Qui a peur de la critique anti-industrielle ?

Un travail de recherche du collectif Ruptures

Notre collectif trouve l’un de ses appui dans les thèses dites «anti-industrielles ». Or, il se trouve que le courant anti-industriel est actuellement sous le feu nourri des critiques. Selon certains écrits, les anti-industriels – nous y compris, sans doute – seraient «réactionnaires », « proto-fascistes », « covido-négationnistes » et «complaisants avec l’extrême droite » et il s’agirait d’« élever des digues » antifascistes, c’est à dire de rendre les anti-industriels indésirables dans les luttes sociales. Allons bon ! Qui a peur de la critique anti-industrielle ?A télécharger sur :

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https://collectifruptures.wordpress.com/2024/01/06/qui-a-peur-de-la-critique-anti-industrielle/

 

 EXTRAITS

« Quand on vous parle idées, vous répondez personnes. Vous direz à mes camarades (…) que je suis une contre-révolutionnaire. S’ils vous croient, je les plains… »
Louise Bodin, militante communiste oppositionnelle, lettre au Comité central du PCF, 20 novembre 19271

Dans les années 1960, certains avaient théorisé une critique de la « société de consommation » naissante. C’était l’époque où l’industrie culturelle avait décidé d’investir notre « temps libre », nos « loisirs ». De simples producteurs exploités, nous devenions également consommateurs aliénés. Dans nos années 2020, l’omniprésence du numérique renouvelle cette industrie culturelle et sa pénétration dans les moindres aspects de nos vies. Nous consultons nos smartphones plusieurs centaines de fois par jour, gavons de données les Gafam et nous abrutissons devant un flux continu d’images… Sans parler des possibilités de contrôle permises par ces technologies.

Pour combattre cette « société du Spectacle »2 2.0, notre collectif trouve l’un de ses appui dans les thèses dites « anti-industrielles ». Or, il se trouve que le courant anti-industriel est actuellement sous le feu nourri des critiques. Selon certains écrits, les anti-industriels – nous y compris, sans doute – seraient « réactionnaires », « proto-fascistes », « covido-négationnistes » et « complaisants avec l’extrême droite » et il s’agirait d’« élever des digues » antifascistes, c’est à dire de rendre les anti-industriels indésirables dans les luttes sociales3. Allons bon ! Qui a peur de la critique anti-industrielle ?

Esprit critique vs excommunication

Parlons de nous. Notre collectif4 s’est formé en 2021, à l’occasion de la contestation du pass sanitaire. À la base, deux sentiments : d’une part, un rejet spontané de cette mesure qui nous apparaissait à tous comme liberticide, discriminatoire et autoritaire ; d’autre part, une envie très importante d’échanger, de mettre en discussion et en partage nos analyses. Ces deux sentiments pourraient sembler contradictoires. L’un est de l’ordre de la certitude, de l’affirmation. L’autre relève de l’interrogation, de l’incertitude. En réalité, les deux sont complémentaires : c’est parce que nous avions une colère en commun que nous avons pu construire un espace de réflexion qui laisse place aux désaccords et à l’expression individuelle. C’est parce que nous avions construit un espace de discussion que nous avons imaginé publier un petit journal qui se fasse l’écho de nos réflexions : nous avons confronté nos idées et, à partir de ce qui nous semblait faire commun, nous avons manifesté, proposé des débats et rédigé des textes.

Ces textes, nous les avons distribué dans les manifestations anti-pass et dans les lieux affiliés au mouvement anti-capitaliste. Nous tenions à faire entendre notre position. En effet, la tonalité dominante du mouvement anti-pass/anti-vax, où circulaient nombre de discours complotistes, nous semblait bien trop confuse (même si certains groupes essayaient d’impulser une dynamique de revendications sociales). En miroir, l’absence presque totale des forces de gauche, des militants habitués à défendre les notions d’égalité et de justice sociale nous posait également problème. Sur ce point, et c’est ce qui a motivé le choix du nom de notre collectif, nous nous trouvions en rupture avec la majeure partie de nos camarades, qui avaient choisi de déserter, quand ce n’est pas de dénigrer ce mouvement, accusé (parfois à juste titre) de relayer des positions libertariennes. Nous avons préféré y voir un mouvement de contestation d’une mesure liberticide, un mouvement qui s’opposait à l’accélération du contrôle technologique des populations. La pandémie, bien réelle, a été l’occasion de la mise en place de moyens de contrôle technologiques et politiques inédits qui préfigurent selon nous la gestion autoritaire à venir. Il nous a paru comme une évidence de participer à ce mouvement, mais en y défendant, à la mesure de nos forces, les positions anti-autoritaires et égalitaires qui sont les nôtres.

