Retour sur une émeute

À propos de la construction politique et médiatique du « problème des quartiers sensibles »

Mercredi 27 juin : Nahel M. est mort, tué d’un tir policier à bout portant. Nous le savons désormais : ces morts, atroces, insupportables, ne sont pas le résultat de « bavures », des « accidents » malheureux, mais à chaque fois un nouvel épisode d’une longue série d’altercations entre jeunes racisés et police. Une longue série, qui a connu une accélération sous les années Macron et au fur et à mesure que l’extrême-droite, dont les discours sont relayés aux plus hauts sommets de l’Etat, exigeait toujours plus d’impunité pour la police. Comme après chaque mort, comme après chaque « émeute », on peut prévoir qu’experts et sociologues seront convoqués pour disserter sur le « problème des banlieues » et se demander ce que la politique de la ville pourrait ou aurait dû faire. Dans ce contexte, il nous paraît utile de revenir sur la réception médiatique et politique d’émeutes qui nous apparaissent maintenant lointaines, antérieures à 2005, à savoir en 1990 à Vaulx-en-Velin : car se met en place à ce moment-là, et à la faveur de la construction de ladite politique de la ville, une manière de parler des « quartiers sensibles » comme de « ghettos », d’espaces à part, dont les maux devraient être traités localement, par plus de « lien social », de « mixité sociale », et dans un déni des discriminations et des forces structurelles qui produisent la misère économique. Si ce cadre apparaît, au vu du formidable tournant sécuritaire que l’on constate aujourd’hui, plus « à gauche », il reste, par ce qu’il a produit de stigmatisation, d’inaction et d’injustice, toujours à déconstruire.

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Extrait

L’émeute de Vaulx-en-Velin : l’événement a été longuement commenté, des années mêmes après ce mois d’octobre 1990. Il connaît un destin tel qu’il prend place, dans les chronologies officielles de la politique de la ville, comme une deuxième date de naissance : dix ans après les “ rodéos des Minguettes ” de l’été 1981, il semble évident que “ Vaulx-en-Velin ” marque une nouvelle étape dans la prise de conscience d’un problème jusque-là nié ou occulté.

Quel est cet événement ? Le 6 octobre 1990, une moto se renverse au niveau d’un barrage de police qui cherche à la stopper. La mort du passager, un jeune handicapé, Thomas Claudio, déclenche la colère des jeunes de Vaulx-en-Velin. Des affrontements avec la police ont lieu, suivi d’un incendie et de pillages du centre commercial. Quel est le sens ce cet événement ? Le 8 octobre 1990, Le Progrès de Lyon titre en “ une ” : “ Vaulx-en-Velin. L’émeute ”. Suit cette phrase de commentaire reprise dans l’article des pages intérieures : “ Neuf ans après Vénissieux, la maladie des banlieues n’est toujours pas guérie ”.

Deux mois plus tard, le 19 décembre 1990, le sociologue Alain Touraine déclare, au cours d’une conférence organisée par la Délégation interministérielle à la ville et la revue Esprit : “ Le problème d’aujourd’hui n’est pas l’exploitation, mais l’exclusion ”, et termine par cette sombre prévision :

Nous disposons de fort peu d’années avant que nous ne connaissions des explosions urbaines de grande envergure à l’américaine ”.

Le même mois, décembre 1990, François Mitterrand se rend dans une commune proche, Bron, invité par Banlieues 89, une des missions “ pionnières ” de la politique de la ville, animée par l’architecte Roland Castro. Lors de ces assises, intitulées “ Pour en finir avec les grands ensembles ”, le Président de la République dénonce “ la terrible uniformité de la ségrégation, celle qui regroupe des populations en difficulté dans les mêmes quartiers, qui rassemble les enfants d’origine étrangère dans les mêmes écoles ”, et il ajoute qu’ “ il faut casser partout le mécanisme de l’exclusion ”. Puis il promet des mesures importantes pour les “ quartiers ”, et annonce quelques jours plus tard la création d’un Ministère de la Ville. Le 28 mai 1991, le nouveau ministre de la ville, Michel Delebarre, vient à l’Assemblée Nationale défendre une loi nommée “ anti-ghetto ”.

Ces quelques faits pourraient former les événements d’une histoire heureuse : la prise de conscience politique d’un problème, le progrès dans la connaissance scientifique du phénomène et les efforts redoublés de l’administration pour le résorber. Pourtant, la lecture de la presse et des débats parlementaires durant les neuf mois qui séparent les mouvements de protestation déclenchés par la mort d’un jeune à Vaulx-en-Velin le 6 octobre 1990, du vote de la Loi d’orientation sur la ville (LOV) le 13 juillet 1991, donne à voir autre chose que le début (ou la relance) de l’épopée de la politique de la ville : la naissance d’un problème social – le problème des quartiers ditrs sensibles – et la manière dont il est alors construit.

