La technologie fait exploser les inégalités

Une constatation de l’ONU

 « Si cette orgie numérique ne s’arrête pas, à quoi pouvons-nous nous attendre ? 

https://www.partage-le.com/2022/01/03/selon-onu-technologie-augmente-inegalites/

Extraits

Une augmentation des inégalités sociales et une division progressive de notre société entre une minorité d’enfants préservés de cette “orgie numérique” – les soi-disant Alphas du roman de Huxley [Le Meilleur des mondes, 1932] – qui possèderont à travers la culture et le langage tous les outils nécessaires pour penser et réfléchir sur le monde, et une majorité d’enfants aux outils cognitifs et culturels limités – les soi-disant Gammas du roman de Huxley – qui seront incapables de comprendre le monde et d’agir en citoyens éclairés. 

Alpha fréquentera des écoles privées coûteuses, avec de “vrais” professeurs humains. 

Les Gammas iront dans des écoles publiques virtuelles avec un soutien humain limité, où ils seront nourris d’une pseudo-langue similaire au “Newspeak” d’Orwell [novlangue] et où on leur enseignera les compétences de base des techniciens de niveau moyen (les projections économiques indiquent que ce type d’emplois sera surreprésenté dans la main-d’œuvre de demain). 

Un monde triste dans lequel, comme l’a dit le sociologue Neil Postman, ils s’amuseront jusqu’à la mort. Un monde dans lequel, grâce à un accès constant et débilitant au divertissement, ils apprendront à aimer leur servitude »

– Michel Desmurget, neuroscientifique directeur de recherche à l’Inserm, extrait d’une interview publiée en octobre 2020 par la BBC.

Rassurez-vous, il est hautement improbable qu’un tel scénario inspiré du roman d’Huxley se produise dans un futur proche, pour la simple et bonne raison que des inégalités extrêmes engendrent une instabilité extrême du système. Le progrès technique accroît les inégalités depuis la première révolution industrielle, une tendance qui accélère constamment depuis le début du XXe siècle avec l’électrification, puis au cours des années 1970–1980 avec la révolution informatique. C’est le constat fait par la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED) dans son « rapport sur la Technologie et l’Innovation 2021». Les auteurs de ce rapport ne s’inquiètent pas tant des ravages de la technologie sur l’être humain (maladies de civilisation – cancer, diabète, obésité, maladies cardiovasculaires, stress, dépression, démence, hyperactivité, suicide) et l’environnement naturel (destructions et pollutions multiples), ils pointent en premier lieu le « retard » de certains pays ainsi que le risque de voir s’agrandir les « déséquilibres » pouvant « déstabiliser les sociétés ». Veulent-ils parler d’une insurrection populaire qui menacerait la survie du système technologique ?

Pour y remédier, les préconisations faites par les technocrates semblent sortir d’un programme politique progressiste de gauche – planification stratégique du développement industriel par les États ; nécessité d’un « activisme social vigoureux » soutenant les politiques publiques et les « plans stratégiques » ; augmentation de la fiscalité, des transferts (allocations) et des salaires ; « revenu de base universel » ; renforcement des syndicats ; et autres joyeusetés qui raviront les gauchistes. Dans un article paru en 2014 qui aurait parfaitement eu sa place dans le magazine Alternatives Économiques en France, Martin Wolf, l’un des cadres du Financial Times, expliquait « pourquoi les inégalités sont un frein important pour l’économie », citant les inquiétudes d’analystes de la société de notation financière Standard & Poor’s et de la banque Morgan Stanley. Des inégalités trop importantes freinent la demande et handicapent la croissance de l’activité économique. Plus grave encore est « le coût de l’érosion de l’idéal républicain d’une citoyenneté commune », rapporte Wolf certainement préoccupé par les divisions et la polarisation politiques aux États-Unis. Wall Street et les progressistes, même combat : la stabilité du système techno-industriel.

Comme le précise le collectif Pièces et Main d’œuvre (PMO) dans son article « Le 4e Reich sera cybernétique », l’ennemi public n°1 de l’humanité et de tous les êtres vivants sur Terre, c’est bien la gauche techno-progressiste, et de manière générale tous les partis et mouvances politiques en faveur du progrès scientifique et technologique. L’histoire nous enseigne que le système lâche du lest lorsque des conditions propices à la révolution émergent (pauvreté et inégalités importantes par exemple). Le système utilise la gauche progressiste et réformiste comme amortisseur de la grogne sociale, car du point de vue de la classe dirigeante, mieux vaut payer plus d’impôts que de finir torturé et fusillé par des insurgés.

