La Guadeloupe à vau-l’eau

L’île aux belles eaux, comme la surnommaient les Amérindiens, est frappée depuis quinze ans par une crise aux conséquences dramatiques.

Près d’un quart de sa population ne bénéficie pas d’un accès régulier à l’eau potable. Les conséquences sanitaires, environnementales et sociales de cette faillite sont colossales. L’État et les collectivités locales concernées ne parviennent pas à l’empêcher. Anatomie d’un désastre.

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J’habite la commune du Moule depuis ving-deux ans, au lieu-dit Lacroix, derrière l‘école. J‘ai toujours été confrontée à des coupures d’eau pouvant durer quinze jours. Je me suis rapprochée à plusieurs reprises de la mairie, de la députée en fonction ces dernières années. En 2010, j’ai fait construire une citerne pour récolter l’eau de pluie. En 2020, quand arrive la crise sanitaire, alors que nous étions confinés, j’ai dû me rendre à Saint François pour acheter une cuve de 3 000 litres et la faire installer chez moi, pour un coût de 1 230 euros. Nous sommes en 2022, nous manquons d’eau depuis une semaine, la cuve est vide… »

Recueilli le 7 juillet dernier, le témoignage de Mme Ramllal-Bozor est l’image de ceux de dizaines de milliers d’habitants de la Guadeloupe. Signe que la crise de l’eau qui a enflammé l’île à plusieurs reprises depuis quinze ans perdure, symptôme aigu d’un climat social et politique délétère.

Les très fortes tensions survenues à l’automne 2021 sur fond de crise du Covid-19 : mise à pied de plusieurs centaines de soignants, manifestations, barrages de routes, pillages, grèves, heurts avec les forces de l’ordre, envoi du GIGN et du RAID… ont démontré l’existence d’une fracture sans issue institutionnelle, qu’ont reflétée les scrutins récents dans l’ensemble des départements et régions d’outre-mer (DROM). Un défi pour le nouveau ministre délégué chargé des outre-mer du gouvernement d’Élisabeth Borne, le préfet Jean-François Carenco, à propos duquel un proche confie : « Jeff, c’est un gars qui a le contact facile, et ce qu’il aime par-dessus tout, c’est dénouer des situations inextricables ».

Économie et fractures sociales

À peine nommé, M. Carenco annonçait un « Oudinot des outre-mer », avec pour objectif de lutter contre la vie chère, en étendant le bouclier qualité prix (BQP) réunionnais créé par la loi Lurel en 2012, à l’ensemble des DROM. Saisie en 2018 par le ministre de l’économie, l’Autorité de la concurrence, rendait le 4 juillet 2022 un rapport éloquent sur le sujet :

« Selon les chiffres de l’Insee de 2015, le niveau général des prix à la consommation est ainsi entre 7 % et 12,5 % plus élevé dans les départements d’outre-mer qu’en France métropolitaine. Ces écarts de prix sont en grande partie imputables aux produits alimentaires, qui représentent l’un des premiers postes de consommation des ménages, et pour lesquels les écarts de prix vont en moyenne de 28 % à 38 % selon les territoires. »

Avec un PIB moyen par habitant dans les DROM inférieur de près de 40 % au niveau métropolitain, le panier de courses s’en ressent puisque les écarts de prix s’établissent de + 19 % à + 38 % pour les seuls produits alimentaires. Ainsi l’Autorité souligne-t-elle un écart de prix de 1 à 4 pour une bouteille d’eau minérale d’1,5 litre.

Dans ce contexte, la crise de l’eau qui dure depuis quinze ans fait figure de révélateur. L’Office de l’eau de la Guadeloupe publiait en février la 4e édition des chiffres-clés du secteur : on prélève toujours dans l’île trois fois plus d’eau que nécessaire, mais seulement 37 % de l’eau prélevée est réellement consommée par la population, et 63 % perdus soit lors de la distribution, soit lors du comptage (ou plutôt du non-comptage) !

Pour distribuer 25 millions de mètres cubes (m3) d’eau potable aux 400 000 habitants de Guadeloupe et aux 500 000 touristes qui y séjournent en moyenne 15 jours (ce qui représente environ 20 000 habitants supplémentaires par an), plus de 60 millions de m3 d’eau potable sont ainsi produits sans pour autant assurer la desserte permanente de tous les usagers.

