Quand je serai pauvre, je serai professeur !

Vers une école qui exclurait les plus pauvres

Le ministère de l’éducation nationale a ses œuvres de bienfaisance

Elles s’appellent les « jobs-dating ». Grâce à elles, si tu es dans le dénuement, tu auras une couverture, une assiette, une cuillère et des élèves…

Enseigner, c’est apparemment simple si l’on en croit la formule à la mode en ce mois de septembre 2022 « un prof, une classe » qui est un résumé parfait de ce que l’on attend de ce métier. À peine utile d’avoir un « bagage » niveau licence, il suffit de n’être ni cul-de-jatte, ni manchot, ni sourd, ni muet, ni aveugle. Les prochains recrutements se feront dans des salles de sport puisque des corps en bon état, sans déficience particulière, seront bientôt les seules conditions requises pour obtenir un poste. On regrettera alors le job dating qui apparaîtra comme un âge d’or perdu où l’on demandait en plus du corps à mettre « devant la classe », un cerveau en état de marche. 

L’indignation tardive se porte bien et ne sert pas à grand-chose. Les parents sont outrés, les élèves tremblent déjà pour leurs notes de contrôle continu et les syndicats ne sont pas contents du tout mais la rentrée a eu lieu. 

Et pourtant…

Depuis combien d’années, l’entreprise d’anéantissement des enseignants est-elle en marche ? Il fut un temps pas si lointain où un étudiant pouvait se délecter de suivre des cours savants dans la discipline qu’il s’était choisie. L’aspirant professeur pouvait se faire plaisir jusqu’au DEA, avoir un petit boulot et être un rat de bibliothèque (que de délicieux moments passés à remplir des fiches bristol pour obtenir un livre abscons sur Rabelais qui arrivait par le monte-charge !) et se poser des questions inutiles. Le rat de bibliothèque a cédé la place à l’apprenant et le monte-charge, à Internet. Et si l’on soupire un peu trop fort devant cette « évolution », on passe pour un dandy élitiste, nostalgique d’un temps révolu. 

Le « job dating » est la dernière étape du processus, la plus spectaculaire donc la plus commentée. Le scandale en amont ne fait hélas pas les gros titres des journaux, du Figaro à l’Humanité. L’étudiant qui veut devenir professeur n’a plus vraiment le temps de jouir de sa discipline, d’étudier comme un clerc et de penser comme un roseau. Les concours d’enseignement, surtout le Capes (l’agrégation, sous sa forme externe, est encore protégée par une guilde, la société des agrégés), sont devenus des concours administratifs, vidés en partie de leurs contenus intellectuels. De nouvelles épreuves ont été inventées pour évaluer la capacité du candidat « à se projeter dans le métier d’enseignant » (sic), à être un fonctionnaire irréprochable. Que l’intelligence y laisse des plumes préoccupe peu l’institution et d’année en année, les nouvelles recrues perdent de leur indépendance d’esprit, de leur joie de vivre et se décolorent dans des instituts de formation gangrenés par des discours pédagogiques qui ressemblent à des règlements intérieurs. Moins de temps à consacrer à l’étude, à la lecture, à la recherche. Trop de temps dilapidé à apprendre à faire une « fiche de cours », à monter une « séquence », à se perdre dans des logiciels aux noms gracieux, terminés par-a. Les stages succèdent aux stages, on donne dans les techniques de développement personnel et l’élève est une abstraction censé répondre à des stimuli pédagogiques ou un épicier qui compte ses points pour obtenir le bac. Le contenu des cours est secondaire. L’enseignement au lycée par exemple, avec des épreuves de spécialité à préparer pour le mois de mars, relève de l’ultra-trail et dès le 15 septembre, les enseignants-coach sont déjà en retard. Leurs performances ne seront pas au tableau s’ils lambinent. 

Alors, oui, le « job-dating » est une infamie pour le contractuel recruté, pour l’élève qui subira des cours qui n’en sont pas, pour les familles qui assistent impuissantes au broyage de leurs enfants dans la machine Parcoursup. Il n’est toutefois que le résultat logique de la guerre contre la raison, l’intelligence, la liberté menée par l’Etat depuis des décennies. On recrute désormais des ventriloques, on propose même à ces derniers, via Eduscol, des cours à régurgiter aussi exaltants qu’une circulaire du ministère. Même plus besoin de réfléchir. Une montre et un calendrier font l’affaire. On veillera à ne pas consacrer plus de 55 minutes aux Illuminations de Rimbaud dans le cadre d’une séquence pompeusement baptisée « Ruptures et continuité dans la poésie de la seconde moitié du 19ème siècle ». Boucler le programme à tout prix. Les fonds de classe n’y survivront pas. Le plus abject est que le ministère prospère sur le fumier de la misère sociale. Les postulants aux jobs dating ne sont pas des femmes et des hommes en voie de reconversion professionnelle mais le plus souvent des personnes aux abois qui cherchent un moyen de se loger et  de se nourrir. 