Avec la convergence NBIC (Nanotechnologies, Biotechnologies, Informatique et Cognitive sciences), nous sommes à l’aube d’une nouvelle révolution technologique et industrielle aux conséquences potentiellement cataclysmiques pour la race humaine et la biosphère. Selon toute probabilité, la vitesse de propagation de ces technologies associée à l’automatisation croissante du travail laissera bien des personnes sur le carreau. Il faudra à ce moment-là mettre tout en œuvre pour combattre avec la plus grande détermination la vermine progressiste qui tentera, comme elle le fait maintenant depuis au moins un siècle, de désamorcer les ambitions révolutionnaires du peuple.

Une définition biaisée de l’inégalité

Avant de poursuivre, il est utile de rappeler que l’indice de Gini fait office de référence pour mesurer les inégalités, comme le rappelle le rapport de la CNUCED :

« L’inégalité des revenus est généralement mesurée à l’aide du coefficient de Gini, qui va de zéro à 1, où zéro représente une égalité parfaite et 1 signifie qu’une seule personne possède tout. Dans les sociétés plus égalitaires comme en Scandinavie, l’indice de Gini se situe entre 0,2 et 0,3. Les pays plus inégalitaires comme les États-Unis ont des Gini autour de 0,4. Dans certains pays d’Amérique latine et d’Asie, le niveau se situe autour de 0,5. Mais les niveaux les plus élevés se trouvent en Namibie (0,59), en Afrique du Sud (0,63) et en Zambie (0,57). »

L’INSEE ajoute que « les inégalités ainsi mesurées peuvent porter sur des variables de revenus, de salaires, de niveau de vie, etc. » ; sur le patrimoine également. On remarque que l’indice de Gini repose uniquement sur des variables liées à la richesse patrimoniale, monétaire ou matérielle. Les valeurs du système techno-industriel introduisent un biais énorme dans la conception de cette mesure de l’inégalité. Dans ce cadre de référence, un paysan-éleveur du peuple des Batammaribas (Bénin et Togo), vivant de son propre travail au sein d’une communauté traditionnelle autonome déconnectée des systèmes marchands et monétaires globalisés, sera considéré comme pauvre. Et peu importe si ces gens sont heureux, en bonne santé ; peu importe si leur système traditionnel favorise le partage et l’égalité au sein de la communauté. Dans le monde, il existe encore des centaines de millions (milliards ?) de personnes vivant dans des situations plus ou moins similaires. Et de telles communautés étaient légion en Europe avant l’ère moderne, avant l’institutionnalisation de la propriété privée conduisant à transformer la terre en marchandise.

« En termes absolus, l’écart entre les pays développés et les pays en développement n’a jamais été aussi grand et continue de se creuser. » Il paraît hautement improbable que l’Afrique et l’Amérique du Sud puissent un jour rattraper leur « retard », même si le rapport laisse entendre le contraire.

En se basant sur cette définition biaisée de l’inégalité, les progressistes font le jeu du système techno-industriel en militant pour que l’humanité entière accède à – et donc devienne dépendante de – la technologie moderne et du marché globalisé.

Le développement des inégalités

Les inégalités atteignent aujourd’hui des niveaux de plus en plus insoutenables pour la perpétuation du système technologique. Les auteurs du rapport en donnent une explication pour le moins surprenante :

« […] les progrès rapides peuvent avoir de graves inconvénients s’ils dépassent les capacités d’adaptation des sociétés. »

Une déclaration empreinte de racisme et de suprémacisme qui suggère l’existence d’une anomalie chez les groupes humains qui auraient du mal à intégrer, sans conséquences dévastatrices pour la structure de leurs sociétés, les progrès technologiques exportés par les nations industrialisées. Quant à ceux qui s’opposeraient délibérément au développement ou le considérerait comme futile, voire inutile, les thuriféraires du progrès les qualifient tour à tour de « réactionnaires », « obscurantistes » ou « arriérés ».

