Désordres croissants …

dans un monde en surchauffe

Lorsqu’on chauffe un corps, ses particules s’agitent dans un désordre croissant. Les turbulences du monde semblent suivre la progression du réchauffement climatique. Guerres, terrorisme, criminalité, migrations, rébellions, illustrent l’agitation des sociétés humaines. De plus, notre monde technologique, structure dissipative d’énergie, produit de l’entropie, se complexifie et donc se fragilise.

L’agitation thermique est le mouvement spontané et désordonné des molécules ou atomes d’un corps physique lorsque sa température augmente, comme l’eau dans une bouilloire. La société humaine n’est ni plus ni moins qu’une structure dissipative1 d’énergies carbonifères qui, se faisant, augmente son entropie interne (désordre croissant). L’effet de serre interrompt les flux d’énergie et les possibilités de retour au mécanisme d’équilibre thermique. Cela fait monter sa température, entraînant une agitation des esprits (molécules) de plus en plus aléatoire et donc désordonnée, cause de désordres sociétaux et physiques sur notre petite planète.

À commencer par les conflits de toute nature dont la courbe de croissance semble suivre celle des températures. L’ONU constatait dès 2020 « une recrudescence des conflits et violences »2 depuis sa création ‒ par ailleurs preuve de son impuissance. «Les conflits sont moins meurtriers [c’était avant les deux guerres de Gaza et d’Ukraine], mais durent plus longtemps et opposent plus souvent des groupes internes que des États. Les homicides sont plus fréquents dans certaines régions du monde et les actes de violence fondés sur le genre se multiplient. Par ailleurs, les progrès technologiques favorisent l’utilisation comme armes des bots, des drones, de la retransmission en direct, des cyberattaques, des logiciels rançonneurs et du piratage de données. Dans le même temps, la coopération internationale est soumise à rude épreuve et la capacité mondiale de prévenir et régler les conflits et les violences sous toutes leurs formes s’en trouve affaiblie

Depuis plusieurs mois, les dirigeants occidentaux distillent une petite musique funèbre tendant à préparer les esprits à une extension de la guerre de Poutine au continent européen. « L’Europe est entrée dans l’ère de l’avant-guerre », a assené récemment Donald Tusk, 3 président polonais et ancien président du Conseil de l’Europe. Dans le même temps, au massacre perpétré par les hordes sauvages du Hamas répond l’anéantissement méthodique du peuple de Gaza et une potentielle extension à tout le Moyen-Orient (Liban, Mer Rouge…) Deux guerres qui font passer à la trappe médiatique des dizaines d’autres boucheries en cours ou émergentes, 4 ayant des prétextes religieux, ethniques, de captation de ressources, de prise de pouvoir. Le grand ordre étatique plus ou moins stable issu de la dernière guerre mondiale et de la décolonisation partielle, est aujourd’hui bousculé par le terrorisme, la résurgence des extrémismes religieux ou encore par la mondialisation des réseaux de drogue et autres trafics. Les gangs ont pris le pouvoir dans la capitale haïtienne tandis la Mocro Maffia (mafia marocaine de la drogue) menace les fondements de l’état des Pays-Bas5. Le site Sécurité et défense6 pose même la question de « narco-Etats » au sein de l’Europe. « Les efforts pour résoudre les conflits sont compliqués par les profonds changements géopolitiques, ainsi que par l’importance croissante des acteurs non étatiques, allant des militants religieux aux gangs criminels », constate le Crisis group,7 ONG qui tente de prévenir les conflits. Ses membres observent une multiplication des guerres « depuis environ 2012, après une baisse dans les années 1990 et au début des années 2000 ». « Pouvons-nous empêcher que les choses empirent ? », s’interrogent-ils en listant dix conflits à surveiller cette année

« Pouvons-nous empêcher que les choses empirent ? »

Ce désordre grandissant est illustré aussi par les coups de chaud politiques. Les autocrates belliqueux et autres leaders inflammables se multiplient comme n’importe quelle espèce invasive. Si le nombre de démocraties a progressé jusqu’en 2016-2017, il y a depuis une poussée des autocraties : on compte aujourd’hui 88 autocraties (dont 30 complètement fermées) contre 82 il y a huit ans, et 90 démocraties contre 96.8 Le glissement progressif de pays démocratiques vers plus de répression et d’autoritarisme ; le retour d’un Trump fantasque à la tête de la première puissance militaire du monde ; l’extrême droite qui métastase dans les démocraties avec, dans son sillage, des groupes violents et racistes ; les coups d’états menés par d’obscurs galonnés, ne peuvent que faire monter la température et aggraver les fractures des sociétés, et donc provoquer des mouvements aléatoires et désordonnés de groupes d’individus plus ou moins importants, plus ou moins armés. C’est le cas aussi bien de l’État islamique ou de Boko Haram que de populations pourchassées, opprimées, embastillées pour leur identité (Palestiniens, Ouïghours, Rohingya, Kurdes…) et qui ne peuvent qu’entrer en résistance pour survivre ou migrer.

