Santé, identité…

L’Europe veut numériser toute notre vie

Le projet européen de portefeuille d’identité numérique promeut, selon l’auteur de cette tribune, un mode de vie entièrement numérisé et anti-écologique.

Matthieu Amiech est l’un des animateurs des éditions La Lenteur. Il vient de publier L’industrie du complotisme, et participe au collectif Écran total, qui fédère des résistances à l’informatisation du travail et de la vie quotidienne.

** **

Il y a exactement deux ans, un rapport parlementaire écrit par trois sénateurs de droite avait choqué une partie de l’opinion publique. Faisant l’éloge de la « mobilisation numérique générale » mise en œuvre dans plusieurs pays dès le début de la pandémie de Covid-19 (Singapour, Corée du Sud, etc.), les auteurs proposaient de « recourir bien plus fortement aux outils numériques dans le cadre de la gestion des crises sanitaires », des catastrophes naturelles ou industrielles, etc.

Objectif : donner à l’État les moyens de croiser « données d’identification, données médicales et données de localisation », certaines étant fournies par les services publics, d’autres par des opérateurs privés. Il deviendrait ainsi possible, « dans les situations de crise les plus extrêmes, […] d’exercer un contrôle exhaustif, effectif et en temps réel » sur l’état de santé des citoyens, sur leurs déplacements et leurs fréquentations, sur leurs transactions monétaires.

Un mois plus tard, Emmanuel Macron décrétait l’instauration du « passe sanitaire » en France, qui interdisait l’accès à un certain nombre de lieux publics à toutes les personnes n’ayant pas souhaité se faire vacciner contre le Covid-19. Ce passe resta en vigueur pendant sept mois et mit la société sous très haute tension.

Aujourd’hui, à l’orée de l’été 2023, une partie importante de ce que préconisait le rapport d’information de Véronique Guillotin, Christine Lavarde et René-Paul Savary, est en train d’entrer durablement en vigueur en France et en Europe, dans une extraordinaire indifférence politique et médiatique. Le projet de portefeuille d’identité numérique européen avance au fil des semaines et des mois, sans susciter de tollé, et avec très peu d’opposition publique, ou même simplement d’information dans la presse.

Qu’est-ce que le portefeuille d’identité numérique préparé par la Commission européenne depuis 2021 ? C’est une application de smartphone qui regrouperait les versions électroniques de différents documents présents dans nos portefeuilles de citoyens modernes : carte d’identité, permis de conduire, carte de Sécurité sociale, moyens de paiement…

Tout cela prend forme avec les récentes annonces de lancement, au niveau français, du permis de conduire numérique, de carte Vitale virtuelle. Et avec la création, au lendemain de la dernière élection présidentielle, du Système de garantie de l’identité numérique, qui ouvre la possibilité de télécharger la nouvelle carte d’identité (comprenant puce RFID et QR code) dans les smartphones.

La numérisation du monde est incompatible avec l’écologie

Toutes les modalités et le calendrier de déploiement du portefeuille numérique ne sont pas encore connues. Mais l’essentiel est que la direction que cette application imprime aux sociétés européennes est très claire. D’abord, elle promeut un mode de vie, celui du tout-connecté et du sans-contact, qui pose plusieurs graves problèmes : organiser son quotidien avec un smartphone donne à croire qu’on a le monde à sa disposition, alimente des rapports sociaux de néo-domesticité, et est totalement incompatible avec la sobriété énergétique.

Faire croire aujourd’hui que l’écologie fait bon ménage avec la numérisation du monde (5G, objets connectés, visionnage permanent de vidéos) relève de l’imposture et du mensonge. Passer sous silence les conséquences de l’exposition massive aux écrans et aux ondes sur la santé publique est également une entorse importante à la vérité.

Disparition des interactions humaines

Deuxième problème : le portefeuille d’identité numérique valide la trajectoire de numérisation des services publics, de suppression des guichets physiques et des interlocuteurs humains dans les administrations régaliennes et sociales.

Or, ce transfert de plus en plus de services de base sur Internet est synonyme de privatisations, de piètre qualité des services rendus, et de marginalisation de millions de personnes qui ne peuvent pas ou ne veulent pas faire leurs démarches (impôts, préfecture, sécurité sociale, billets de train, etc.) en ligne. C’est ce qu’attestent aussi bien des enquêtes de presse ou de collectifs militants que différents rapports du Défenseur des droits.

Troisième enjeu : si un nombre important de gens adoptent le portefeuille d’identité numérique, les gouvernements européens auront la possibilité, à tout moment, de réactiver des dispositifs tels que le passe sanitaire ou vaccinal, qui font le tri entre citoyens. Conformément aux vœux du rapport sénatorial de juin 2021, ils pourront aisément empêcher l’accès de certaine catégories de personnes à des services publics, à des remboursements, à des moyens de transport, à des biens de consommation, au crédit bancaire…

Cela pourra être pour des raisons de santé publique et de contagion, pour faire face à des pénuries (d’énergie ou autre), voire pour des motifs d’opinion (en temps de guerre), par exemple ou d’origine ethnique. Dans un contexte de néolibéralisme autoritaire, l’ombre d’un crédit social proche de ce qui existe en Chine plane en tout cas sur l’Europe.

En profondeur, la normalisation de ces dispositifs électroniques ne doit pas être pensée en dehors de la situation de catastrophe écologique durable. Puisque sous le nom trompeur de transition, les élites politiques et économiques ont décidé de poursuivre « quoi qu’il en coûte » le développement industriel, des crises de plus en plus graves vont inévitablement survenir.

Puisque leur conception du futur « décarboné » implique plus de semi-conducteurs, plus de métaux pour numériser et électrifier, plus d’énergie produite et plus d’eau souillée par les mines, les usines et les data centers, il sera crucial pour les États de disposer de ces outils numériques de punition et de tri des citoyens, pour espérer garder leur emprise sur les populations par temps de tempête.

Dénumériser nos vies

Il est urgent d’enquêter et de débattre sur le projet de portefeuille d’identité numérique de la Commission européenne et de l’État macronien. Il est également important d’envisager collectivement les moyens de le boycotter et de s’y soustraire.

Comme un certain nombre de camarades du collectif Écran total et de personnes signataires d’un récent appel à la « désmartphonisation », je ne vois pas comment nous pouvons espérer mettre en échec un tel dispositif sans une vague significative d’abandon des smartphones dans la société française. Et sans que des luttes et des alternatives fleurissent, qui permettent de réduire l’emprise d’Internet sur nos vies.

reporterre.net