L’enseignement devient un métier pour gens ponctuels, calés en tableaux Excel, experts en plate-forme et non pour des rêveurs convaincus des vertus de la lenteur et de l’approfondissement en matière d’éducation. Connaître le BO, se soumettre à des injonctions technocratiques et évaluer selon des grilles élaborées par des Trissotin sera mieux récompensé que de savoir bâtir un cours. Le métier d’enseignant a de moins en moins à voir avec un savoir disciplinaire et la culture qui y est associée. Le ministère le confirme sans vergogne quand il propose quatre jours de formation à de futurs contractuels avant la rentrée. Peu importe le cursus, les inspecteurs, complices passifs de la déréliction du système depuis des années (leur lâcheté sans nom coûte cher au corps enseignant), seront là pour expliquer au novice les rudiments du métier (ce qu’il en reste). 

Dans ces conditions, le tollé autour des jobs dating organisés cet été pour pallier ce que des journalistes, pour l’occasion cul-bénits, appellent « la crise des vocations » étonne un peu. On s’offusque, on crie, on tempête mais on fera cours avec des bouts de ficelle, aux côtés de collègues sous-payés, mal considérés, largués en rase campagne et on passera toutes et tous, coûte que coûte, par le chas de l’aiguille car le professeur, c’est bien connu, est un chameau. 

Même en plein désert, il survit. 

Le blog de « Cent dents » sur mediapart

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Vers une Ecole qui exclurait (encore davantage) les plus pauvres

Le projet de réforme des lycées professionnels est un changement majeur dans l’histoire de l’Ecole : Ce projet représente un recul de la démocratisation scolaire pour les 650 000 élèves de la voie professionnelle et donc un recul d’une éducation égalitaire et émancipatrice pour tous les élèves.

Projet de réforme du lycée professionnel : vers une Ecole qui exclurait (encore davantage) les plus pauvres

Le projet de réforme des lycées professionnels est un changement majeur dans l’histoire de l’Ecole : Ce projet représente un recul de la démocratisation scolaire pour les 650 000 élèves de la voie professionnelle et donc un recul d’une éducation égalitaire et émancipatrice pour tous les élèves. La réforme de 2018 avait déjà considérablement réduit le temps d’enseignement général. Le projet de réforme du président Macron est clair : « mettre les débouchés professionnels, les entreprises au cœur du projet », pour des « lycées professionnels […]  davantage ouverts à l’apprentissage et aux entreprises locales« . La réforme de la voie professionnelle illustre une vision restrictive de cette formation, à l’aune de l’employabilité à court terme et au détriment de sa visée éducative.

Une réforme qui renforce un système éducatif de sélection sociale et une école des classes

Les élèves issus des lycées professionnels, 1/3 de notre jeunesse, sont issus majoritairement des milieux les plus défavorisés. 70% des élèves de lycée professionnel sont enfants d’ouvriers, d’inactifs ou d’employés. Pour rappel, la France est déjà le pays d’Europe où les origines de naissance impactent le plus les trajectoires scolaires des élèves : à cet égard, on peut parler de l’école des classes.

Le modèle éducatif français est un modèle de sélection sociale : sous couvert de l’illusion de la « fable méritocratique », il orchestre le séparatisme social et scolaire sans remise en question malgré la reproduction à l’œuvre. L’Ecole en France, est moins une affaire de « méritocratie » que d’« héritocratie ». Certains sociologues (Dubet, Duru Bellat) parlent de « perdants » du système scolaire, à rebours du discours fable méritocratique, qui masque les effets des inégalités réelles sociales, culturelles et autres. Les « Exceptions consolantes » expression de Ferdinand Buisson, (directeur de l’enseignement primaire de Jules Ferry) que reprend Jean-Paul Delahaye (ancien numéro 2 du ministère Peillon, auteur d’un rapport sur la grande pauvreté) ne doivent pas masquer le déterminisme social et scolaire du système éducatif « faire oublier l’injustice foncière qui reste la règle générale. »

Une double tutelle programmatique : « l’Ecole n’est pas faite pour les pauvres »

La double tutelle ministérielle Education Nationale – Travail de la secrétaire déléguée à la formation professionnelle est programmatique. Ce qui est proposé, c’est moins d’école pour les classes populaires, les plus pauvres. Cette réforme de la voie professionnelle exclut les élèves hors de l’école pour les inscrire davantage dans le monde du travail, n’oublions pas que dans « lycée professionnel », il y a « lycée ». L’augmentation prévue dans la réforme du temps de stage (doublé) diminue d’autant le temps de formation au lycée. En mars 2022, Sigrid Gérardin, co-secrétaire générale du Snuep Fsu, s’alarmait des propos d’E Macron sur le lycée professionnel : »Le pire est devant nous. Un tiers des jeunes lycéens vont être exclus de l’école ». Oui, alors « l’Ecole n’est pas faite pour les pauvres » pour reprendre un titre du dernier ouvrage paru en 2022 de Jean-Paul Delahaye, elle les trie et les oriente vers la voie professionnelle, sur le chemin de l’employabilité et des besoins des entreprises.