Plus la société humaine optimise sa dissipation (consommation) d’énergie, plus les turbulences seront grandes. Le capitalisme est le principal facteur de cette débauche énergétique qui échauffe le monde vivant, projetant ses particules élémentaires (molécules atmosphériques, migrants, belligérants…) dans une agitation incontrôlable. La course, souvent violente, aux stocks limités de ressources, l’instabilité économique et financière, la multiplication des crises (après au moins deux millénaires de stabilité), découlent de ce processus. L’émergence de nouvelles pandémies ou la prédominance de maladie de civilisation (obésité, diabète, Sida, hépatite C, certains cancers…) illustre l’entropie grandissante de notre société confrontée aux ravages de sa technologie et engluée dans ses pollutions devenues planétaires.

La société humaine, dont les corps se fragilisent, ressent ce désordre croissant souvent dans sa chair, tout en continuant à alimenter le feu sous la marmite et en se réfugiant dans des mondes « alternatifs » : drogue, métavers, deepfakes, intelligence artificielle, réseaux asociaux, jeux vidéo… ne mettant plus pied à terre, coupant les derniers liens avec son biotope, sa bulle de survie. L’individu est désormais la grenouille dans la casserole d’eau posée sur le feu.

Une société humaine plus complexe donc plus fragile

C’est la différence entre une deux-chevaux à la mécanique simplissime que l’on peut réparer soi-même et un SUV bourré d’électronique victime d’une panne d’ordinateur ou de capteur, dépendant de moyens technologiques poussés pour identifier la panne, du commerce mondial pour récupérer les pièces et d’un professionnel qualifié pour réparer (et ne parlons pas de la facture).

Outre les désordres dus à l’échauffement de notre atmosphère, la complexité grandissante de la civilisation mondialisée, son interdépendance dans tous les domaines, la rend plus fragile. Si les techno-scientistes et les transhumanistes pensent pouvoir régler tous nos problèmes avec la technologie et la science, c’est paradoxalement cette technologie qui nous rend de plus en plus vulnérables. L’humanité s’est globalisée, s’est interconnectée (réseau internet et numérisation, commerce mondial et transports) et si la multiplicité des sources (matérielles, informatives) enrichi notre monde, elle crée des dépendances, voire des addictions, qui réduisent nos facultés d’adaptation. Dans l’agitation de la toile et des réseaux asociaux, il y a en effet pertes d’informations. C’est la perte de mémoire des catastrophes passées et des précautions à prendre, dans l’illusion que nos moyens technologiques y pourvoiront. C’est une perte de savoirs basiques que l’on délègue aux moteurs de recherche, aux algorithmes et désormais à l’intelligence artificielle : se diriger grâce à une carte et à des repères visuels, cultiver sa propre pitance, construire un abri, s’adonner à la cueillette de comestibles sauvages, réparer soi-même les objets du quotidien… C’est se priver de possibilités d’adaptation, de résilience et se livrer sans défenses au désordre grandissant. Ce n’est pas du survivalisme, c’est la vie réelle qu’on ne trouve pas dans les canalisations d’internet.