Précisions que si nous voulions faire entendre notre position, il ne s’agissait pas d’éduquer des masses prétendument ignorantes, de faire la morale, pas plus que de mettre en valeur notre identité politique, mais de partager une position politique, en espérant qu’elle fasse écho, qu’elle rencontre les préoccupations d’autres manifestants. Face à la présence de discours complotistes et d’extrême-droite, nous ne voulions pas « tracer des lignes » ou « élever des digues », mais aller à la rencontre. En effet, un parti pris nous guide : ne pas prendre les gens pour des imbéciles. Les idées que nous défendons ne sont pas une morale à laquelle il faudrait d’adhérer, comme dans un acte de foi. Nous demandons aux lecteurs et lectrices de les considérer, d’y réfléchir, d’exercer leur esprit critique et de prendre dans nos textes ce qui les y intéresse. Nous faisons le pari qu’en cette époque de déferlement technologique et de raidissement autoritaire du pouvoir, les idées libertaires et technocritiques peuvent rencontrer des préoccupations populaires et faire écho.

Les raisons de la dialectique

Évidemment, lorsque nous prenons position, c’est aussi au nom d’impératifs moraux, d’une certaine idée de ce qui est « bien » ou « mal ». Nous avons tous et toutes une éthique, un système de valeurs. C’est bien celles-ci qui nous permettent de juger de la justice ou de l’injustice de telle ou telle mesure, qui provoquent en nous colère ou apaisement (colère, le plus souvent). L’éthique est la base du jugement personnel, c’est l’une des bases de l’engagement.

C’est pourquoi les mouvements politiques qui renoncent à l’éthique pour lui préférer uniquement la stratégie et la pseudo « efficacité » se condamnent à se transformer en froides machines bureaucratiques à broyer les individus5. Une erreur commise par nombre de mouvements communistes se réclamant de Lénine et qui fit au fil du XXème siècle de nombreuses victimes parmi les révolutionnaires sincères (dont Louise Bodin, citée au début de ce texte) subissant la « stalinisation » des partis communistes et confrontés dans ce cadre à quantité de calomnies, d’insultes et de procès en exclusion6.

Mais l’inverse ne vaut pas mieux. Quand un mouvement repose tout entier sur de pseudos « dispositions éthiques » mal définies, sans prendre en compte le paysage politique réel, cela donne une politique des bons sentiments qui peut tout aussi bien fabriquer une machine à broyer les individus. Il est de notoriété publique que des fractions conséquentes du mouvement libertaire se complaisent dans cet état d’esprit, en appelant à des prises de position morales… et à l’exclusion, qui en est le corollaire. Trier le Pur de l’Impur, mettre à l’index les textes problématiques, classer les choses (et les personnes !) entre Bons et Mauvais. En appeler à la Rédemption individuelle pour atteindre le Salut Collectif. Une partie du mouvement radical semble s’est donné pour objectif de réformer les individus. Nous constatons en effet, à regret, que certains croient faire de la politique quand ils ne font que de l’éthique et qu’au sein des milieux radicaux français, l’idée de « l’impureté » est de plus en plus prégnante. C’est ce qui est en jeu avec le dernier texte en date de critique du courant anti-industriel7.

Dans un mouvement libertaire et gauchiste aux frontières floues, cette course à la pureté peut venir nourrir une version « libérale » de la stalinisation, dans laquelle il n’est nul besoin de Comité central pour prononcer des exclusions (puisqu’il n’y a pas de carte d’adhésion, mais des liens interpersonnels et un « réseau » décentralisé de groupes affinitaires). Les réseaux sociaux ont remplacé la Pravda : une brochure ou un podcast peuvent suffire à faire autorité et à épurer le mouvement « parce que, tu vois, ce gars il est vachement problématique, ouais, je l’ai lu dans une brochure je crois ».