Les élèves de la voie professionnelle n’auraient-ils pas droit à une formation égalitaire ? Ils devraient rejoindre le marché du travail, et le statut de travailleur, comme le laisserait entendre la double tutelle ministérielle Education Nationale – Travail. Ces élèves ne « mériteraient » -ils pas une formation scolaire, de projets pédagogiques et culturelles ? L’Ecole, c’est aussi le lieu de construction de la citoyenneté. Quelle finalité voulons-nous pour le lycée professionnel, celui de l’employabilité ?

Inégalités et privatisation du lycée professionnel

Le modèle du président Macron est celui de l’apprentissage, ce qui soulève tout de même quelques questions. Un apprenti est considéré comme un jeune travailleur avec un contrat de travail et une rémunération. La rémunération des apprentis est aussi un élément de la concurrence entre lycées professionnels et CFA, et ce d’autant si l’on considère que l’enjeu financier pour des élèves de milieu défavorisé n’est pas neutre. Le taux de décrochage est 4 fois moins élevé (13% contre 40% en apprentissage) et le taux d’accès aux diplôme est également bien supérieur.

Par ailleurs, le contrôle par l’Etat du respect des engagements des employeurs en termes de formation, d’encadrement, de respect des horaires et des conditions de travail est insuffisant et les apprentis ont peu de recours vu les difficultés à trouver une entreprise en particulier pour les CAP. De plus, l’apprentissage est un modèle inégalitaire, genré, et discriminant : il y a plus de filles (42, 5 contre 28,1%) et d’élèves issus de l’immigration dans la voie scolaire qui, elle, accueille et forme tous les élèves.  Enfin, vouloir réduire la réussite de l’insertion professionnelle à l’apprentissage fait fi du rôle des diplômes comme de la formation intellectuelle et citoyenne de l’élève dans l’insertion professionnelle.

L’objectif affiché d’un million d’apprenti à la fin du quinquennat soulève également quelques questions. L’apprentissage recouvre des réalités diverses et concerne majoritairement les jeunes dans l’enseignement supérieur, et non l’infra-bac. Il y a donc une confusion quand on parle d’apprentis. Le projet de réforme du lycée professionnel entend transformer l’élève de lycée professionnel en « apprenti » : ce n’est pas un détail, c’est un changement de finalité de l’Ecole et son renoncement à former ces jeunes et de les accompagner au profit d’une formation d’entreprise qui répond à des besoins d’emploi. Leurs besoins d’ouverture et formation intellectuelle et culturelle, de médecine ou restauration scolaires sont relégués en second rang.

Un changement de structure et culture scolaire : transformer l’Ecole à l’aune de la voie professionnelle

La réforme de la voie professionnelle doit s’inscrire dans une réforme ambitieuse du système éducatif dans son ensemble, en prenant en compte les enjeux sociaux, démocratiques et écologiques.

La voie professionnelle est à transformer : elle concentre de nombreuses inégalités, sociales, de genre, elle incarne un système éducatif inégalitaire, comme la voie de la relégation sociale et scolaire. Mais ne serait-ce pas l’ensemble du système éducatif qu’il faudrait réinterroger et ce en amont de l’orientation en lycée. Ne serait-ce pas dès le collège, que la culture scolaire de tous les élèves devrait évoluer en faisant de la place à la culture manuelle, à l’enseignement des savoirs pratiques ? Pour valoriser la culture manuelle, artisanale, il est nécessaire de lui faire une place dans le système éducatif, en introduisant des savoir-faire, des savoirs pratique à l’Ecole, notamment au collège pour tous les élèves.

Par ailleurs, pour déghettoïser et démarginaliser l’enseignement professionnel et ses élèves, ne pourrait-il pas être intégrer dans un lycée pour tous les élèves, en y revalorisant les disciplines générales, en y introduisant la philosophie.

Ensuite, il faudrait avoir une vision anticipatrice : selon la chambre des métiers et de l’artisanat, 300 000 entreprises seraient à reprendre dans les 2 années à venir, et 20 à 25 % des savoir-faire artisanaux disparaîtraient faute de transmission selon la Fabrique de l’industrie.

Ne faudrait-il pas, à rebours de considérations court-termistes de besoin de main d’œuvre, réactualiser des formations en adéquation avec les nouveaux métiers à venir ? La carte des formations ne devrait-elle pas évoluer, non pas pour répondre à des besoins immédiats mais aux défis de la société, notamment de la transition écologique?

Pour conclure, ce vers quoi nous devrions tendre, n’est peut-être pas moins d’Ecole pour certains élèves, mais peut-être une autre Ecole pour tous les élèves.

Djéhanne GANI, Abonné·e de Mediapart