Plus loin :

« Nous vivons à une époque de progrès technologiques spectaculaires, principalement concentrés dans les pays développés, mais les grands clivages entre les pays que nous voyons aujourd’hui ont commencé avec le début de la première révolution industrielle. À ce moment-là, la plupart des gens étaient aussi pauvres les uns que les autres et les écarts de revenu par habitant entre les pays étaient beaucoup plus faibles. Puis, profitant des vagues de changements technologiques, l’Europe occidentale et ses émanations − l’Australie, le Canada, la Nouvelle-Zélande et les États-Unis − ainsi que le Japon, ont pris de l’avance. La plupart des autres pays sont restés à la périphérie. Chaque vague de progrès a été associée à une inégalité plus marquée entre les pays − avec des disparités croissantes dans l’accès aux produits, aux services sociaux et aux biens publics − dans des domaines allant de l’éducation à la santé, ainsi que des infrastructures des technologies de l’information et de la communication (TIC) à l’électrification. Néanmoins, quelques pays, notamment en Asie de l’Est, ont pu par la suite rattraper leur retard grâce à l’apprentissage, à l’imitation et à l’innovation technologiques. »

Naturellement, après avoir osé blasphémer contre la Sainte Technologie, les auteurs s’empressent de préciser qu’autrefois « la plupart des gens étaient aussi pauvres les uns que les autres et les écarts de revenu par habitant entre les pays étaient beaucoup plus faibles ». Avant, les gens vivaient dans la misère et la crasse, ils crevaient de faim, passaient leur temps à s’entretuer, à copuler allègrement et ne dépassaient pas en moyenne l’âge de 30 ans. On commence à connaître la chanson des laudateurs du progrès de la civilisation, une caricature tellement grossière des faits historiques qu’elle en devient ridicule. La littérature scientifique montre au contraire que les sociétés traditionnelles et rurales humilient les sociétés urbaines industrialisées en matière de santé publique.

Rien n’est dit sur l’Empire occidental qui a depuis 500 ans mis sous tutelle la plupart des pays du Sud pour en exploiter les ressources naturelles et humaines, ni sur la Chine, la Russie et les pays industrialisés du Moyen-Orient qui lui contestent de plus en plus cette hégémonie impériale. Les mots « esclavage », « traite négrière » ou encore « colonisation » n’apparaissent nulle part dans le rapport, l’histoire est ignorée et effacée. Les traites négrières ont pourtant financé en partie la première révolution industrielle en Europe.

Les explications avancées pour décrypter l’origine des inégalités restent très évasives et certaines sont carrément grotesques :

« L’inégalité est une notion multidimensionnelle liée aux disparités de résultats et de chances entre les individus, les groupes ou les pays.

[…]

Entre 1820, date du début de la révolution industrielle, et 2002, la contribution des inégalités entre pays aux inégalités mondiales est passée de 28 à 85 %. En d’autres termes, en 1820, l’inégalité des revenus dans le monde était due aux écarts de classe à l’intérieur des pays. Aujourd’hui, elle provient davantage de la loterie du lieu de naissance : une personne née dans un pays pauvre subit une “peine liée à la nationalité”. »

Certes, un être humain qui naît en France a plus de « chance » que s’il naît dans les régions minières du Kivu ou de l’Ituri bordées par l’Ouganda, le Burundi et le Rwanda ; personne ne niera une affirmation d’une telle platitude. Mais si les habitants de la République Démocratique du Congo subissent génocides et massacres à répétition depuis le règne du Belge Léopold II jusqu’à nos jours, ça n’a rien à voir avec une « loterie », la « chance » ou la malchance, mais avec la demande mondiale en métaux, bois et pétrole, et la présence de firmes multinationales étrangères attisant les violences. La même dynamique coloniale d’accaparement des terres par les États et les firmes multinationales (industries extractives/agrobusiness) du Nord se poursuit et même accélère aujourd’hui.

« Il n’y a pas de consensus sur la dynamique de l’inégalité économique − qui dépend de nombreux facteurs, tels que la guerre et les épidémies, ainsi que de processus politiques influencés par les luttes de pouvoir et les idéologies. La mondialisation et le progrès technologique ont également été montrés du doigt comme des facteurs d’inégalité des revenus au sein des pays.

[…]

Dans le même temps, les révolutions technologiques influent également sur l’inégalité. Les changements technologiques se combinent avec le capital financier pour créer de nouveaux paradigmes technico-économiques − dans lesquels sont regroupés les technologies, les produits, les secteurs, les infrastructures et les institutions qui caractérisent une révolution technologique.

