Toni Negri (1933-2023)

Avec la disparition d’Antonio Negri – Toni pour les amis — la cause communiste perd un grand penseur et un combattant infatigable.

Les lignes qui suivent sont un résumé de sa biographie, à partir de ses ouvrages parus en Italie.

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Antonio Negri – Toni pour les amis – est décédé le 16 décembre.

Persécuté pour ses idées révolutionnaires, incarcéré en Italie pendant des longues années,  Toni est devenu célèbre grâce à ses ouvrages, qui se proposent,  par une approche philosophique inspirée de Spinoza et de Marx, de contribuer à l’émancipation de la multitude

Dans le dernier message qu’il m’a envoyé, de l’hôpital, le 7 octobre, Toni écrivait : « Raconte-moi la situation brésilienne, et si on peut à nouveau imaginer, avec circonspection et ténacité, une nouvelle et heureuse idée du communisme ! »

Toni Negri n’a pas cessé de rêver et d’espérer,  jusqu’à son dernier souffle, à un renouveau du communisme. 

Les lignes qui suivent sont un résumé de sa biographie, à partir de deux ouvrages autobiographiques publiés en Italie : Storia di un comunista, a cura di Girolamo de Michele,  Milano, Ponte alle Grazie,  2015, 607 pages et Da Genova a domani. Storia di un comunista, A cura di Girolamo de Michele, Milano,  Ponte alle Grazie,  2020, 441 pages. 

Dans ces ouvrages,  il  raconte,  avec beaucoup d’esprit et de finesse, et non sans une distance critique, sa jeunesse,  ses premiers travaux et ses combats dans le mouvement pour l’autonomie,  ses années de prison et ses combats intellectuels et politiques. 

Politisé au sein de la Jeunesse Catholique italienne dans les années 1950, Negri va devenir communiste avant de découvrir Marx. Passant assez vite « de la laïcité radicale à l’athéisme vertueux », il va s’inscrire – sans grandes illusions – au Parti Socialiste Italien (PSI),  paralysé par la division entre la tentation social-démocrate et la soumission au stalinisme.   

Mais dès 1961 il adhère à l’operaismo de la revue Quaderni Rossi (Raniero Panzieri,  Mario Tronti),  qui propose un retour aux usines pour fonder,  à partir des luttes locales,  une politique ouvrière anticapitaliste. Le jeune Negri s’intéresse beaucoup à Kant, Hegel, Dilthey, Max Weber,  Karl Mannheim – objets de ses premiers travaux philosophiques – mais reste indifférent à Marx, encore identifié au Diamat stalinien ; ce n’est qu’au cours des années 1960 qu’il va découvrir,  grâce à Lukacs, et à ses amis operaistes, le Marx de la lutte de classes.

Proche de Mario Tronti, dont les travaux mettent en avant le travail vivant comme subjectivité ouvrière subversive, il va s’en séparer lorsque celui-ci décide de rejoindre le PCI en 1967. 

C’est alors que le communiste Negri va fonder,  avec des comités d’usine radicalisés, le journal Potere Operaio et peu après (1969) une organisation politique avec le même nom, qui s’oppose au réformisme du PC Italien, et se définit comme « le parti de l’insurrection ». Negri ne poursuit pas moins une carrière académique brillante, devenant à l’Université de Padoue, le plus jeune professeur universitaire italien. Son enseignement porte sur « Les Doctrines de l’État », à partir de trois grands penseurs anti-étatistes dont il se réclame : Condorcet, Jefferson et Lénine !  

L’attentat fasciste de Piazza Fontana à Bologne (1969), dont est faussement accusé l’anarchiste Pinelli – prétendument « suicidé » lors d’un interrogatoire par la police – suscite une vague d’indignation dans le pays. 

L’opuscule (rédigé par un collectif auquel participe Negri) Massacres d’État – dénonçant la collision des « services » étatiques avec les milieux fascistes – va se vendre à un million d’exemplaires. 

Des tentatives unitaires de Potere Operaio avec Lotta Continua échouent, et celles avec Il Manifesto de Rossana Rossanda, ou avec l’éditeur « guévariste » Giangiacomo Feltrinelli – tragiquement décédé lors d’une tentative de sabotage – seront éphémères (1970). 

Tout en travaillant avec les comités d’usine et rédigeant des tracts incendiaires, le philosophe de Padoue écrit un livre sur Descartes, défini comme  « le principal idéologue de la révolution capitaliste en Europe continentale »,  et d’une certaine façon,  comme l’inspirateur du PC Italien, ce « parti cartésien ».

Toni Negri est partisan de « l’illégalisme de masse » des mouvements sociaux, se traduisant par des actes de sabotage et des expropriations de supermarchés – dont une sera mise en scène par Dario Fo – mais reste opposé à la militarisation du mouvement .

Ces désaccords conduiront à la scission de Potere Operaio et la création, par Negri et les comités d’usine,  d’un nouveau mouvement politique,  Autonomia Operaia (1973),  qui va jouer un rôle important dans les grandes grèves et mobilisations de l’année 1977 – le « Mai 68 » italien. 