Cette situation paradoxale de pénurie s’explique par un déséquilibre entre la capacité des installations de production d’eau potable et la demande en eau des réseaux. Ce déséquilibre résulte du niveau colossal des pertes en eau des réseaux de distribution. En effet, à partir des indicateurs de pertes appropriés, il est mis en évidence que les réseaux guadeloupéens se situent dans la plus mauvaise catégorie de performance définie à l’échelle internationale par la Banque mondiale : la catégorie D pour « système très inefficace, programmes de réduction des fuites impératifs et prioritaires ».

Quant à l’assainissement des eaux usées, 72 % des stations de traitement ne sont pas conformes : exploitation défaillante, problème d’autosurveillance, ouvrages hors-service ou vétustes… Cette incertitude au quotidien a des conséquences sur la vie d’Anthony, étudiant à Paris d’origine guadeloupéenne dont la grand-mère habite sur l’île :

« J’ai été la voir en décembre dernier, il y a eu une coupure d’eau dans son appartement. On a dû la descendre des quatre étages de son immeuble sans ascenseur. Puis la laver à l’eau de mer. Elle n’a pas d’aide-soignante. Les cousins et cousines essaient de s’en occuper. Certains prennent l’avion depuis la métropole pour venir l’aider. En attendant qu’ils arrivent, avec mes parents, on lui a acheté 100 bouteilles d’eau. On les met dans un bac pour qu’elle puisse en avoir même en cas de coupure. »

Aux racines du mal

Ce désastre environnemental et sanitaire a pourtant été parfaitement identifié depuis les années 2000. Une dizaine de missions d’enquête ont été diligentées par l’État, qui a mobilisé la fine fleur de ses services d’inspection : CGEDD, CGAAER, IGF, IGA, Cour des comptes, École des hautes études en santé publique, IRSTEA… Des centaines de pages de rapports qui dressent un bilan accablant du désastre en cours, que rien n’a pu entraver.

Sur l’île, la rumeur publique accuse la Générale des eaux (aujourd’hui Veolia), qui s’est payée sur la bête pendant vingt ans, et a laissé les réseaux se dégrader, avant de s’enfuir « comme une voleuse » en 2016, empochant au passage 11 millions d’euros, et signant un protocole d’accord qui la protégeait de toute poursuite. Un peu trop simple. Les responsabilités sont largement partagées entre l’État, qui a laissé faire, la Générale des eaux qui a géré a minima et empoché les bénéfices, et les acteurs locaux, qui ont porté sur les fonts baptismaux un gigantesque syndicat, le syndicat intercommunal d’alimentation en eau et d’assainissement de la Guadeloupe (Siaeag), qui a complètement dérapé, sous l’impulsion de son président, à l’origine un obscur élu local, vite frappé par la folie des grandeurs. Il finira par être condamné après sa chute, en juillet 2021, à trois années d’emprisonnement pour avoir dilapidé près de 6 millions d’euros en « fêtes de l’eau » fastueuses, et voyages d’élus aux quatre coins du monde dans des palaces cinq étoiles.

Le Siaeag, qui desservait au temps de sa splendeur, à l’orée des années 2000, jusqu’à 80 % de la population de l’île, a connu toutes les dérives imaginables. En 2008 son président annulait la délégation de service public (DSP) qui le liait à la Générale, remplacé par un marché de prestations de service. Puis cela dégénère. Jusque-là, c’est la Générale qui facturait les usagers. Mais le SIAEAG ne parvient à suivre, d’une part parce que les élus qui y siègent ne sont pas enclins à pressurer celles et ceux qui les élisent. D’autre part parce qu’une mystérieuse panne affecte le nouveau logiciel de facturation de la Générale durant plus de deux ans. Enfin, certaines collectivités membres du syndicat, sentant le vent tourner, le quittent, quand d’autres laissent des dettes afférentes aux achats et ventes d’eau en gros (VEG) qui lient depuis l’origine les différentes collectivités de l’île.

Le délabrement du réseau découle d’un manque réel d’entretien et de renouvellement, mais aussi de l’usage massif, à partir des années 2000, pour réaliser les branchements, d’un matériau, le polyéthylène haute densité (PEHD), alors recommandé par tous les bureaux d’étude en métropole, censé avoir une durée de vie de quinze à vingt ans. Mais dès 2005 des investigations confidentielles, conduites par les services de recherche de Veolia et Suez, révélaient que dans les conditions spécifiques d’usage aux Antilles (climat, état des sols), les branchements en PEHD se fissurent au bout de cinq ans. La suite était facile à imaginer : une épidémie massive de fuites, et un réseau dont le fonctionnement hydraulique ne cessera de se dégrader, sous l’effet de branchements sauvages, de « coups de bélier », d’absence d’entretien régulier.

