Qui va vérifier que Monsanto ne fraude pas ?

Un entretien avec Gilles-Éric Séralini

Pression de Monsanto, danger des OGM, controverses scientifiques… Gilles-Éric Séralini, mis en cause en 2012 pour une étude sur la toxicité des OGM, s’explique auprès de Reporterre, avant un procès pour diffamation.

Vendredi 1er septembre, au tribunal de Paris, seront jugés en diffamation les journalistes Patrick Cohen, Géraldine Woessner [1] et l’animateur Mac Lesggy, pour avoir qualifié en 2019 de « trompeuse » ou « frauduleuse » une étude scientifique menée par le professeur Gilles-Éric Séralini, lui-même traité de « fraudeur ».

Ce dernier est devenu une figure emblématique des controverses autour de la toxicité des OGM et du principal pesticide qui y est associé : le Roundup, à base notamment de glyphosate, et produit par Bayer-Monsanto. En 2012, le biologiste et chercheur à l’université de Caen publiait une étude au retentissement international, dont les résultats qui concluaient à la toxicité du Roundup et du maïs OGM NK603 de Monsanto, déclenchèrent de violentes polémiques et aboutirent au retrait de l’étude par la revue Food and Chemical Toxicology. Pression des lobbies de l’agrochimie, urgence sanitaire, controverses scientifiques : onze ans après, les tensions sont toujours aussi vives lorsque nous rencontrons le professeur Séralini, à la veille du procès qu’il intente à ses accusateurs.

Reporterre — Vous avez déjà mené et remporté plusieurs procès en diffamation ces dernières années. Vous êtes pourtant toujours accusé de « fraude scientifique » dans certains médias, notamment par les trois personnes que vous attaquez de nouveau en justice. Comment expliquez-vous une telle persistance dans la remise en cause de votre probité scientifique ?

Gilles-Éric Séralini — Franchement, j’en ai marre. Je pensais que c’était fini, mais cela montre le travail de lobbying toujours très intense de Monsanto, racheté depuis par Bayer. On m’attaque sur mon intégrité, car l’accusation de fraude serait la seule manière d’obtenir ma révocation. Ces trois soi-disants journalistes ne font que relayer la propagande de Bayer-Monsanto, dont le but est de continuer coûte que coûte à commercialiser son Roundup, l’herbicide le plus vendu dans le monde. Et ils sont prêts à tout pour ça. À commencer par faire passer leurs détracteurs pour des fraudeurs.

En l’occurrence, j’ai porté plainte contre de nouvelles attaques survenues à l’occasion de la diffusion en janvier 2019 d’une émission d’Envoyé spécial sur le glyphosate dans laquelle j’interviens. Les réactions extrêmement violentes ont été immédiates, publiées en direct sur Twitter avant et pendant l’émission, ce qui montre que tout cela était préparé, comme l’a aussi souligné la rédaction d’Envoyé spécial dans sa réponse, qui évoque les trolls utilisés systématiquement par Monsanto sur les réseaux sociaux pour attaquer les enquêtes journalistiques qui le mettent en cause. En l’espèce, le message était clair : il fallait mettre la pression pour dissuader de m’inviter à nouveau, pour me couper la parole.

Les « Monsanto Papers » ont révélé comment la multinationale avait orchestré une campagne de dénigrement ayant pesé sur le choix inédit de la revue Food and Chemical Toxicology de rétracter votre étude de 2012. Elle a depuis été de nouveau publiée, mais ses résultats suscitent toujours la controverse dans la communauté scientifique. Plusieurs études postérieures ont abouti à des résultats inverses aux vôtres. Vous avez déjà répondu sur le fond mais, sans entrer dans le détail, comment expliquez-vous de telles divergences ?