Ce qui est remarquable, en effet, dans la suite de l’année 1990 et au cours de l’année suivante, c’est la prolifération de déclarations et d’analyses. Alors qu’elle n’a été longtemps qu’une question mineure, traitée par des acteurs relativement marginaux de l’administration, de l’expertise ou de l’université, sujet à éclipse des reportages journalistiques, les protagonistes du débat public s’accordent désormais pour voir dans la ségrégation urbaine la nouvelle “ question sociale ”. Mais une question sociale dont les “ émeutes de Vaulx-en-Velin ” et surtout la mort du jeune Thomas Claudio vont être relégués au rangs de“ révélateurs ”, occultés au profit d’une représentation misérabiliste de la situation des quartiers, appréhendés à travers un cumul de « handicaps » dont les responsables sont devenus invisibles.

De l’événement singulier au problème national

La comparaison entre les commentaires de la presse en 1981 et en 1990 met en évidence la médiatisation croissante des événements. Seul Le Progrès de Lyon suit, de façon continue, les rodéos de 1981. Dans la semaine qui suit, on ne trouve d’articles sur le sujet que dans ce quotidien régional et dans Le Figaro. Dans le reste du mois, huit éditions du quotidien de la région Rhône-Alpes lui consacrent un ou deux articles. Les rodéos font quatre fois leur apparition en “ une ”, mais toujours en titre décalé, à gauche, à droite, ou en bas de la première page, jamais en grand titre central. Le Figaro évoque en une phrase, dans son édition du 23 juillet 1981, les “ événements “ chauds ” du 21 ”. Et Le Monde publie deux articles, le 14 et le 23 juillet, sur la question.

En 1990, tous les journaux s’emparent immédiatement du sujet. À partir du lundi 8 octobre 1990 et dans la semaine qui suit, les émeutes font trois fois la “ une ” du Monde, trois fois celle de Libération, quatre fois celle du Figaro, deux fois celle de L’Humanité et deux fois celle du Parisien. Les hebdomadaires Le Nouvel Observateur, L’Express et Le Point annoncent l’événement en couverture, et le traitent sur deux ou trois pages intérieures, en les accompagnant de photos.

Mais le traitement n’est pas seulement plus important. De 1981 à 1990, les commentaires ont gagné en généralité. En 1981, les rodéos des Minguettes sont présentés comme des événements locaux, que les journalistes cherchent à expliquer à partir de la situation locale. Les articles prennent pour objet la ZUP, la ville de Vénissieux, ses habitants ou les policiers qui y travaillent. Certes, dans Le Progrès de Lyon, les événements sont parfois reliés à des phénomènes plus larges, comme dans le numéro du 13 juillet 1981 qui analyse les rodéos à partir des liens entre la proportion d’immigrés, le chômage et la délinquance :

Beaucoup d’Européens ont déserté la ZUP, c’est pourquoi sur les 8 860 appartements, 1 390 sont vides et 25 à 30 % de la population sont constituées d’immigrés. Un taux qui, selon les experts, n’est pas compatible avec une intégration réussie. Près de 4 mille habitants sont actuellement chômeurs. Ces deux paramètres conjugués en font une terre de prédilection pour la petite délinquance ”.

Les rodéos sont également ramenés au “ mal des grands ensembles ”, mais dans un seul article :

Les flammes font à nouveau lumière sur des phénomènes sociaux propres aux grands ensembles : un rassemblement de population énorme, une proportion d’adolescents bien supérieure à la moyenne nationale, de tours, des barres, pas d’équipements sociaux. Un bistrot qui ferme tôt et pas de locaux pour écouter du rock, se retrouver, se détendre ”.

Qu’il s’agisse d’un problème de délinquance ou du mal des grands ensembles, il y a la volonté, chez les journalistes, de rendre intelligibles les événements. Mais l’évocation de phénomènes plus globaux vient en second plan. Alors qu’en 1990, comme le montre clairement la première “ une ” consacrée aux émeutes par Le Monde, c’est d’emblée un problème général qui est évoqué. Dans son édition datée du mardi 9 octobre, en effet, le journal titre “ L’émeute de Vaulx-en-Velin ”. Le “ chapeau ” donne un premier résumé des faits : “ Les violences du week-end illustrent les limites – à court terme – de la politique de “réhabilitation” ”. Dès ces quelques lignes, la réhabilitation de ce “ quartier ” est abordée :

La ville de Vaulx-en-Velin, dans la banlieue lyonnaise, a connu, les 6 et 7 octobre, un week-end d’incendies, de pillages et d’affrontements entre des centaines de jeunes et la police après la mort controversée d’un jeune motard. Une information judiciaire pour “ homicide involontaire ” a été ouverte. M. Rocard a qualifié ces événements de “ détestables ” et estimé que “ la France est une société qui dialogue peu ”. Les violences ont eu lieu dans un quartier où des logements viennent d’être réhabilités ”.

La page 13 propose un ensemble d’articles rassemblés sous le titre suivant : “ Incendies, pillages et affrontements dans la banlieue lyonnaise ”. On apprend ensuite que “ la mort d’un jeune motard provoque une émeute à Vaulx-en-Velin ”. Un long chapeau détaille alors les événements. Le correspondant du Monde à Lyon relate les circonstances de la mort du jeune Thomas Claudio : le ton est celui du reportage, centré sur le récit des faits et les acteurs de l’événement. Les articles des éditions suivantes poursuivent sur le même registre pour présenter les versions contradictoires de l’accident. Selon la police, le conducteur, sans casque, aurait perdu le contrôle de la moto. Tandis que pour le conducteur, et plusieurs témoins, les policiers, sans phares ni feux, se sont mis volontairement en travers du véhicule.