Quand la Générale quitte effectivement l’île en 2016, les élus qui reprennent la gestion du syndicat font face à un véritable accident industriel : des infrastructures complètement dégradées, une situation financière de plus en plus critique, des usagers qui, ne recevant de l’eau que périodiquement, ne paient plus leurs factures.

Un sauvetage impossible ?

Pour sortir de la crise, l’Assemblée nationale adoptait en première lecture le 28 janvier 2020 une proposition de loi de la députée Modem Justine Benin, et du sénateur Dominique Théophile (LRM) — ancien contrôleur de gestion de la Générale des eaux Guadeloupe ! —, afin de rénover la gouvernance du service de l’eau dans l’île.

Créé le 1er septembre 2021, le nouveau Syndicat mixte de gestion de l’eau et de l’assainissement de Guadeloupe (Smgeag) comptait en juin 2022 environ 175 825 abonnés au service public d’eau potable et 64 375 abonnés au service public d’assainissement collectif. Ces chiffres sont à rapprocher de ceux de l’opération de « sauvetage » mise en œuvre en 2018 par le préfet Gustin, qui avait réquisitionné la filiale locale de Suez, Karuker’O : entre 2019 et 2021, 6 600 fuites réparées, 2 000 compteurs remplacés, et 52 kilomètres de réseau rénové.

Bilan établi par un observateur attentif :

« Au printemps 2020, le préfet Gustin réquisitionne Karuker’O pour effectuer des travaux d’urgence sur le réseau. Décembre 2020, fin de la réquisition, la gestion des travaux passe entre les mains de la région Guadeloupe. De décembre 2020 à juin 2021, faute d’organisation, aucun marché public n’est mis en place, les travaux s’arrêtent, les pannes et les fuites se multiplient à nouveau, la distribution de l’eau redevient catastrophique.

En juin 2021, les travaux reprennent sous l’égide de la Région qui mandate une nouvelle fois Karuker’O. À la fin de la mission en décembre 2021, les équipes repartent en métropole. Mais la transition n’a pas été anticipée, les marchés publics n’ont pas été passés et on doit s’attendre à une nouvelle dégradation de la situation… »

On mesure l’ampleur de la tâche qui reste à accomplir.

De plus, lors du vote de la loi Bénin-Théophile en janvier 2020, M. Sébastien Lecornu, alors ministre des outre-mer du gouvernement Castex, avait clairement borné les responsabilités de l’État : « La dette bancaire de la précédente structure de gestion, le Siaeag, qui sera dissoute, sera transmise à la nouvelle entité, mais les dettes fournisseurs seront reprises par les EPCI, pour que “le nouveau syndicat unique reparte sur des bases saines” ».

Or la dette, officiellement de 70 millions, est en fait évaluée à près de 200 millions d’euros selon plusieurs expertises convergentes, un passif qui plombe d’emblée la nouvelle structure. Au point que le nouveau Smgeag a dû emprunter d’urgence, et à prix fort, 50 millions d’euros, garantis par la région et le département, au printemps 2022, pour pouvoir assurer les salaires de son personnel, à hauteur de plus de 3,75 millions d’euros par mois.

Un personnel pléthorique qui se chiffre à 540 postes, après la reprise consécutive au départ de la Générale en 2016, des 140 employés de la filiale de Veolia. Et les 40 plus hauts cadres de l’entreprise, essentiellement des « locaux », émargent à des salaires que leur envieraient leurs homologues dans l’Hexagone. Des salaires publiquement jugés « extravagants » par l’ancien préfet Justin.

En neuf mois, trois directeurs généraux se sont succédé à la tête du Smgeag, avant d’en être promptement éjectés, sur pression d’une partie du personnel politique de l’île, artisans d’un désastre qui dure depuis plus de vingt ans.

