes », le marché des coachs électroniques a explosé. On peut mesurer sa pression artérielle, son rythme cardiaque, obtenir le tracé d’un électrocardiogramme ou même réaliser un examen oculaire tout seul à la maison… Ce « self-management » élève le patient au rang de Patient-Expert selon la nouvelle déontologie médicale. Le Dr Simon met en garde : « Évidemment, il n’est expert que de sa propre maladie, voire… expert en ‘bobologie’ ! ». Reste que les industriels investissent sans compter dans ces outils. La Haute Autorité de Santé (HAS) répertorie déjà plus de 100 000 applications ! Une tendance accrue par la demande boulimique de milliers de consommateurs qui se mettent à jouer au docteur… « Le simple fait de suivre notre santé depuis notre téléphone nous ferait économiser plus de 11 milliards d’euros » se félicite Eric Sebban, fondateur de Visiomed. Les médecins ne le vivent pas ainsi. Jacques Lucas, ancien vice-président du Conseil de l’Ordre et Président de l’Agence Numérique de Santé, s’inquiète ouvertement des risques induits par ces nouveaux gadgets : « Si votre montre connectée fait une erreur de 20 pulsations par minutes, ce n’est pas très important pour le sportif du dimanche, mais dans le cadre d’un suivi à cause de problèmes cardiaques, cela devient très dangereuxEt je ne parle même pas des outils non agréés qui proposent un dépistage ».

En plus d’être de véritables passoires en matière de sécurité des données, nombre de ces outils sont d’ailleurs régulièrement retirés du commerce à cause de leurs calculs erronés ou de leurs capteurs défaillants. Très diversifié, ce marché n’a fait l’objet que d’un seul rapport complet en dix ans, et à ce jour, seules trois formes de thérapies utilisant ces outils, parmi les milliers de « Digital Therapeutics », ont été reconnues par la HAS. Il faudrait donc rapidement réguler, mais sans freiner l’innovation, défi qui s’annonce titanesque mais bel et bien nécessaire pour Jacques Lucas : « Il faut veiller à garantir la qualité tout en maintenant l’offre. Des applications françaises comme MoovCare (dédié aux malades atteints d’un cancer) sont devenues de véritables dispositifs médicaux et des outils de référence ».

Face à la puissance de l’offre, le directeur du Comité National d’Ethique du Numérique insiste sur l’importance d’alerter les consciences : « Même si nous filtrons toutes les applications et agréons certaines plateformes et pas d’autres, nous ne pourrons pas empêcher les patients de se télé-soigner à l’étranger. Si le suivi n’est pas respecté et qu’il n’est pas encadré par l’Assurance Maladie, ils prennent des risques énormes ». Eric Pieuchot, directeur d’Healthcare, la filiale santé d’Orange, tient à rassurer sur les protocoles de leur conception : « Ce sont les professionnels de la santé qui font remonter leurs demandes et fixent le cahier des charges pour la production de nos logiciels. Ils ne peuvent être utilisés qu’après validation clinique de l’Etat ».

Cette « Garantie Humaine », déjà mise en place par la jurisprudence dans les technologies de l’Intelligence Artificielle, constitue une sorte d’expertise continue des machines par les humains. La question est maintenant de savoir si elle pourra tenir… Ou si elle sera balayée par le train toujours plus performant de l’automatisation de nos métiers.

Télérama