Démonter le monde-machine

Deux siècles de machination ont transformé le biotope des animaux humains en technotope pour technanthropes.

Les conditions de vie de l’espèce, à commencer par son alimentation, dépendent toujours plus de son intégration à la « Machinerie générale ». Pour retrouver une part d’autonomie et de vie humaine, ce n’est pas seulement la terre qu’il faudrait reprendre aux machines et aux machinistes, mais le monde lui-même.

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1,5%. C’est la part des « exploitants agricoles » dans l’emploi total en France en 2019, selon l’Insee. Les 67 millions de Français d’aujourd’hui mangent pourtant davantage que les 40 millions du début du XXe siècle, quand les paysans représentaient 43 % des actifs. Qui donc nous alimente désormais ?

Des agro-industriels d’ailleurs (20 % de notre alimentation est importée, 50 % pour les fruits et légumes1) et surtout, les machines.

Après plus d’un siècle d’élimination des paysans, cultivateurs et agriculteurs, remplacés par les machines, la chimie et les cultures standardisées, l’industrie agroalimentaire achève sa déshumanisation au moyen de la transition numérique – et génétique. Comme tous les secteurs socio-économiques, soumis à la contrainte technologique. Quel que soit le problème, la technocratie impose son unique meilleure solution : dispositifs électroniques, réseaux cybernétiques, puissance technoscientifique – la machination générale. Comment nourrir une population croissante sur une Terre rétrécie et dévastée par des catastrophes écologiques en cascade ? Mais vous pouvez remplacer « nourrir » par « loger », « transporter », « soigner », « éduquer », etc. La pandémie de Covid-19 a rappelé ce que les anti-industriels expliquaient depuis des lustres : la survie des humains, y compris du point de vue alimentaire, dépend désormais de leur intégration au technotope. Ce nouveau milieu technifié a détruit et remplacé leur ancien biotope, du temps où ils appartenaient au règne animal et vivaient en symbiose, heureuse et malheureuse, avec les autres espèces vivantes.

La transformation de son biotope en technotope éjecte l’animal politique de l’évolution naturelle. Ce n’est plus elle qui sélectionne lentement les nouveautés selon leur intérêt adaptatif, mais les technocrates – avec la technologie – qui imposent leurs bouleversements accélérés, auxquels les humains doivent sans cesse s’adapter. « Nous avons modifié si radicalement notre milieu que nous devons nous modifier nous-mêmes pour vivre à l’échelle de ce nouvel environnement », dit Norbert Wiener, pionnier de la cybernétique.

Nous voici incarcérés dans le règne machinal, au champ comme ailleurs. C’est la Terre que nous devons reprendre aux machines et aux machinistes, si nous désirons rester des animaux politiques, libres et vivants. Mais le voulons-nous ?

Au salon de l’AgTech

AgTech, food science et food service constituent la FoodTech, expliquent les deux créateurs français du DigitalFoodLab. Deux ingénieurs télécom parmi tant d’autres pour qui l’agroalimentaire est un secteur à digitaliser parmi tant d’autres. Leur techno-globish à destination des startuppers signifie juste « Il faut vivre avec son temps ». Et donc, « inventer l’agriculture du futur » (le futur qu’ils nous imposent) et les « fermes de nouvelle génération », produire des « ingrédients innovants » ou établir nos « besoins nutritionnels personnalisés en fonction du génome ou du microbiote ».

Sans oublier les innombrables applis qui, « de la fourche à la fourchette », dirigent producteurs et consommateurs.

Voici la « troisième révolution agricole », que le plan France 2030 et le quatrième Programme d’investissement d’avenir de l’État (PIA4) dotent de 2,8 milliards d’euros. Le ministre de l’Agriculture Julien Denormandie nous assène : « Cette troisième révolution agricole, elle est très simple à comprendre, elle est fondée sur trois choses : le numérique, la robotique et la génétique. » Ce n’est pas lui qui l’a inventé, mais les chercheurs, ingénieurs et entrepreneurs qui, de la Silicon Valley au technopole Alimentec de Bourg-en-Bresse, colonisent de nouveaux champs d’expansion pour leurs innovations technologiques. C’est ainsi qu’ils mettent la main sur la production et les métiers agricoles comme sur nos assiettes, c’est-à-dire sur nous-mêmes, qui sommes ce que nous mangeons.

