La disqualification des parents des quartiers populaires

Les parents des quartiers populaires sont la cible de l’Etat et des médias en étant accusés d’être responsables des « émeutes » commises par leurs enfants.

Or, la disqualification parentale est toujours orientée socialement. La société disculpe la bourgeoisie des actes délinquants qu’elle commet tout en ne pardonnant rien aux classes dominées pour des agissements similaires.

Plan de l’article

  • Introduction
  • Le lien entre immigration et délinquance/émeute
  • Un faux lien qui invisibilise les facteurs sociaux
  • De la répression de la jeunesse populaire…
  • …à celle des parents des quartiers populaires
  • Le privilège de la famille bourgeoise
  • La disqualification parentale comme horizon

Introduction

Depuis trois semaines, la majorité des médias et du personnel politique se sont emparés des « émeutes » pour justifier leurs perceptions du « réel », c’est-à-dire leurs interprétations du monde social construites à partir d’une idéologie bourgeoise et raciale, permettant en retour de légitimer leurs solutions politiques répressives et racistes. La finalité de cet article est de montrer le traitement différentiel proposé par les médias et les politiques en ce qui concerne les enfants délinquants et leurs parents, une inégalité qui s’exprime en fonction des classes sociales. Petite parenthèse linguistique, dans cet article le terme « émeute » sera mis entre guillemets pour signaler le flou de sa définition. Dans mon dernier billet , je l’ai défini comme des révoltes populaires. Ici, je reprends le terme utilisé par les médias et les politiques pour simplifier, étant donné qu’ils font partie de mon objet d’étude.

Le lien entre immigration et délinquance/émeute

Depuis le début des événements, si les journalistes et les éditorialistes de BFMTV et CNEWS déclarent qu’il est temps de prendre le problème de la délinquance à la racine – à laquelle est associée les « émeutes » -, donc aux causes profondes qui l’engendre, l’initiative repose moins sur une volonté de décrire des causes scientifiques du phénomène en question que sur une volonté de produire des explications idéologiques partiales. Autrement dit, ils dénient les études sociologiques et psychologiques pour y substituer un argumentaire qui légitime leurs idées conservatrices, réactionnaires et répressives. Ainsi, l’interprétation du phénomène émeutier ou encore du phénomène délinquant se structurent à partir d’une grille principalement essentialiste et culturaliste : l’immigration, le manque d’intégration, les valeurs culturelles, l’islamisme, l’« ensauvagement » des jeunes, la démission parentale, le laxisme judiciaire. Contrairement à l’idée reçue, ce n’est pas l’extrême droite lepéniste qui est principalement responsable de ces interprétations. Il faut ajouter le racisme d’Etat et journalistique qui ont construit le lien immigration-criminalité pendant la période coloniale et post-coloniale, mais aussi l’émergence du discours sécuritaire au détour des années 80 – et consolidé dans les années 90 – avec l’investissement dans le secteur médiatique des « experts en sécurité » et des syndicats de police, prêchant la « bonne parole » et le propos légitime sur les questions de sécurité.

Un faux-lien qui invisibilise les facteurs sociaux

Comme d’habitude, on observe une dénégation des principales causes du phénomène délinquant : pauvreté, précarité sociale et économique, expérience scolaire (notamment l’échec), ségrégation sociale et ethno-raciale, chômage, conditions de logement (surpopulation, insalubrité et exiguïté), conflits intrafamiliaux (disputes parentales régulières, violences conjugales, violences contre les enfants), relations familiales dégradées et conflictuelles, maladie des parents (notamment l’alcoolisme du père), perte/absence d’un des parents (emprisonnement, divorce, décès), parents en difficultés éducatives, présence d’une délinquance dans le territoire etc. Pour comprendre la délinquance, il faut donc croiser un certain nombre de ces variables, la question culturelle n’étant pas une cause prépondérante. De plus, si les « émeutes » dans les quartiers sont engendrées par ces mêmes conditions matérielles d’existence, elles le sont  également par le racisme d’Etat qui s’exprime notamment par les pratiques policières contre les individus racisées des quartiers populaires. « L’émeute », comme je l’écrivais il y a quelques semaines,  « n’est pas une action contre mais une réaction engendrée par la conflictualité intrinsèque du social. Les actions de révolte ne sont que le reflet et la matérialisation des violences sociales, économiques et policières qui s’exercent en continue sur les habitants des quartiers populaires. »

