Je suis éleveuse

J’ai repris, après quelques petits tours ailleurs, la ferme de mes parents

C’était il y a quinze ans. Un besoins impératif mais pas franchement réfléchi. « Ma » ferme n’existerait plus, l’étable serait vide, une histoire de générations de paysans s’éteindrait et ma vie n’aurait plus réellement de lien à la terre. Ça m’a été insupportable.

Je ne savais pas que cela me plairait autant malgré la charge de travail et l’astreinte. J’ai plaisir à me sentir liée à la nature, à en être un élément, à vivre dans sa beauté et ses incertitudes. J’aime particulièrement le contact avec mes bêtes : il m’a emmené vers une dimension plus sensible et intuitive. Elles m’ont beaucoup appris. Les voir vivre, mettre bas, mourir, se battre … me tient dans un monde de patience, de simplicité, de sang, de saleté, de mystère …

Et ce monde me semble décalé de la vie actuelle que je vis aussi et que je subis souvent.

Je souffre de ressentir une fuite vers l’artificialisation des modes de vie. Ce qui se passe pour l’abattage des animaux pourrait en être une illustration. Habitués à une vie plastique, on veut gomme ce qui fait tâche, le remplaçant par la violence (abattage de masse à l’abri des regards de masse et contrôles), ou de l’absurde (niant la mort pourtant présente quand on travaille la terre, niant la relation humanisante avec les animaux).
Je souffre de la pression de plus en plus présente qui me contraint à des logiques que je repousse. Je devrais être à la fois dans la peau :

– d’un entrepreneur évaluant la rentabilité, choisissant mes activités en fonction des « primes » agricoles ;

– d’un chercheur : calculant des pourcentages, faisant des analyses de tout ce que je touche, en pensant optimisation ;

– d’un commercial : en vente directe, la qualité de son travail ne suffit pas et amène à souvent jouer un rôle, à se vendre, à faire de l’animation et de l’innovation pour stimuler le client ;

– d’un fonctionnaire : suivant les règles établies, les obligations pour toucher sa paye .

Que de rôles à tenir quand on ne se voit pas comme une gagnante …

Je ne me vois pas non plus comme une perdante, mais je me sens parfois noyée par le tas de papiers à remplir : professionnels (les diverses déclarations pour l’octroi des primes,TVA …) ou personnels (banque, assurances …) et d’impératifs à suivre : contrôles techniques, dates de dépôts, limites de paiements …

Il me semble parfois que ma vie est occupée, obscurcie par toutes ces « contraintes de progrès » alors que j’aspire à plus de de simplicité, de disponibilité pour ce et ceux qui m’entourent.
Et voilà maintenant que la bureaucratie se veut encore plus déshumanisée, dématérialisée qu’on dit. J’ai l’impression d’être poussée à me marginaliser : tout passe par l’utilisation de l’informatique, il faut télécharger et consulter internet, être connectée … Pour moi, c’est très violent, je n’y vois qu’agressions.
– Une agression physique : devant un ordinateur, ma gestuelle est très différente de celle devant un papier. Je tapote les touches, crispe ma main sur la souris, rien à voir avec le glissement du stylo sur une feuille. Mes yeux sont captés par le scintillement de l’écran, la quantité et la rapidité des informations. Ça me speede. Et, en plus, je suis souvent désemparée : ce que je dois inscrire doit correspondre exactement à une des possibilités prévues, une mauvaise manipulation et tout disparaît … Ça m’énerve.
– Une agression écologique : il faudrait économiser du papier (comme si j’étais responsable de la quantité de paperasse à brasser !). Mais transposer déclarations et règlements en fichiers est bien plus lourd écologiquement. Faut-il être naïf pour ne pas voir le coût énergétique de nos mails, SMS, blogs, consultations de site (des milliards par jour) ? Le pillage des matériaux et les conditions de travail pour fabriquer tous ces outils si rapidement dépassés ?

– Une agression idéologique ; loin de simplifier les démarches, l’utilisation de l’informatique renforce la bureaucratie. Avec quelques clics, on la nourrit de plus de chiffres, on la rend plus complète, rapide et interactive. Qui veut plus de bureaucratie ? Alors comment expliquer qu’on lui en donne l’opportunité avec ce outil si bien adapté à ses besoins ? Cet outil n’est pas neutre : sa faculté à recouper les informations, à les analyser pousse à la performance, à l’optimisation presque malgré nous. Il dénie le droit à l’erreur, au ressenti, à l’approximatif. Il change le rapport au temps : le temps de maturer, savourer, attendre. Il imprime dans nos relations l’exigence capricieuse du consommateur, ses impatiences, sa soif d’efficacité (rapport qualité/prix).
N’est-ce pas la porte ouverte à la barbarie ? Va-t-on arriver encore longtemps à la masquer par des valeurs festives ? Il me semble urgent de se poser des questions, de tenir à la qualité de nos activités et de nos vies, d’affirmer notre humanité, de trouver des espaces communs.

Témoignage lu dans le livre « le monde en pièces », tome 2 ; par le groupe Oblomoff ; sorti en février 2019