Tout simplement parce qu’aucune étude n’a reproduit notre protocole expérimental ! Certains de ces travaux ont étudié les effets sur la santé des rats sur moins de deux ans. Or c’est sur l’ensemble de la durée de vie des rats que nous avons observé des effets toxiques, de développement de tumeurs, de maladies graves rénales et du foie. De plus, ces études n’ont étudié que les effets de la consommation d’OGM sur les rats sans regarder les effets du Roundup en tant que tel, alors que c’est lui le véritable danger.

Mais justement, ces études semblent aller dans le sens d’une absence de toxicité de ces OGM sur les rats. C’est le cas notamment de la vaste étude appelée GMO90 + et financée sur fonds publics français. Le biologiste Robin Mesnage, l’un de vos coauteurs, en concluait lui-même en 2018 dans le journal Le Monde : « Il y a maintenant assez de preuves pour conclure que les OGM tolérants au Roundup n’ont pas d’effets sur la santé. » Pourquoi ne pas mieux séparer les travaux sur le Roundup de ceux sur les OGM, pour gagner en clarté ?

Tout simplement parce que dans la réalité, des OGM dépourvus de pesticide, ça n’existe pas. Ce n’est qu’une réalité de laboratoire. Dans la vraie vie, 98 % des OGM sont faits pour être tolérants au Roundup ou au Bt, un autre pesticide. Il faut d’ailleurs être vigilant à la sémantique employée : contrairement à ce que veut imposer la propagande des industriels, ces plantes ne sont pas « résistantes » au pesticide, ce terme laisse penser qu’elles lutteraient contre lui et l’élimineraient, en quelque sorte. En réalité, ces OGM sont rendus « tolérants » au Roundup, c’est-à-dire qu’elles sont faites pour l’absorber, s’en imprégner. Mais sur le fond, oui, c’est bien le Roundup qui est toxique pour nos cellules comme l’ont montré nos travaux. Il crée un stress oxydatif dans le foie ou génère des tumeurs, entre autres.

Il y a aussi un second piège sémantique qu’il faut déjouer : Bayer-Monsanto entretient volontairement la confusion entre le glyphosate et le Roundup. Certains de ses bidons de Roundup sont vendus sous le terme « Glyphosato », ce qui génère des erreurs dans de nombreuses études scientifiques. Or, ce que nous avons montré, c’est que le plus toxique dans le Roundup, ce n’est pas le glyphosate mais d’autres produits qui entrent dans sa composition : notamment des résidus de pétrole, les HAP [pour hydrocarbures aromatiques polycycliques] et de nombreux métaux lourds présents, comme le nickel ou l’arsenic. Il existe en réalité plusieurs centaines de formulations différentes de Roundup dans le monde, certaines même sans glyphosate. Et nous avons trouvé que la toxicité du Roundup était mille fois plus élevée que celle du glyphosate.

Malheureusement, même certaines ONG qui luttent contre les pesticides tombent dans le piège en s’attaquant au glyphosate, qui représente moins de la moitié du produit final. Il faudrait se battre contre les autres formulants du Roundup, notamment ces résidus de pétrole présents dans tous les pesticides, qui s’accumulent dans nos cellules et peuvent provoquer de nombreuses maladies.

Un principe fondamental en science étant sa collégialité et la fabrication du consensus entre pairs par la multiplication d’études convergentes, vous comprenez qu’on ne puisse pas prendre pour argent comptant les conclusions d’une seule équipe de recherche. Pourquoi personne ne reproduit vos protocoles en étudiant les effets à deux ans du Roundup sur les rats ?

Parce qu’il faut beaucoup d’argent pour le faire. Aucun laboratoire public n’a trois millions d’euros à consacrer à une telle étude, surtout pour gagner le droit d’être attaqué de toute part et traîné dans la boue comme je l’ai été… Moi j’ai dû faire un crowdfunding et donner mes droits d’auteur pour financer mes études.

