École publique 

« Ce qui est arrivé à Freinet permet de comprendre ce qui se déroule sous nos yeux »

Le parcours des pédagogues Célestin et Élise Freinet, revu par l’historienne Laurence De Cock dans son ouvrage « Une journée fasciste », offre un saisissant parallèle avec les attaques menées par l’extrême droite contre l’Éducation nationale aujourd’hui. Mais aussi les égarements militants à gauche, face au chaos.

De l’ample œuvre et parcours d’Élise et Célestin Freinet, institutrice et instituteur devenus célèbres pour leurs convictions pédagogiques, l’historienne et enseignante Laurence De Cock choisit dans son ouvrage Une journée fasciste (Agone, 2022) de s’arrêter sur une date, celle du 24 avril 1933.

Retranché avec quatorze élèves dans la petite école du village de Saint-Paul-de-Vence (Alpes-Maritimes), Célestin Freinet affronte ce jour-là une manifestation d’une centaine de personnes, désireuses de faire sortir ce « communiste » de sa classe, par la force s’il le faut.

« J’ai là sous ma garde quatorze enfants. Je les défendrai coûte que coûte », lance alors l’instituteur à la foule hostile, un revolver à la main. Il s’agit de l’épilogue sulfureux d’une situation de haute tension, entre un maire proche de l’extrême droite et un instituteur résolument engagé à gauche, connu du monde de « l’éducation nouvelle ».

L’épisode se mue en « affaire Freinet » dans la France des années 30, déjà poisseuse du fascisme à venir, et résonne avec force dans celle d’aujourd’hui, qui a vu la candidate Marine Le Pen s’imposer une deuxième fois au second tour d’une élection présidentielle ayant aussi permis l’éclosion politique d’Éric Zemmour. Ce dernier a fait depuis de la dénonciation des enseignant·es déviant·es et d’une école malade sa spécialité.

« J’ai commencé à écrire à la fin du printemps 2022 et plus j’écrivais, et plus les résonances avec l’actualité étaient criantes », explique l’autrice.

Après un travail d’archives sur le contentieux autour de l’affaire Freinet, elle « bloque » sur cette question : « Comment un petit instituteur de campagne peut en arriver à prétendre défendre l’école publique l’arme au poing ? Je trouvais cela d’une puissance lyrique incroyable. »

En écho au travail majeur d’Emmanuel Saint-Fuscien sur Freinet, « un pédagogue en guerres » , elle s’interroge également sur une autre zone d’ombre du personnage et du couple intellectuel qu’il forme avec son épouse Élise Freinet, en analysant sa « lettre à Pétain », écrite en 1940.  

Mediapart : Votre livre est dédié à des militants syndicaux actuellement mis en difficulté par l’Éducation nationale, ce qui constitue un premier parallèle contemporain avec le parcours de Célestin Freinet. C’est la même histoire qui se répète près de cent ans après ?

Laurence De Cock : Ce qui est arrivé à Freinet et à d’autres, ces militants syndicaux membres du Parti communiste, permet de comprendre ce qui se déroule aujourd’hui sous nos yeux. Célestin Freinet était un pédagogue engagé, effectivement membre du PC, un peu anarchiste, libertaire, connu de son administration, car lui comme Élise Freinet sont très procéduriers.

Il est accusé de faire du prosélytisme politique dans sa classe par le maire du village, puis par quelques parents, puis par la police, qui le suit à la trace. Il ne pouvait plus faire un geste sans qu’un rapport des renseignements généraux tombe, rapports envoyés à son administration qui avait envie de le coincer, sans en avoir vraiment les moyens.

C’est cette alliance entre la police, l’inspection académique, la préfecture, poussés par les gens du village qui voulaient sa mutation, et ce maire d’extrême droite, Joseph Demargne, qui va lancer une procédure et aboutir à ce qu’il soit muté d’office.

Aujourd’hui, heureusement, les liens entre police et administrations sont moins perméables. Mais depuis cinq ans, nous observons néanmoins un durcissement de la surveillance des enseignants militants, syndicalistes et engagés. Et avec la réforme de la loi sur la fonction publique, il est devenu possible de les muter sans que cela apparaisse comme une sanction. C’est un outil répressif en or aux mains d’une administration qui veut réprimer sans admettre qu’elle réprime.

Ces accusations d’ « islamo-gauchisme », ces soupçons de « manque de neutralité », cette petite musique qu’on entendait continuellement dans la bouche de Jean-Michel Blanquer [ministre de l’éducation nationale de 2017 à 2022 –ndlr] et de ses amis, ressemblent à ce qui est arrivé à Freinet.

On peut lire aussi dans ce récit une résonance avec les groupes de pression qui émergent, comme les « parents vigilants », main dans la main, voire pilotés par l’extrême droite, qui mènent actuellement des frondes violentes contre les enseignants ?