De la répression de la jeunesse populaire

Le déni de la conflictualité des rapports sociaux engendre toujours des effets tératologiques sur le corps social. Pour autant, ce déni est le propre des sociétés capitalistes, inégalitaires et discriminantes. Ainsi, la justice française, en tant qu’institution de classe, soulage l’anxiété de l’Etat bourgeois néocolonial en réprimant institutionnellement la jeunesse des quartiers populaires. En effet, le traitement judiciaire est particulièrement dur. Comme on l’a déjà vu dans le passé – avec les 3100 condamnations de Gilets-Jaunes dont un tiers pour de la prison ferme -, l’Etat mobilise tous ses appareils idéologiques et répressifs – police, justice, médias -, afin de faire taire les révoltes, silencier les raisons sociales et construire un récit unilatéral qui légitime en retour son action répressive. Pour ce faire, le gouvernement désire un traitement d’exception à l’égard de la jeunesse populaire. Le ministre de la Justice se fait le porte-parole de ce souhait en demandant expressément « une réponse pénale rapide, ferme et systématique » sur les individus interpellés. Comme le rappelle Révolution Permanente, il y a des enfants de 13 ans qui ont été retenus pendant 48 h pour des raisons qui ne permettent pourtant pas une garde à vue aussi longue. Il y a également des jeunes hommes condamnés pour des futilités. Par exemple, l’un d’entre eux a écopé de 10 mois de prison ferme pour avoir volé une canette de Redbull, un autre individu à 6 mois ferme pour avoir été retrouvé avec du fromage sur lui.  

La machine d’État est en marche et l’instrument punitif semble ne pas vouloir s’arrêter là. C’est le garde des Sceaux, puis le président de la République avec son nouveau gouvernement, qui ambitionnent désormais de s’en prendre aux parents des quartiers populaires au nom du manquement de ceux-ci à l’égard de leurs obligations légales en matière d’éducation.

à celle des parents des quartiers populaires

Les parents des quartiers populaires sont la cible d’une grande partie des médias et des politiques depuis un certain nombre d’années, un fait risque d’être encore plus prégnant dans les mois à venir. Concrètement, ils seraient les seuls coupables des actes illégaux commis par leurs enfants à cause de leur absence d’autorité d’une part, et des défaillances éducatives d’autre part. Dans l’espace public, ce manquement à leurs responsabilités repose souvent sur une dichotomie radicale, caricaturale et culpabilisatrice : la démission parentale à la complicité parentale.

En fait, il faut comprendre que cette focalisation sur la fonction parentale n’est pas sans lien avec la forme d’accumulation capitaliste. En effet, le néolibéralisme n’est pas seulement un système économique et financier, c’est aussi un système culturel. Il produit des formes de concevabilité et de légitimité de certaines pratiques et représentations en valorisant un système de valeurs culturelles. L’intuition de Michel Foucault était bonne, le néolibéralisme est une nouvelle forme de gouvernementalité qui repose moins sur la hiérarchie et la contrainte, mais sur l’investissement personnel, le désir et l’autonomie contrôlée. La question de l’éducation va donc , en partie, se restructurer à partir de cette nouvelle culture que l’on peut résumer en trois mots : individualisation, autonomie, (sur)responsabilité. Ainsi, l’éducation d’un enfant n’est plus l’affaire d’une collectivité éducative (parent, école, associations, crèche etc.), elle relève seulement de l’action des parents. La fonction parentale est autonomisée des structures sociales et des conditions matérielles qui la produisent. En conséquence de ces deux valeurs découlent une sur-responsabilisation parentale.

On peut situer l’émergence de ce nouvel imaginaire dans les années 80 à partir de deux nouvelles préoccupations politiques importantes : « crise de l’école » et la « délinquance juvénile ». Progressivement, on va construire une nouvelle cible : les parents. C’est dans ce contexte qu’une nouvelle politique publique se développe à la fin des années 90 : l’aide à la parentalité. Si, comme l’écrit Claude Martin, tous les parents subissent l’injonction contemporaine « d’être un bon parent », voire le parent parfait, ceci est d’autant plus vrai pour les classes populaires qui sont la cible de ces dispositifs qui, officiellement ont pour finalité de les aider mais officieusement porte l’illusion de résoudre la crise de l’école et la délinquance juvénile. Or, si les dispositifs d’aide à la parentalité engendrent des accompagnements positifs pour certains parents et des enfants, la mise en place d’une telle logique sans le soutien d’une politique plus générale de lutte contre la pauvreté, le chômage et le mal-logement, font porter aux parents le poids des structures sociales. Sans dénier la responsabilité éducative qui incombe aux parents, il faut comprendre que la parentalité se forge à travers les conditions matérielles d’existence, mais aussi trois axes de la parentalité mise en lumière par la Commission Houzel dont je n’ai pas la place ici pour en discuter. 