Dans les pays au centre de ces nouvelles vagues technologiques, l’essor peut se faire en deux phases. La première est la phase d’installation pendant laquelle la technologie est introduite dans les secteurs de base, ce qui a pour effet de creuser le fossé entre les travailleurs de ces secteurs et les autres. La deuxième phase est celle de la diffusion, qui a également tendance à être inégalitaire : tout le monde ne bénéficie pas immédiatement des avantages du progrès, comme un traitement salvateur ou l’accès à l’eau salubre. »

Il y a des « guerres » et des « épidémies », des « luttes de pouvoir » et des « idéologies », la « mondialisation » et le « progrès technologique » ; difficile de faire plus évasif et superficiel. Il ne faut pas attendre de l’ONU une analyse détaillée du régime de violence permanente et globale générée par la société industrielle. Pour cela, il vaut mieux lire Déni de réalité : Steven Pinker et l’apologie de la violence impérialiste occidentale d’Edward S. Herman et David Peterson.

Cela dit, les deux paragraphes suivants ont au moins le mérite de souligner que l’inégalité est systémique.

L’anthropologue de l’économie Jason Hickel et l’économiste Hélène Tordjman racontent comment la société industrielle capitaliste a été imposée par l’État en Europe et dans le monde entier, notamment en détruisant les liens coutumiers ancestraux entretenus par les êtres humains avec la terre et la nature. L’objectif était tout sauf altruiste – en instaurant la propriété privée de la terre, il s’agissait de déraciner la paysannerie et d’atomiser les communautés traditionnelles pour en faire une main‑d’œuvre docile facilement exploitable dans les usines et les plantations.

Selon Jason Hickel :

« […] le monde est passé d’une situation où la majeure partie de l’humanité n’avait pas besoin d’argent du tout à une situation où la majeure partie de l’humanité peine à survivre avec extrêmement peu d’argent. »

Selon Hélène Tordjman :

« L’histoire du capitalisme a été marquée depuis ses débuts par une exploitation de plus en plus poussée et systématique de la nature. La colonisation de l’Afrique et des Amériques était motivée par l’accaparement des richesses foncières et minières, une visée extractiviste. Ultérieurement, l’industrialisation a rationalisé et standardisé nos rapports au monde naturel pour en accroître le rendement. L’évolution de l’agriculture depuis la fin du XIXe est exemplaire de cette transformation.

Cette exploitation physique a été historiquement indissociable d’un grand mouvement d’appropriation juridique du milieu naturel, au fur et à mesure que ce dernier pouvait être exploité et rentabilisé. C’est ainsi que la terre, au travers du mouvement des enclosures, a progressivement pris le statut de propriété privée. Le droit qui en a résulté permet d’utiliser la terre (usus), de jouir de ses fruits (fructus) et de l’aliéner (abusus), conditions nécessaires à l’appropriation des revenus engendrés par les activités d’exploitation des ressources naturelles. Mais l’appropriation a presque toujours comme double inversé une expropriation : les enclosures ont entraîné l’expropriation de millions de paysans plus ou moins libres dans toute l’Europe occidentale ; quant à l’appropriation des terres en Amérique, elle s’est faite en expropriant les Amérindiens de leurs territoires, par la guerre et par le droit. »

Il est tout de même intéressant que l’ONU (Antoni Guterres, secrétaire général des Nations unies, a préfacé le rapport) reconnaisse la responsabilité de la technologie dans l’explosion mondiale des inégalités. Par conséquent la soi-disant neutralité de la technologie n’existe pas, la lecture du rapport ne laisse aucun doute là-dessus.

Pour résumer, non seulement les inégalités béantes de la société industrielle n’ont rien de naturel, mais elles sont au cœur de l’ADN et de la dynamique du système. Dans son livre vendu à plus de 30 000 exemplaires en Allemagne, l’économiste allemand Niko Paech écrit que, dans le cadre de la société industrielle, tout progrès social passe nécessairement par la croissance économique et matérielle, donc par un essor des besoins énergétiques, de l’extraction de matières premières, des échanges marchands, de la production de déchets, des pollutions, et ainsi de suite.

Risques d’accroissement des inégalités