Complètement. C’est la même mécanique. Dans le cas Freinet, on part du local, d’une affaire presque interpersonnelle portant sur les conditions matérielles de l’école de Saint-Paul-de-Vence, entre un instituteur engagé et un maire politisé aux Jeunesses patriotes. Puis, cela rebondit en raison d’un texte libre d’un élève de Freinet, décrivant un rêve , dans lequel l’enfant écrit qu’il « tue le maire ».

Ce texte tombe entre les mains de Charles Maurras [journaliste puis politique d’extrême droite, –ndlr] qui en fait la une de son journal L’Action française, vendu alors à des milliers d’exemplaires, un article suivi d’une quarantaine d’éditos virulents.

S’ensuit un phénomène de publicisation nationale, qui atteint le ministère, lequel réagit à son tour, demande des comptes à l’inspection académique et aboutit à une réelle mise en danger de l’instituteur Célestin Freinet. Ce dernier le dit lui-même quand il se retrouve dans la cour de son école, arme à la main. Il dit : « Je suis en légitime défense contre le fascisme. »

« C’est surtout cette appropriation par une presse d’extrême droite très lue dans les années 1930 qui transforme ce conflit en affaire nationale », écrivez-vous. L’Action française, c’est le CNews de l’époque ? C’est la même mécanique de montée en épingle de médias qui n’attendent que ça ?

C’est plus lent, mais oui. Le poids de la presse écrite dans les années 30 est énorme. L’affaire Freinet devient un vrai fait divers qui passionne. Dernier point troublant vis-à-vis de ce que nous vivons aujourd’hui, cet appel dans ce contexte d’un auteur du Cri du peuple, autre journal d’extrême droite, à la création d’une « ligue des pères » pour surveiller ce qu’on apprend aux enfants. Pour dégager, par la force s’il le faut, les instituteurs déviants. Cet appel à constituer des milices, c’est typiquement fasciste.

La réponse de Freinet est d’ailleurs aussi assez proche de discours tenus aujourd’hui : ce qui compte, dit Freinet, ce ne sont pas les quelques textes libres polémiques des enfants mais l’état matériel de l’école. Élise et Célestin Freinet mènent en effet depuis leurs premières années d’enseignement une lutte acharnée sur l’état des toilettes, autre sujet récurent et contemporain, la saleté, l’hygiène, le chauffage dans leurs classes.

Cela nous permet de prendre conscience à quel point les conditions matérielles dans lesquelles les enseignants exercent sont politiques. Élise et lui sont farouchement attachés à des conditions d’enseignement qui donnent aux enfants pauvres toutes les chances possibles pour réussir. C’est leur premier objet de résistance et de mobilisation face à des gens, comme le maire de Saint-Paul-de-Vence, qui s’en fichent royalement. Et qui ne répondent que par la contre-attaque, les accusant d’être des militants de gauche. 

Finalement, comment interpréter la réponse de cet instituteur qui défend, en arme, ses élèves contre une manifestation violente et hostile à sa personne ? Et pourquoi avoir décrit cette journée comme « fasciste » ?

Freinet lui-même la qualifie ainsi. Évidemment, moi, quand je vois cette scène, et comme l’historien Emmanuel Saint-Fuscien, je me demande comment cela a pu ne pas faire plus de bruit ? Même dans les rapports de police ou d’inspection académique, le fait d’être descendu avec un revolver est mentionné, sans plus. Mais nous sommes dans les années 1930, Freinet est un ancien combattant, et finalement, cette attitude n’est pas si exceptionnelle que ça.

On comprend aussi à quel point il se sent mis en danger, agressé et responsabilisé dans sa mission de défendre son école et ses élèves. Je vois dans ce geste celui d’un homme qui est persuadé que sa mission, c’est de défendre les enfants du peuple qui n’ont pas l’école qui leur est due. Et il a les atouts, y compris virilistes, pour pouvoir le faire.

Ce qui va dans ce sens sans doute, et malgré l’incongruité a posteriori de cette attitude, c’est le soutien d’une grande partie de la gauche, de la Ligue des droits de l’homme, des grandes figures de pédagogues de l’époque ?

Un front antifasciste se constitue spontanément mobilisant associations, syndicats, partis politiques. Dans les archives, on retrouve des centaines de télégrammes envoyés à l’inspection académique, de collègues, de sections syndicales, de sections locales de la Ligue des droits de l’homme. Nous, enseignants, quand des collègues sont attaqués, comme Hélène Careil ou Kai Terada, mutés d’office, on rame comme des fous. De ce point de vue, la donne a changé.

Néanmoins Freinet jette l’éponge et quitte l’Éducation nationale pour fonder son école. Pourquoi ?