Cependant, le stigmate de l’enfant délinquant ou émeutier qui ricoche sur le parent d’enfant délinquant n’est effectif que pour les classes populaires, les classes moyennes supérieures et bourgeoisies étant exclues du processus de disqualification. Les classes dominantes et complices, grâce au pouvoir qui leur est conféré par la place qu’il occupe dans la stratification sociale, peuvent mettre en place diverses stratégies qui invisibilisent ou relativisent les actes commis par leurs enfants. 

Le privilège de la famille bourgeoise

Le traitement politique et médiatique de la délinquance des enfants de la bourgeoisie – mais aussi de la bourgeoisie en général – et ses complices de classe, est différent de celle des classes populaires. Elle est relativisée, voire invisibilisée. Elle ne fait jamais la Une des journaux pendant des semaines et ne procure pas autant de débats passionnés sur les plateaux de télévision. De plus, on ne remet jamais en cause l’éducation parentale des bourgeois. Cette disqualification est destinée qu’aux classes populaires puisque qu’elle n’est possible que lorsqu’on est dominé dans les rapports sociaux. 

On peut prendre plusieurs affaires. Le fils d’Eric Zemmour a été mis en examen pour blessures volontaires ayant entraîné une ITT supérieure à trois mois. Au volant de sa voiture et sous l’emprise de l’alcool, il a percuté un scooter en blessant très grièvement les deux personnes à son bord. Pour autant, jamais on n’a remis en cause la parentalité d’Eric Zemmour, il est plutôt l’une des personnes le plus plébiscité par les médias, d’autant plus par CNEWS. Pourtant, il est lui-même plusieurs fois condamnés pour provocation à la discrimination raciale, provocation à la haine religieuse envers les musulmans et injure à caractère raciste, et il est encore impliqué dans plusieurs affaires en cours notamment pour diffamation publique homophobe et contestation de crime contre l’humanité. Alors qu’Eric Zemmour détient le programme le plus répressif en matière pénale pour « éradiquer la racaille », la cohérence voudrait qu’il commence par lui-même et sa progéniture. Autre exemple avec le fils de Nadine Morano, qui, sous l’empire de la cocaïne au volant de sa voiture, a provoqué un accident et a pris la fuite avant d’être rattrapé 30 kilomètres plus loin.

Il y a également Jean Sarkozy, fils de l’ancien président, à qui on reproche d’avoir provoqué un accident léger avec son scooter, plus précisément accusé « de délit de fuite, défaut de maîtrise de son véhicule, non-respect des distances de sécurité et dégradation légère d’un bien appartenant à autrui. » La procédure sera longue pour l’automobiliste qui l’accuse – sa plainte sera même perdue par les services de polices… – et ne gagnera finalement pas gain de cause. Thomas Fabius, le fils de Laurent Fabius, qui est accusé de faux, escroquerie et blanchiment présumés. Il reconnaîtra avoir « détourné des fonds à hauteur de 90 000 euros » dans affaire de cartes à puce à destination du continent africain. Autre exemple avec Raphaël Dupond-Moretti, fils du garde des Sceaux, qui fut placé récemment en garde à vue pour des faits de violences conjugales. En réponse, Dupont Moretti a répondu qu’« En tant que ministre, je n’ai cessé de lutter contre les violences faites aux femmes et pour que leur parole soit prise en compte », lui qui ne connaissait pas et doutait des chiffres de la violence faites aux femmes, lui qui s’oppose au délit d’outrage sexiste, lui qui a remis en cause la parole des deux femmes victimes de viol par Georges Tron, lui qui considère que #Metoo regorge également de « follasses qui racontent des conneries ».  