Analysant les divisions de l’opéraisme italien au cours des années 1970,  Negri distingue deux grands courants : les « scholastiques thomistes » (Panzieri,  Tronti, Cacciari) qui insistent sur « l’autonomie du politique » et le rôle hégémonique du Parti,  et les « Augustiniens » (Negri et ses amis) qui parient sur l’autonomie ouvrière, et s’opposent aussi bien au capitalisme qu’à toute tentative d’hégémonie par un Parti ou une Église. 

Curieusement Antonio Gramsci est absent de son horizon intellectuel à cette époque – assimilé à tort au PCI – et ne sera découvert, tardivement,  que lors d’un séjour à… Paris en 1978 !

Autonomia Operaia s’oppose frontalement à la proposition d’Enrico Berlinguer, le secrétaire général du PCI, d’un « compromis historique » avec la Démocratie Chrétienne et Negri fait, dans un opuscule de 1977, l’apologie du sabotage comme « la clé fondamentale de la rationalité ouvrière ».

 Mais il s’oppose au militarisme amoral et verticaliste des Brigate Rosse (BR),  qui commencent leurs pratiques d’ « exécutions d’ennemis » à cette époque. Negri refuse catégoriquement l’homicide politique : « nous n’avons jamais tué.  Nous laissons le meurtre à l’État »

Dans ses écrits,  il commence à avancer la thèse de « l’ouvrier social »,  qui ne se limite plus aux seules usines, mais s’étend à toute la vie sociale urbaine.

Lors d’un séjour à Paris en 1978 il va enseigner à l’École Normale de la rue d’Ulm – un séminaire sur Gramsci avec Robert Paris – et rencontrer Felix Guattari,  Gilles Deleuze, Jacques Rancière,  Guy Hocquenghem et Alain Krivine (entre autres).

Inquiet d’apprendre l’enlèvement d’Aldo Moro par les BR, Negri s’associe aux tentatives de faire pression sur les Brigadistes pour qu’ils libèrent Moro. En vain puisque, comme on sait,  celui-ci sera assassiné par ses rapteurs. 

Peu après,  le philosophe sera arrêté (en 1979) sous l’accusation absurde d’être « le cerveau intellectuel des Brigades Rouges » et donc le responsable de l’assassinat d’Aldo Moro. Cette arrestation sera le début d’un interminable calvaire judiciaire et carcéral du philosophe.  

Condamné dans une farce judiciaire lamentable, il passera quatre années et demi en prison. Encore prisonnier, il sera élu député ; libéré provisoirement, mais menacé d’une nouvelle incarcération, Negri choisit l’exil en France où il passera plusieurs années, enseignant à l’Université de Paris 8. 

En 1997, Toni Negri décide de revenir en Italie, malgré la peine de prison qui l’attendait dans son pays, dans l’espoir que son retour susciterait un débat conduisant à une amnistie générale des (milliers de) prisonniers politiques italiens. 

Ce fut un acte de courage et de générosité comme on en voit rarement… Le philosophe fut reçu à l’aéroport de Fiumicino par « une kermesse de policiers, chiens et journalistes » et immédiatement incarcéré à la Prison de Rebbibia à Rome.  

L’écrivain Erri de Luca va lui rendre à cette occasion un émouvant hommage public : « Cher Toni Negri, qui a préféré la prison en Italie aux universités de la moitié du monde (…) je veux avant tout te remercier de ton sacrifice. Tu rends l’honneur à un pays qui n’a comme fierté qu’un exercice comptable ». 

Le rêve d’amnistie du philosophe optimiste s’est révélé une illusion, et Negri se trouve condamné à 8 années et demi de prison… Mais il ne se laisse pas démonter, et termine, derrière les barreaux,  la rédaction du livre Empire, avec son ami Michael Hardt. 

On connaît les principales thèses – controversées – de cet ouvrage :  l’Empire c’est le marché capitaliste global,  qui ne reconnaît plus des frontières nationales ; son adversaire principal n’est plus l’ouvrier-masse de l’industrie, mais le travailleur immatériel, cognitif, souvent précaire, qui a vocation à devenir hégémonique.  

Negri lui-même s’est rendu compte de l’optimisme excessif de cet ouvrage, et a même songé à ne pas le publier… En fait, il a eu un immense succès, transformant le philosophe incarcéré en une « star » internationale. 

Après deux années, il a droit à une semi-liberté, constamment sous la surveillance de la police, avec des perquisitions nocturnes dans sa maison. 

C’est à cette époque que Judith Revel, brillante universitaire française, deviendra, pour le reste de ses jours, sa compagne de vie.

Empêché d’avoir une activité politique, il observe avec espoir les événements en Italie :  le mouvement des « blouses blanches », et l’énorme manifestation altermondialiste à Gènes en 2001 – réprimée dans le sang par une véritable guerre d’État contre le mouvement social.  