Célestin Freinet est malade depuis la guerre, Élise aussi, victime d’une tuberculose. Il est en arrêt maladie tout le temps. Ce harcèlement administratif l’épuise moralement et l’atteint. Il est allé jusqu’au bout de ce qu’il pouvait faire. Quand il prend la décision de quitter l’école publique et de fonder sa propre école à Vence, c’est parce qu’il est devenu un indésirable. Il dit ne pas avoir le choix.

Tous deux rentrent dans ce métier pour le changer, dans une institution qui est plutôt du côté du maintien de l’ordre existant.

Cette trajectoire individuelle marquée par la répression a une incidence, mais plus profondément, l’école publique est-elle capable d’accueillir ce type de personnalité, ce niveau d’expérimentation, cette critique en son sein ?

Elle peut l’accueillir, et c’est d’ailleurs dans l’école publique qu’il commence son travail. Il le fait petit à petit, introduit les innovations, que ce soit l’imprimerie, les classes promenades, et d’ailleurs il est félicité en cela par l’institution.

Mais ce qui est difficile, surtout dans les périodes où l’école publique se crispe – comme c’est le cas au début des années 1930 et aujourd’hui, à la différence des années 70 –, c’est lorsque ces expérimentations assument leur objectif de transformation politique et sociale. Car l’institution ne sait pas faire la différence entre une pédagogie qui a des visées de transformations sociales et un endoctrinement. Elle devient alors autoritaire, et ces gens-là, pédagogues militants, sont considérés comme dissidents.

On ne peut pas nier que l’engagement pédagogique de Célestin Freinet s’appuie sur un substrat politique et syndical, et c’est là qu’Élise Freinet rentre en scène, extrêmement fort ?

Nous sommes là en plein dans les tensions du métier. Quand on rejoint le métier d’enseignant, on le rejoint par engagement, cela ne peut, vu nos salaires, être purement alimentaire. Travailler avec les enfants – on peut s’accorder largement là-dessus – consiste à préparer le monde de demain et, en cela, c’est une proposition politique.

Ce substrat, chez les Freinet, est d’inspiration révolutionnaire. Élise Freinet, comme le montrent les spécialistes du sujet Henri Louis Go et Xavier Riondet, se politise par des lectures, elle pleure à la mort de Lénine, et rencontre Célestin car elle le lit ! C’est une femme politique, de gauche, qui rencontre un homme issu de l’école normale et qui a fait la guerre, deux lieux où il s’est également politisé.

Donc oui, tous deux rentrent dans ce métier pour le changer, dans une institution qui est plutôt du côté du maintien de l’ordre existant. Dans une période ouverte, progressiste, cette tension peut être constructive, pousser aux chemins de traverse, à la proposition. Mais dans un moment plus conservateur, l’institution réprime et éjecte.

Votre ouvrage accorde une large place à la part la plus complexe de cette histoire, qui là encore fait écho à ce qui se passe autour de la grande pédagogue Maria Montessori dans les années 1920 en Italie : alors que Freinet est interné comme militant communiste à partir du mois de mars 1940, il écrit une lettre élogieuse à Pétain pour demander sa libération, note les similitudes entre leurs approches de l’école, et produit des courriers répétés à son administration. S’agit-il d’un instinct de survie pour sortir du camp où il est enfermé, ou d’une forme d’orgueil, une foi telle dans sa pédagogie qu’elle vaut toutes les compromissions ?

Les deux. La plupart des gens qui ont écrit sur Freinet, à part Saint-Fuscien, sont passés rapidement sur cette affaire. Quand Freinet est interné, il a un accord avec Élise qui est d’écrire partout, à tout le monde, pour demander sa libération. Il a très peur de mourir du fait de sa santé très fragile.

Mais il est vrai aussi qu’Élise et Célestin ont une vraie frustration quant à la reconnaissance de leur travail et notamment tout ce qu’ils ont apporté au monde de la pédagogie. Quand Célestin Freinet entend le discours de Pétain sur l’école, qui est une sorte d’exercice de style entre l’ultraréactionnaire mais aussi l’omniprésence de la mise en activité, de la nature, de la relation à la terre, il a pensé qu’il y avait un dialogue possible.

Cette lettre à Pétain doit donc être prise dans la somme des lettres écrites à tout le monde, tous azimuts mais aussi comme une manière sans doute de combler une faille narcissique.

Mais se pose ensuite la question de la conviction des Freinet. Séduit par Pétain et pourquoi pas par Hitler comme pourrait le montrer leur correspondance ? Élise et Célestin s’écrivent tous les jours. Il y a beaucoup d’amour dans ces lettres, des données très matérielles, et le commentaire de l’actualité, toujours. Avec des erreurs, de la provocation et ce décalage avec la pensée dominante. Ils ne cessent de changer d’avis et rêvent d’une révolution prolétarienne d’où qu’elle vienne. Comme s’ils regardaient le chaos advenir.