Parmi ces exemples, ni Zemmour, ni Morano, ni Sarkozy, ni Fabius ni Dupont-Moretti n’ont été disqualifiés en tant que parents à cause des actes délinquants de leurs enfants. Je voudrais finir sur deux autres exemples qui sont significatifs. Tout d’abord le fils du député RN Frédéric Cabrolier qui est poursuivi pour « provocation à la haine raciale ». Deux jours après l’attaque au couteau ayant fait six blessés dont quatre enfants à Annecy en juin 2023, il dépose des affiches racistes dans plusieurs parcs municipaux d’Albi avec le groupuscule nationaliste Patria Albiges. Celles-ci portent la phrase : « Parc fermé – raison de fermeture : risque élevé de se faire poignarder – protégeons nos familles de l’immigration ». Pour autant, le député Frédéric Cabrolier conteste que son fils soit placé sous contrôle judiciaire « comme de vulgaires voyous ». Ensuite, il y a les actes délinquants du fils de l’ancien Directeur Général de la police, Frédéric Péchenard. Alors âgé de 16 ans, il est arrêté pour conduite en état d’ivresse et outrage à dépositaire de l’autorité publique. Il en sortira indemne puisque son père est intervenu dans l’affaire en donnant des consignes pour lui éviter des poursuites. Cependant, ce qui nous intéresse ici est le propos du politique sur cette affaire, notamment ceux d’Eric Ciotti qui fait partie des personnes les plus rudes en propositions de lois pénales sur la délinquance. Alors qu’il stigmatise toujours les parents d’enfants délinquants, il fait preuve d’une grande compréhension pour le directeur général de la police car, selon lui, « Tout le monde peut avoir des problèmes avec ses enfants. »

Ce que je veux montrer avec ses deux derniers exemples, c’est que les bourgeois, dont les politiques sont les complices de classe quand ils ne le sont pas eux-mêmes, refusent d’être traité de la même manière que les classes populaires par la justice et les médias. Il y a une sorte de supériorité symbolique, en réalité un racisme social, qui leur donne le privilège d’avoir un traitement différentiel. La bourgeoisie et ses complices de classe se disculpent ensemble de leurs méfaits et veulent être amnistiées par la société des actes délinquants qu’elle/ils commettent, alors que dans le même temps, elle/ils ne pardonnent rien aux classes dominées pour des agissements similaires. 

La disqualification parentale comme horizon

A la suite des révoltes dans les quartiers et des réactions de l’Etat face à ces événements, les prochains mois vont être importants pour les parents des banlieues populaires. Dans ces dernières interventions, Emmanuel Macron mobilise un discours culpabilisateur à leur destination, mais aussi autoritaire en direction de la jeunesse : « La leçon que j’en tire, c’est l’ordre, l’ordre, l’ordre. La deuxième, c’est que notre pays a besoin d’un retour à l’autorité à chaque niveau, et d’abord dans la famille. C’est tout le chantier que je veux ouvrir avant la fin de l’été, celui de l’autorité parentale. (…) on doit responsabiliser certaines familles, on doit aussi accompagner d’autres familles qui sont en détresse, et on doit intervenir réinvestir massivement sur notre jeunesse pour lui redonner un cadre. ». 

Il est probable que dans quelques mois, le propos culpabilisateur se transforme en politique punitive à destination des parents, notamment des mères en familles monoparentales dans les banlieues, avec par exemple une inflation des protocoles de rappels à l’ordre, la stigmatisation des familles par les services sociaux, ou pire, la mise en place des procédures antisociales que la droite et l’extrême droite demandent depuis de nombreuses années : l’arrêt des prestations sociales et le droit de casser le bail d’un logement social. En ce qui concerne les jeunes, si les condamnations judiciaires sont la première étape, la volonté de « l’encadrer » peut être pernicieuse dont le point culminant est la mise en oeuvre de dispositifs de rééducation militaires, une perspective néocoloniale que Macron désirait déjà mettre en place à Mayotte avec les camps de redressement militaires pour les jeunes délinquants.

Les enfants des bourgeois et leurs parents n’ont pas de souci à se faire. Leur position sociale leur permettront de passer souvent entre les mailles du filet judiciaire et de la stigmatisation politique et médiatique.

Article de Marcuss sur le blog de mediapart

https://blogs.mediapart.fr/marcuss/blog/290723/la-disqualification-des-parents-des-quartiers-populaires