Visite du salon de l’AgTech. La start up israélienne CropX s’associe à la Nasa pour « automatiser la gestion des champs » grâce à la collecte de données par satellite. Au CES 2022, le rendez-vous high tech de Las Vegas, John Deere dévoile son tracteur autonome, à suivre à distance au moyen d’une application mobile. La start-up allemande Infarm lève 200 millions de dollars pour développer ses « fermes verticales » connectées au cloud et pilotées par l’intelligence artificielle (calcul artificiel). Sa concurrente américaine Bowery Farming, financée entre autres par Google, vend déjà chez Walmart ses salades cultivées sous lumière artificielle grâce aux énergies renouvelables. La start up française Copeeks, montée par un ex-ingénieur d’Orange Lab, fait son entrée dans « l’agriculture de précision » avec son « boîtier intelligent » pour monitorer les parcelles cultivées et les bâtiments d’élevage. Le fabricant chinois de drones DJI dévoile son nouvel appareil, l’Agras T20, pour épandages et semis. Project X, le labo de pointe de Google, développe « Mineral », robot collecteur de données dans les champs (localisation de chaque plant, état du sol, conditions

météo, etc.), afin d’alimenter les algorithmes de machine learning, c’est-à-dire l’ « intelligence » artificielle qui décidera quelle plante mettre à quel endroit, entre autres.

Les machines ne remplacent plus seulement les muscles, elles éliminent désormais les cervelles ; l’intelligence du métier, l’observation d’où découlait le savoir, la décision réfléchie. Produire du lait ou des céréales exige désormais les mêmes gestes et les mêmes procédures que pour n’importe quoi d’autre. Claviers, écrans.

Obsolescence du sol

Rendre la terre aux humains, certes, mais quelle terre ? Entre 1982 et 2018, la France a perdu 2,4 millions d’hectares agricoles. Dans le même temps, la surface des sols artificialisés a augmenté de 72 %, trois fois plus que la population. Qu’à cela ne tienne. Le Danemark a inauguré en 2020 la plus grande « ferme verticale » du monde (14 étages de salades, choux, herbes aromatiques), tandis que dans le port de Rotterdam, la société Beladon produit des vaches sur une « ferme flottante ». La start up française Interstellar Lab voit plus loin avec son Biopod, capsule de production autonome destinée aux « fermes spatiales » et déjà implantée sur Terre.

Sans oublier les « steaks » synthétisés en laboratoire et la farine d’insectes issus eux aussi de « fermes verticales ». Des chercheurs de Stanford ont découvert que le ténébrion meunier (vers de farine), déjà utilisé par l’industrie de la FoodTech comme source de protéines, se nourrit très bien de polystyrène. Économie de sol, recyclage des déchets plastiques, voilà des perspectives d’agriculture « écologique ». C’est tout de même autre chose que l’agriculture biologique archaïque (traditionnelle).

À quand le recyclage alimentaire des matières fécales, et des cadavres pour libérer les cimetières ? Il ne manque plus à ces technologies futuristes que le label « vert » de la Commission européenne.

Il y a quelques années, notre ami Charles, cuisinier attentif aux modes de culture, visite la Ferme urbaine lyonnaise (FUL), un prototype de ces unités de production « du futur » qui suppriment le sol, le soleil et les agriculteurs. Le site est piloté par une start-up et l’INSA (Institut national des sciences appliqués) de Lyon. Devant les pots sur rails automatisés avançant d’une pipette à l’autre, le fondateur de la FUL, Philippe Audubert, qui n’est ni agronome ni agriculteur mais architecteurbaniste, lui explique :

« On a étudié la température, l’hygrométrie et la luminosité optimale pour chaque plante. On peut recréer le 15 juillet à 11 h du matin pour une tomate 24h/24, cela permet d’arriver à maturité plus tôt. Les plants poussent sur un substrat de fibres de noix de coco, chaque plante a sa solution, en fonction des besoins on fournit la recette. Est-ce que vous voulez des petites ou des grosses salades, quel calibre de tomates ?