Ce n’est qu’en 2003 qu’il sera finalement libéré – é finita la galera ! –  après avoir fait,  au total, onze années de prison. Déçu par le recul des luttes en Italie et en conflit avec ses anciens disciples,  il décide de revenir à Paris et de s’installer,  avec sa compagne Judith, en France.  

Ayant finalement récupéré son passeport, il pourra maintenant voyager, un vieux rêve qui se réalise. Il fera des nombreux voyages en Amérique Latine, notamment au Brésil et au Venezuela, « plutôt pour apprendre que pour parler de moi ».

Hugo Chavez lui rend hommage comme un des inspirateurs, par son livre sur le pouvoir constituant, de la Révolution Bolivarienne. Il sera aussi invité en Chine,  où il aura droit à une (décevante) séance avec des représentants du Comité Central du PCC. S’il admire le post-modernisme éclatant de Shanghai, il ne pense pas moins que  « le Thermidor du PCC a développé le capitalisme avant de développer la démocratie »

En 2004 paraîtra son deuxième ouvrage avec M.Hardt, Multitude,  qui va lui aussi susciter beaucoup de débats et de polémiques. Francis Fukuyama s’empresse de proclamer que la multitude dont parle Negri est « une horde barbare qui veut détruire le monde civilisé ».

La signification du concept, d’origine spinoziste, n’est pas facile à cerner :  tantôt c’est la seule catégorie des travailleurs cognitifs-précaires,  tantôt c’est l’ensemble des travailleurs, matériels et immatériels,  les femmes, les races opprimées.  

Aux yeux de Negri, la multitude est la nouvelle forme que prend l’opéraisme, c’est l’universalisation de la Italian Theory des années 1960-70.

Hostile à toute forme de nationalisme, Negri affirme avec fierté :  « je n’ai jamais dévié, dans ma vie de communiste, de l’internationalisme ». Cela le conduit à porter beaucoup d’espoir sur l’Europe, au point de se rallier au « Oui » dans le referendum français sur la nouvelle Constitution  (néo-libérale) de l’Europe en 2005.        

C’est dans ce contexte qu’il va rédiger un pamphlet, Good By, Mister Socialism (2006), que lui-même désavoue a posteriori, comme un ouvrage « triste » – la plus dure critique, dans son vocabulaire spinoziste… Mais en 2009 apparaît un nouveau grand livre avec M.Hardt, Commonwealth,  dénoncé par le Wall Street Journal comme a dark, evil book.  

Cette théorie du commun est, à ses yeux, une « ontologie marxienne de la revolution »,  et un premier pas pour un programme politique de la multitude. Il voit dans le mouvement italien pour la défense de l’eau comme bien commun,  un exemple frappant de cette Commonwealth. 

Comme les précédents, ce livre aura beaucoup de succès, mais l’année 2010 est, pour Negri,  un annus horribilis : ses amis et disciples italiens,  organisés dans le mouvement Uninomade, décident de l’exclure, et tentent un rapprochement  « opportuniste et cynique » avec Dany Cohn-Bendit et les Verts allemands.

En août 2013 Negri célèbre son 80e anniversaire. Cet optimiste obstiné reconnaît que le communisme n’a pas encore réussi à vaincre, mais il espère que la jeune génération accomplira cette mission, et il leur souhaite Buona fortuna !

L’âge avancé n’empêche pas Negri de penser et d’écrire :  son dernier ouvrage avec M.Hardt, Assembly  (2017), proclame la supériorité des mouvements sociaux sur les partis, et de la démocratie directe sur la démocratie représentative. L’organisation par excellence de cette forme d’exercice démocratique est l’assemblée. Pour passer des organisations locales à l’échelle d’un région, d’un pays ou d’un continent,  Negri et Hardt proposent des structures fédératives et des  « assemblées des assemblées ». 

La dernière partie de son autobiographie de 2020 s’intitule De Senectute  (De la Vieillesse).  C’est une sorte de réflexion philosophique sur son expérience de communiste inspiré par Spinoza,  Marx et les poststructuralistes français (Deleuze-Guattari,  Foucault) et hostile à Rousseau,  Hegel et l’École de Francfort. Contre la mélancolie et le pessimisme de cette dernière – une sorte de pôle négatif pour Negri – il proclame, avec Spinoza,  la force de la Hilaritas,  la puissance libératrice du rire et de la spontanéité, sans laquelle la révolution ne peut pas respirer.

Dans un Post-Scriptum assez… mélancolique, intitulé  « Pâques 2020 », Negri conclut :  nous avons été vaincus – il combustibile si è esaurito

Il constate que les travailleurs, en tant que classe, sont divisés et relativement impuissants. Mais il ne renonce pas pour autant à la résistance et au combat :  dans la crise,  nous devons clore l’époque des sectarismes et des divisions.  Le mot d’ordre du présent est :  « Tous ensemble » !   Avec comme horizon « L’Internationale Communiste des Travailleurs ».  

Ce sont les derniers mots de ce passionnant ouvrage,  qu’on peut considérer comme son testament politique.

Michael Lowy ; abonné de Mediapart