Au contraire, l’exercice auquel nous tâchons de nous livrer est d’articuler des conceptions éthiques qui sont personnelles à chacun des membres de notre groupe, avec une intervention politique dans une époque complexe. Cela appelle une réflexion constante sur l’articulation entre éthique et politique. On ne peut pas voir le monde en noir et blanc. Notre radicalité politique a besoin d’une vision en nuances, et d’une réflexion dialectique permettant de cerner au mieux notre époque contradictoire. Chaque membre du collectif n’est pas tenu d’être d’accord avec tout ce qui est marqué dans nos lectures, ou avec l’intégralité de ce que déclare publiquement une personne ou un groupe que nous invitons ou que nous interviewons. Et heureusement.

À bas l’aliénation !

C’est dans ce contexte que nous nous inspirons de la critique anti-industrielle, portée par le courant du même nom. Les idées anti-industrielles ? Un ensemble de textes et d’analyses qui mettent l’accent sur une critique de l’aliénation dans les sociétés capitalistes avancées, dans la continuité des idées de l’Internationale situationniste8 et, dans une moindre mesure, de l’Ecole de Francfort9. Le courant anti-industriel s’est formé dans les années 1980 et 1990 autour de la revue et maison d’édition l’Encyclopédie des Nuisances. Le nom a été proposé au début des années 2000 lors du mouvement contre les OGM par la revue In extremis. Depuis, ses travaux sont prolongés par des maisons d’édition comme L’Echappée, La Roue, La Lenteur ou Le monde à l’envers, par le réseau Ecran Total ou le groupe Pièces et main d’oeuvre. Une bonne partie de l’activité de ce courant étant tournée vers l’extérieur, ses idées irriguent d’autres milieux et son réappropriées par de multiples personnes.

Au centre des réflexions de ce courant, il y a l’idée que ce qu’on appelle « le Progrès » est avant tout un progrès de l’aliénation. Que la société capitaliste, bien qu’elle se réclame sans cesse de la Science et de la Raison, est avant tout déraisonnable, car sa Raison triomphante est en fait une raison calculatoire abstraite qui n’a que faire des individus, des collectivités, des écosystèmes et des espèces, et qui privilégie l’accroissement du profit et la centralisation du pouvoir. Une fuite en avant qui, si elle nous promet une catastrophe finale, produit d’ores et déjà des effets politiques, géopolitiques, sociologiques et psychologiques, et – paradoxalement – une adhésion massive des habitants des pays développés et en voie de développement, aux idéaux et aux pratiques promus par le système. Cette adhésion peut être intellectuelle, voire même parfois quasi-religieuse, mais (heureusement) c’est rare. Plus souvent, nous nous contentons d’adhérer en pratique au mode de vie capitaliste. Et comment faire autrement, d’ailleurs ? Il n’y a pas d’en dehors. Nous vivons dans ce monde, et quels que soient nos efforts individuels pour réduire l’écart entre ce que nous voudrions vivre et ce que nous vivons réellement, nous évoluons dans une société où les rapports sociaux par défaut reposent sur le profit, le contrôle, la compétition et la domination, où la nourriture se trouve dans des supermarchés qui enrichissent les actionnaires, où l’information se trouve dans des journaux ou des sites possédés par des groupes capitalistes, où nous déposons nos économies sur des comptes en banque qui font prospérer le pouvoir financier, où nous écrivons nos textes, y compris celui-ci sur un PC HP… Rien ne nous sépare de la merde qui nous entoure10 ! Au quotidien, nous enrichissons ceux qui nous exploitent, nous achetons ce qui nous possède, nous consommons ce qui nous consume.