« La solution, c’est de réclamer la transparence »

On ne va pas attendre un consensus formel qui prendrait très longtemps, alors que les enjeux de santé publique sont gigantesques et que les données sont déjà solides. Pour avoir un consensus plus rapide, il suffirait d’exiger plus de transparence dans les données. Le fond du problème aujourd’hui, c’est que les tests demandés sur les produits par les Agences réglementaires nationales ou l’Efsa [Autorité européenne de sécurité des aliments] sont réalisés par les fabricants eux-mêmes. Ce sont les conditions qu’ont imposées les industriels tout-puissants après la Seconde Guerre mondiale. Mais ces fabricants, comme Bayer-Monsanto ou BASF, gardent leurs données secrètes, au nom du secret industriel.

On manque tellement de transparence que lorsqu’on donne des cours de toxicité à l’université, on doit inventer, via des modèles mathématiques, des données de toxicité des pesticides. Il suffirait d’ouvrir ces données à l’ensemble de la communauté scientifique, plutôt que de les réserver à une poignée d’experts au sein de commissions noyautées par les lobbies, pour que l’on constate que ces pesticides ne peuvent pas être mis sur le marché en l’état !

L’Efsa vient de rendre un avis favorable à la prolongation de l’autorisation du glyphosate en Europe, tout en soulignant l’existence de failles et lacunes dans les données. Mais les failles viennent d’eux : il suffirait qu’ils aient le courage de réclamer les données de tests du Roundup à Monsanto, mais ils n’en ont visiblement pas la volonté… Aujourd’hui, certains journalistes m’accusent de fraude et me demandent des comptes. Mais qui demande la même chose à Monsanto ? Qui va vérifier qu’ils n’ont pas fraudé, eux, dans leurs tests ?

Une étude publiée en 2019 par la revue Environmental Sciences Europe était troublante à ce sujet : elle montrait que parmi les tests de génotoxicité du glyphosate pris en compte par l’EPA, l’Agence de régulation étasunienne, presque tous ceux menés par les industriels concluaient à l’innocuité du produit, tandis qu’une large majorité de ceux menés par des chercheurs indépendants montrait une génotoxicité de l’herbicide. En plus de la transparence, ne faudrait-il pas réclamer des moyens et une place prépondérante pour la recherche publique dans ce type d’évaluation ?

On pourrait exiger que les industriels versent directement de l’argent pour financer des projets de recherche publique au lieu de mettre les moyens pour des recherches en interne. Mais il est naïf de penser qu’on pourrait arriver à cela. D’autant que l’État est complice, une fois qu’il a autorisé ces molécules et n’a donc aucun intérêt à lancer de grands projets de recherche publique sur ce qui a déjà été autorisé.

Pour moi, la solution, c’est vraiment de réclamer la transparence. Je ne suis qu’un chercheur, je ne suis pas dans un combat personnel, et je ne dis pas que j’ai raison envers et contre tous. Mais je pense avoir trouvé des choses extrêmement probantes, avec des données publiées et accessibles. Vous ne croyez pas mes résultats ? Soit. Mais demandez à Bayer-Monsanto sur quoi ils se basent pour obtenir les leurs.

N’êtes-vous pas las de poursuivre ce travail face aux réactions violentes que vous subissez ?

Bien sûr que si. J’ai été entravé dans mon travail, les lobbies ont mis la pression sur les fondations pour qu’elles arrêtent de me soutenir. J’ai aussi subi des attaques personnelles, ils ont installé le doute partout autour de moi, ma santé en a aussi énormément pâti. Les attaques sont continuelles, ils ont été vraiment très nocifs, pour ma carrière, au niveau personnel… C’est dur. Mais ça fait partie du caractère des scientifiques d’être opiniâtre.

reporterre.net

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Note

[1] Le Conseil de déontologie journalistique et de médiation a analysé, dans un avis rendu en juin dernier, un article du Point co-signé par Mme Woessner. Le Conseil a estimé que « les règles déontologiques d’exactitude et de respect de la véracité des faits, d’une part, et d’offre de réplique, d’autre part, n’ont pas été appliquées par Le Point ».