Autre point, la censure. Bien sûr, ils savent que leurs lettres sont lues et en font des tonnes. Mais cela n’explique pas cette lettre à Pétain, ou le commentaire sur les écrits de Marcel Déat, homme politique socialiste passé à l’extrême droite, grande figure de la collaboration. Il y a aussi ces questions sur l’intelligence d’Hitler qui sont très limites. Mais ce sont des questions de couple, dans un effet d’empilement et de correspondance, un couple dont la pensée commune est en permanente construction. Un couple qui doute et qui ne pense pas que leurs propos risquent d’entrer dans l’histoire.

Est-ce que cela ne dénote pas une forme d’isolement intellectuel ? Un sillon tracé seul, lié à l’histoire tumultueuse des Freinet au sein du monde éducatif ?

Oui, ils sont coupés de la pensée parisienne, ce sont aussi, malgré leur renommée dans le monde de l’éducation nouvelle, deux simples instituteurs, des petites gens du sud de la France, complètement pris dans des données très locales. Encore une fois, c’est un couple qui discute, qui ne se demande pas ce que Paul Langevin [pédagogue, homme politique, coauteur avec Henri Wallon d’une réforme de l’enseignement – ndlr] ou Raymond Aubrac [célèbre résistant – ndlr] sont en train de fomenter. Libéré, Célestin Freinet prend la route de la Résistance, dirige un maquis. Mais l’un et l’autre vacillent, pendant quelques mois, sur leurs fondations, comme beaucoup de gens à l’époque.

Il faut penser l’école comme un lieu de résistance et de protection.

Maria Montessori a été très critiquée pour ses sympathies fascistes. Est-ce qu’à gauche, on tape dur parce que la pédagogie Montessori est assimilée à un courant de l’éducation nouvelle dévoyé, à destination de la bourgeoisie ? Est-ce que cette critique d’une éventuelle compromission de Freinet n’a pas été éclipsée par la gauche intéressée aux questions d’éducation ?

Montessori, ce sont des années de travail commun sous Mussolini, sans être en situation de captivité. Donc ça n’a quand même pas grand-chose à voir avec ce petit instituteur isolé dans son camp d’internement et qui ne bascule jamais dans une collaboration active. Cela dit, je fais partie des gens qui pensent aujourd’hui que ce doute, ce vacillement, il faut en parler ! Ce n’est pas honteux. Célestin et Élise sont happés dans une histoire qui va vite et qu’ils ne comprennent pas bien. Pour la gauche aussi, c’est utile de le savoir : face à une situation d’ébranlement, ce qui peut ressembler à un chaos, il faut être très vigilant sur chacune de nos alliances.

S’arrêter sur cette journée, l’antifascisme en arme de Freinet, puis sa marginalisation au sein de l’Éducation nationale, ses égarements, qu’est-ce que cela dit sur le mouvement Freinet aujourd’hui et sur le contexte politique dans lequel nous vivons ?

Sur la question pédagogique, je veux montrer qu’il n’y a pas de pédagogie Freinet aboutie et finie. Ces années montrent que l’une des particularités des Freinet, c’est le pragmatisme. La pédagogie n’est pas une technique, mais des expérimentations qui se font dans un cadre social, celui d’une classe.

Ces dix premières années montrent aussi que l’origine de ce parcours de pédagogues est fondamentalement politique. Pour moi aussi, le moteur de la pédagogie, c’est la justice sociale. Rappeler cela, même aux héritiers ou légataires officiels de la pédagogie Freinet, n’est pas inintéressant.

Il y a donc besoin de repenser l’école et la politique, dans un moment où l’on voit se reconstituer des groupes de pression, émerger des candidats affiliés à la mouvance fasciste, revenir sur le devant de la scène le groupuscule Action française, autant d’acteurs qui voient dans l’éducation un lieu de conquête et d’affrontement ?

Oui, il faut penser l’école comme un lieu de résistance et de protection, comme le disait le ministre de l’éducation nationale Jean Zay [assassiné en 1940 par des miliciens – ndlr]. Quand Jean Zay parlait de mettre la politique hors de l’école, ce n’était pas pour laisser entendre que l’école n’avait pas de finalité politique, mais que les enfants devaient être protégés de l’extrême droite.

Nous ne vivons pas actuellement dans un moment pré-fasciste, mais dans une période de fascisation, proche de ce qui se passait dans les années 1930. Notamment par ces tentatives de confiscation de l’école par l’extrême droite, mais aussi en raison de certaines lâchetés de l’institution sur cette question.

Une journée fasciste. Célestin et Élise Freinet, pédagogues et militants
Laurence De Cock ; Agone (mémoire sociales), 224 pages, 19 euros.