Témoignage accablant de M. Jacques Davila, président du Comité de l’eau et de l’environnement et membre du conseil de surveillance du syndicat : « Les usagers qui souhaiteraient contester les factures, parfois extravagantes, émises par les anciens ordonnateurs à la fin du mois d’août 2021, n’ont plus d’interlocuteurs, car le personnel des régies transféré au nouveau syndicat n’est plus en poste pour fournir éventuellement une explication. Le recouvrement est confié à la Direction régionale des finances publiques (Drfip), qui ne contrôle pas la conformité des factures, et encore moins leur exactitude. Ces comptables publics multiplient les lettres de relance, les Avis à tiers détenteurs (ATD), alors que le courrier n’est pas distribué depuis deux mois, en raison des grèves tournantes du service postal. La population n’utilise pas internet, et la plupart des agences sont en travaux de mises en conformité, et le personnel présent ne sait quoi dire. On vient seulement de mettre un agent par régie en cessation d’activité, à disposition en distanciel pour faire sa réclamation. En outre ils demandent de leur fournir tous les justificatifs de paiement antérieurs, et ne parlent jamais de la remise en question du montant de la facture. C’est une situation insupportable. »

M. Jean-Marie Brissac, secrétaire général de l’UACA-CGTG (union des agents des collectivités locales) relève les principaux dysfonctionnements un an après la mise en place du Smgeag. Il note dans un premier temps que « la loi du 29 avril 2021 est incomplète. Normalement pour l’eau en Guadeloupe, tout devrait être concentré à partir du syndicat mixte. Sauf qu’il y a encore des sociétés privées en Guadeloupe ». Et d’ajouter : « Deuxièmement, il y a des agents de la fonction publique qui ont été transférés et au moment où on parle, la plupart des agents n’ont pas de contrats de travail. Il y a aussi le fait que des agents ont obtenu des arrêtés de détachement et que ces arrêtés ont été mis à mal par le syndicat. Et le Smgeag, c’est une structure de droit privé ou public ? Il a été créé comme EPIC (établissement public industriel et commercial) qui est de droit privé. Mais on y intègre 200 fonctionnaires malgré les alertes des avocats… »

Le représentant syndical conclut : « On n’a jamais eu autant de coupures d’eau. À Matouba, je vois que l’eau est polluée, manque d’eau par ci, coupure par là. C’est un fiasco total pour moi. »

Rien n’y a donc fait. Ni les conclusions cinglantes d’une commission d’enquête parlementaire suscitée en 2020 par La France insoumise (LFI), ni un projet de loi ad hoc porté par la députée Modem Justine Bénin, éphémère ministre de la mer du premier gouvernement Borne, ni un plan « Eau Dom » mis en œuvre par l’État.

Il faudrait investir près d’un milliard d’euros pour reconstruire les infrastructures de production et distribution d’eau, et autant pour un assainissement quasi inexistant. Mais les collectivités locales de l’île, officiellement en charge de cette compétence, sont en quasi-faillite, et l’État ne veut pas payer.

Le comble ? La question n’est pas l’argent, mais la gouvernance et l’avenir des relations entre la métropole et les « confettis de l’Empire ». La France vote chaque année un budget de 27,3 milliards d’euros dédiés aux DROM, mais son « exécution » ne dépasse pas 50 % des montants votés, car les collectivités locales concernées, faute de compétences humaines et techniques, souffrent d’une insuffisance structurelle à « monter » les dossiers qui leur permettraient de bénéficier de cette manne.

Or les enjeux de long terme sont colossaux, surtout si l’on songe à l’atout géopolitique que représentent les Zones économiques exclusives (ZEE) des DROM… Par leur aménagement, concentré sur les littoraux, ainsi que la fragilité de leurs écosystèmes, qui concentrent 80 % de la biodiversité française sur seulement 22 % du territoire national, ces départements et territoires d’outre-mer sont aussi les plus exposés aux impacts du changement climatique.

La montée des eaux, attestée par le GIEC, la destruction des zones humides et des mangroves, le risque de submersion, les inondations meurtrières, comme celle qui a ravagé Pointe-à-Pitre en mai dernier, l’augmentation de la salinité des eaux souterraines, l’assainissement non conforme, tout cela demanderait un véritable Plan Marshall.

Un (énième) rapport confidentiel, réalisé par un X-Ponts (un polytechnicien issu de l’École des Ponts) en poste à la Direction générale de l’armement (DGA), avait été remis à M. Jean-François Carenco avant sa visite dans l’île fin juillet 2022. Il contenait une partie du diagnostic des défaillances du Smgeag et des propositions d’action qui devaient être confirmées, ou infirmées, par le ministère. Un condensé des « situations inextricables » que se plairait à résoudre le nouveau ministre délégué aux outre-mer… Mandé à Paris début août par M. Jean-François Carenco, le préfet de Guadeloupe, en lieu de se voir intimer l’ordre de faire le ménage, recevait une « feuille de route » identique à celle de ses prédécesseurs : « pas de vagues ».

Une équation financière intenable

Pour en savoir plus :

https://blog.mondediplo.net/la-guadeloupe-a-vau-l-eau?var_mode=calcul