Cette dissonance, c’est l’aliénation, le fait de « devenir étranger à soi-même ». Dans les textes de Karl Marx, l’aliénation est un processus par lequel un sujet (un individu) est dessaisi de ce qui fait de lui un être humain, pour le transformer en un autre, voire en quelque chose d’hostile à lui-même11. C’est ce qui nous arrive presque à chaque instant dans ce monde, où les intérêts économiques sont en contradiction flagrante avec les intérêts de l’humanité. Sans doute tous les systèmes sociaux produisent-ils de l’aliénation, mais le capitalisme repose entièrement sur elle, il la généralise. Qui plus est, les stratèges de la communication nous disent : « achète des Nike, ça te permettra de devenir toi-même ». On veut nous faire désirer individuellement ce que nous subissons socialement12 . L’aliénation est donc une adhésion, mais une adhésion contrainte, dans laquelle l’individu « devra se renier en permanence, s’il tient à être un peu considéré (…). Cette existence postule en effet une fidélité toujours changeante, une suite d’adhésions constamment décevantes à des produits fallacieux. Il s’agit de courir vite derrière l’inflation des signes dépréciés de la vie. »13

Dans notre société, deux éléments majeurs concourent à maintenir l’aliénation : d’une part la hausse du niveau de vie, celle qui nous amène à « courir vite » : un nouveau smartphone tous les deux ans et un niveau de consommation confortable en occident, quoique in fine incompatible avec les ressources naturelles ; d’autre part l’idéologie, qui permet de recouvrir d’un voile pudique et bien pratique la triste réalité produite par l’exploitation généralisée, de ne pas penser aux conséquences finales de nos actes… et de ne pas péter les plombs à chaque instant face à la réalité capitaliste !

Pour la critique sociale

La critique anti-industrielle est donc avant tout une critique sociale, une critique de la société actuelle, de ses rapports de pouvoir et se ses contradictions ; et si elle est critique de la technologie, ce n’est que par contrecoup, ayant identifié la technologie comme l’un des agents majeurs de l’avancée du système capitaliste. Pour notre part, si nous nous intéressons à la technologie, ce n’est pas parce que nous serions techno-obsessionnels mais parce qu’elle est centrale dans la société. En fait, le courant anti-industriel est une mise à jour de l’anticapitalisme.

La critique anti-industrielle est une critique sociale, ce qui veut dire qu’elle se bat contre les rapports sociaux dans lesquels nous sommes pris, au nom d’une autre conception de la société. Clairement inscrite dans la continuité (critique) de la révolte de Mai 6814, cette critique sociale combat la soumission des individus à une machinerie sociale qui privilégie le profit à tout prix et dans laquelle « la garantie de ne pas mourir de faim s’échange contre le risque de mourir d’ennui »15. Dans l’héritage des penseurs socialistes du mouvement ouvrier, elle cherche à ouvrir les voies d’un futur dans lequel les individus et les collectivités ne seraient pas soumis à la loi d’airain de l’extraction de plus-value, au travail salarié, à l’exploitation généralisée et à la domination sociale qui en découle.

Cette domination ne fait que s’accroître alors que se rapprochent les limites planétaires. En outre, à l’époque des biotechnologies, de l’intelligence artificielle, de l’internet des objets, de la géo-ingénierie, des vaccins à ARN, de l’artificialisation de la reproduction, de l’ectogénèse, de l’utilisation toujours plus poussée de l’informatique et des drones dans les processus productifs/logistiques, une critique sociale qui désirerait comprendre et combattre cette domination doit nécessairement prendre en compte la question technologique. La « machinerie » dont parlait Marx est utilisée pour augmenter les cadences des travailleurs et pour réduire leur autonomie, ainsi que pour marchandiser des secteurs (géographiques et sociaux) qui échappaient jusque-là à l’emprise capitaliste. À l’échelle individuelle, elles nous font adhérer à un rapport au monde instrumental, calculatoire et calculé, constitué d’informations et d’objets plutôt que de sujets. Ainsi, à la faveur du numérique, le rapport capitaliste passe un cap dans l’envahissement de toutes les sphères de la vie. C’est ce qui fait l’intérêt de la critique situationniste de la vie quotidienne16 ou de la critique anti-capitaliste des mœurs développée par les féministes matérialistes (sur le travail domestique, les inégalités au sein de la famille ou la représentation des femmes comme objets par exemple). Elles permettent de mettre des mots sur le sentiment que la vie que nous menons nous échappe, et à chercher des pistes d’une reprise en main sociale.