L’eau est recyclée et traitée avec des ultra-violets. À terme, ce sera une salle blanche. On imagine le labo installé à l’étage du supermarché, les salades à maturité terminent de pousser dans des armoires, le substrat et la salade descendent avec des tapis roulants vers l’acheteur. Le client viendra cueillir sa salade ».

Un client ravi d’acheter « bio » et « local », au prix de dispositifs high tech dont la fabrication dévaste des zones entières de la planète. À Grenopolis, la fonderie de puces électroniques de STMicroelectronics, l’une des plus importantes d’Europe, est bâtie sur les terres fertiles du Grésivaudan, autrefois connu comme « verger de la France ». L’usine et ses salles blanches consomment bien plus d’eau que tous les maraîchers du département, et des produits chimiques plus toxiques que les pesticides. Mais il faut des puces électroniques pour faire pousser les salades « bio » du futur, ainsi que l’exige la transition écologique au sein du règne machinal.

Les technanthropes se nourrissent d’algorithmes

Les tomates 4.0 poussent grâce au big data. Patrice Aubinaud, directeur des « Innovation Labs France » du groupe informatique Atos, partenaire de la Ferme urbaine lyonnaise, et Romain Mathonat, doctorant en intelligence artificielle, nous enseignent la culture maraîchère : « Le verrou technologique qui nous intéresse ici est celui de l’utilisation de la fouille de données, et plus généralement de la science des données, pour réaliser des supervisions plus intelligentes et optimiser le rendement des recettes de culture. […] Une « recette de culture » est un formalisme précis décrivant l’ensemble des conditions scientifiques de culture d’une plante pour l’emmener du stade de pousse à celui de consommable, et ce de la manière la plus déterministe possible. » Naturellement, il vous faut des algorithmes performants. On reconnaît le projet des transhumanistes (de Fiodorov à Elon Musk en passant par Teilhard de Chardin) : « Remplacer le naturel par le planifié ». Ce projet d’hyper-rationalisation et de toute-puissance vaut pour les végétaux comme pour les humains. Ces derniers naissaient au hasard et se nourrissaient sur l’humus ; les hommes-machines, eux, sont conçus dans les laboratoires de la reproduction artificielle et se nourrissent d’algorithmes. Une application « d’aide à la décision nutritionnelle » programme leurs repas ; leur fourchette connectée compte les calories ingérées et les alerte s’ils avalent trop vite. Nul besoin de se déclarer transhumaniste pour réaliser ces prouesses. Chercheurs et industriels vident les champs au nom d’un emballement technologique prétendu nécessaire et inéluctable, oeuvrant concrètement, matériellement, à la déshumanisation. Le groupe informatique Atos, dont l’ex-PDG est Thierry Breton, actuel commissaire européen au marché intérieur et au numérique, est expert en la matière. Il a entre autres conçu le système d’information des capteurs communicants Linky et des smart grids (réseaux intelligents), ainsi que « l’Espace numérique de santé », le nouveau dossier médical en ligne de l’Assurance Maladie. Atos a aussi contribué à l’appli de traque électronique StopCovid. Il fait désormais partie de notre chaîne alimentaire. Ainsi la cybernétique remplit-elle son objectif de tout contrôler, tout maîtriser, tout piloter sur la smart planet (« une planète plus intelligente» selon IBM), ce monde-machine hors duquel les Smartiens peuvent de moins en moins subsister.