Pourtant, dès les premiers reportages et dans les gros titres, un autre registre de discours est mobilisé. Le propos se détache des acteurs singuliers pour évoquer des entités collectives : des territoires (les “ quartiers ”), et les pouvoirs publics (la “ politique de la ville ”). Nous l’avons vu, la “ politique de réhabilitation ” est évoquée dès les premières lignes de présentation de la “ une ” du Monde du 9 octobre. D’emblée, les quartiers malades mais en cours de traitement sont érigés en protagonistes de l’événement, au même titre puis à la place de Thomas Claudio, des émeutiers et des policiers.

Dans tous les gros titres des autres articles de notre corpus, les lieux du décès et de l’émeute, Vaulx-en-Velin, sont présentés comme un cas particulier d’une catégorie générique : la banlieue à problèmes, le quartier en cours de réhabilitation. “ Et la banlieue modèle s’embrasa… ”, titre Le Nouvel Observateur, enchaînant par le “ chapeau ” suivant : “ On l’avait pourtant “ réhabilitée ”, rendue plus vivable, cette cité-dortoir près de Lyon… ”. L’article du Point du 15 octobre 1990 est intitulé : “ Ces banlieues qui font peur à la France ”, suivi de cette phrase : “ La révolte de quelques centaines de jeunes exclus de la banlieue lyonnaise est un sérieux avertissement pour Rocard et sa politique des “ cages d’escalier ”. Et elle pose le problème des villes à deux vitesses ”.

Dans L’Express du 11 octobre 1990, la présentation est différente. Le journaliste titre : “ Les révoltés du Mas-du-Taureau ” . Pourtant, dès le “ chapeau ”, il s’éloigne de l’événement pour mettre en scène le quartier : “ La mort dramatique d’un jeune motard peut-elle, seule, expliquer les émeutes de Vaulx-en-Velin ? Pourquoi un quartier rénové et – croyait-on – exemplaire a-t-il soudain explosé ? ”

Les articles de trois hebdomadaires sont structurés de la même manière. Un ou deux paragraphes sont consacrés au récit des événements ; un représentant des pouvoirs publics est cité, généralement le maire de Vaulx-en-Velin, puis le regard se déplace des individus aux territoires. L’article du Point fait voir le même déplacement : “ Les vrais accusés, ce ne sont pas les policiers, mais “ ces villes qui provoquent le désespoir ”, comme le constatait François Mitterrand mercredi matin en conseil des ministres ”.

Les débats parlementaires qui ont lieu en juin 1991 sur la loi annoncée en décembre 1990, la Loi d’orientation pour la ville, constituent un autre lieu d’observation de la manière dont ces territoires sont érigés en acteurs de l’histoire. Le ministre Michel Delebarre parle des “ explosions de colère qu’ont connues des quartiers ”, le ministre du logement Paul Quilès des “ événements qui, cette fin de semaine encore, ont secoué certaines villes de France ”, Michel Giraud (RPR) de “ l’agitation qui a secoué telle ou telle de nos grandes cités ”, et Jacques Brunhes (PC) de “ nos banlieues (…) qui sont de plus en plus secouées par des actes de violence ”. Les mots “ quartiers ” ou “ banlieues ” forment souvent les sujets des phrases : “ Les banlieues craquent de ne plus pouvoir supporter cet apartheid social, économique et culturel ”, dit Paul Loridant, PS.

La politique de réhabilitation et la proportion de logements HLM forment les principaux critères de description du quartier du Mas-du-taureau. Et progressivement, les lieux ne sont plus appréhendés dans leur singularité mais comme les emblèmes d’un type de lieu ou d’événement.

C’est d’abord le ghetto : “ Vaulx-en-Velin n’a fait que précipiter la mise en place de votre ministère et le dépôt de cette loi d’orientation après la réunion de Bron ” (André Duroméa, PC) ; “ Vaulx-en-Velin, Sartrouville, Mantes-la-Jolie sont […] l’illustration de ce qu’il ne faut pas faire, l’illustration d’un urbanisme de “ zoning ” datant des années 1950 qui nous a conduits tout droit à l’urbanisme de ghetto ” (Bernard Carton, PS). Les noms de lieux peuvent aussi former une chronologie de l’actualité de la banlieue : “ Vaulx-en-Velin, Sartrouville, Le Chaudron, Mantes-la-Jolie ” (Georges Othily, PS) ; “ Hier Vénissieux, Sartrouville, Le Chaudron, Vaulx-en-Velin ! Aujourd’hui Mantes-la-Jolie ” (Robert, PC).

Le regard s’éloigne donc des acteurs de Vaulx-en-Velin, policiers, jeunes, habitants du quartier ou de la ville. La focale s’élargit, inscrivant l’événement dans une histoire plus longue, celle des quartiers.