Supériorité de la Machine

Bien sûr, les outils techniques, puis la technologie, ont soulagé les hommes des travaux éprouvants. La Machine épargne la peine du paysan, lui offrant des années de vie et de santé supplémentaires -avant de se retourner contre lui. Ce qu’Ivan Illich nomme la contre-productivité. C’est désormais la sédentarité, mère des « maladies de civilisation », qui affecte l’espérance de vie des pays industrialisés. Et la chimie empoisonne les travailleurs agricoles au point d’imposer la reconnaissance de la maladie de Parkinson et de certains cancers comme maladies professionnelles. Avant, on mourrait de trop d’effort, maintenant de trop peu.

Ce qui valait pour le labeur physique vaut désormais pour le labeur intellectuel et les savoirs issus de l’expérience et de la transmission. Les technocrates font croire que la connaissance des variétés et de leurs modes de culture, du soin des animaux, de la qualité du sol, de la météo, ou la gestion comptable d’une exploitation, sont aussi néfastes au cerveau des agriculteurs que le port des charges à leur squelette. C’est la Machine qui sait. Elle calcule, décide, agit plus vite qu’eux, et permet l’emballement des heures de travail, à un rythme toujours plus épuisant. La contre-productivité prend cette fois la forme du « stress, » de la dépression, du surmenage, mais aussi de la perte du métier. À quoi bon vivre et travailler, les machines le font tellement mieux. Selon les données les plus récentes de la sécurité sociale agricole (MSA), 529 agriculteurs se sont suicidés en 2016 en France.

Le bourrage de crâne à propos de « l’intelligence artificielle » ou des objets « intelligents », imprègne les humains de leur infériorité́ et dissuade toute initiative. Il est plus pratique d’obéir au GPS pour épandre les engrais et aux algorithmes pour piloter son troupeau.

Les cyber-exploitants agricoles sont les passagers de leur propre vie comme de leur tracteur autonome. Ils ont choisi l’autonomie des engins contre celle des humains.

Contre le parti technologiste

Ceux qui cultivent encore la terre eux-mêmes le savent : le règne machinal ne peut pas s’affranchir des faits naturels. La réalité s’impose : la Machine dépend de la matière et de l’énergie qu’elle brûle en proportion de sa puissance, accroissant toujours

plus l’entropie. Il n’y a rien d’écologique dans cette pseudo « troisième révolution agricole », qui n’est que la mise à jour du perpétuel putsch technologique. D’innovation en innovation, la société industrielle, à force de se cogner toujours plus aux

réalités physiques, entre en turbulence. Elle produit cet état de crise permanente et protéiforme dans lequel nous subsistons, avec ses phases aigües ou d’accalmie, et dont les catastrophes écologiques ne sont qu’une des manifestations.

La crise agricole, comme la crise sanitaire et tant d’autres, est le champ de bataille entre le parti technologiste et le parti écologiste (rien à̀ voir avec Les Verts). Face à̀ la pénurie d’eau, de sols, aux aléas climatiques, les technologistes prétendent que seule une gestion rationnelle, optimisée, automatisée et encadrée des ressources résiduelles permettra notre survie. Bref, une organisation scientifique du monde –sur le modèle de l’organisation scientifique du travail (Taylor). C’est ce que vendent les ingénieurs d’Atos et des start-up qui prétendent remplacer les agriculteurs, la terre et le soleil. Les écologistes conséquents –naturiens– ont montré de longue date les liens mutuels entre saccage de la planète et société de contrainte. Les victimes de la volonté de puissance et de la guerre industrielle au vivant sont indissociablement la nature et la liberté. C’est-à-dire les deux noms d’une même face de ce ruban de Möbius que nous appelons la vie.

Une société automatisée est une société de contrainte. Reprendre la Terre aux machines, c’est renoncer au primat de l’efficacité et de la puissance, pour retrouver une part d’autonomie. Rien de neuf : lisez Épicure, Élisée Reclus, Pierre Fournier et toute notre bibliothèque verte

* Pièces et main d’oeuvre, dernier ouvrage paru : Le règne machinal (la crise sanitaire et au-delà), 2021, Éd. Service compris.