L’extrême fragilité de notre civilisation vient aussi du fait que ses connexions sont particulièrement vulnérables, malgré les assurances des états et des entreprises. Les câbles internet (85 % des flux), simplement posés sur le fond des océans, sont dans le viseur de tous les services spéciaux pour en retirer la substantifique moelle des données, mais également, en cas de conflit, pour pouvoir les saboter et interrompre les échanges. C’est vrai aussi pour les tuyaux de l’énergie pétrolière, voir le sabotage des gazoducs Nordstream. Toutes les économies avancées, toutes les technologies modernes, reposent sur leur alimentation électrique passant par de bien fragiles cordons ombilicaux. Les risques nucléaires, terroristes, les missiles de Poutine ou les tornades de plus en plus violentes pourraient bien être les cadets de nos soucis face à la tempête solaire du siècle. Dans les prochains mois, notre astre solaire va avoir son accès de colère qui surgit environ tous les onze ans. La question est de savoir avec quelle intensité. Pas encore de panique mais restons vigilants, nous disent les crânes d’œuf. La dernière bourrasque ébouriffante de vents solaires date de 1859 et il y avait tellement d’électricité dans l’air que l’on pouvait communiquer par des télégraphes… débranchés et que des aurores boréales illuminaient les Caraïbes.9 Une telle pluie de ces particules hautement énergétiques mettrait la technologie du XXIe siècle sur le carreau. Selon la Nasa, une « tempête d’une violence inouïe » est passée proche de la Terre en 2012 qui « aurait pu renvoyer la civilisation contemporaine au XVIIIe siècle ». Une autre, colossale, a été détectée sur des arbres fossilisés datés de 14 300 ans.10 Toutes les infrastructures qui reposent sur les satellites seraient hors service : guidages GPS pour tous les transports et donc avions cloués au sol, système financier mondial, banques et bourses bloqués, black-outs électriques à l’échelle des continents… Selon une étude commandée par les assureurs de la Lloyd’s, cela aurait un coût de 2600 milliards de dollars (2 420 milliards d’euros) pour la seule Amérique du Nord et demanderait des décennies à réhabiliter.

Thromboses dans tous les tuyaux

Après les réseaux internet et électriques, la densité et la complexité des réseaux du commerce mondial est aussi un point de fragilité face aux événements impromptus comme face aux bouleversements climatiques. Les canaux de Panama et de Suez, artères vitales du commerce mondial, sont facilement victimes de thromboses. Le premier laisse passer les cargos au compte-goutte, faute d’eau pour l’alimenter en raison d’une sécheresse persistante et historique due au réchauffement climatique. Le second s’était retrouvé bouché par un porte-conteneurs qui s’était posé en travers en mars 2021.11 Actuellement, ce sont les pirates somaliens et les missiles houtis qui perturbent sérieusement la circulation du pétrole et des bric-à-brac chinois. L’effondrement du pont de Baltimore sous le coup de boutoir d’un cargo, voie d’accès à l’un des ports les plus actifs des États-Unis, est un autre exemple de paralysie d’une des plus importantes chaînes d’approvisionnement pour un délai indéterminé. L’économie aérienne peut aussi se retrouver à terre comme lors de la pandémie de Covid ou, comme signalé plus haut, par la mise en rideau des systèmes de guidage.

Nos sociétés technologiques et capitalistes ont aussi rendu fragiles les pays les moins avancés en liquidant leurs paysanneries, en pillant leurs ressources naturelles et en les asservissant au système financier mondial. Les perturbations liées aux désordres engendrés par l’instabilité grandissante d’une société se complexifiant et par l’entropie qu’elle produit, sont démultipliées dans les pays du Sud, provocant famines, désordres politiques, corruption.

Combien de temps résisterons-nous ?

Les mouvements de populations désemparées à la recherche de terres plus hospitalières à cause des conflits ou face aux catastrophes climatiques et écologiques, y compris à l’intérieur des pays occidentaux (élévation des océans et inondations récurrentes dans certains bassins) , vont se massifier avec des coûts exorbitants. On comptait déjà 35,5 millions de réfugiés en 2023. Autre indication d’un probable déclin de la société humaine : la chute de la démographie mondiale. En début d’année, l’Institut national d’études démographiques (Ined) alertait sur la « baisse massive de la fécondité mondiale en 20 ans ».12 Un nombre croissant de pays voient leur population diminuer et surtout vieillir. « Deux tiers de la population mondiale [sont désormais] sous le seuil de renouvellement des générations » contre 45 % en 2000, constate l’institut. Deux mois plus tard, dans une étude parue dans The Lancet,13 des chercheurs de l’Université de Washington confirmaient ces prévisions avec 97 % des pays sous le seuil de renouvellement des générations en 2100. Un pic serait atteint entre 9 et 10 milliards d’individus d’ici 2050 suivi d’un déclin assez brutal et un monde confronté à des « changements sociaux stupéfiants tout au long du XXIe siècle », selon Stein Emil Vollset, professeur à l’IHME14 et auteur principal de l’étude. Avec des baby-booms dans certains pays et des chutes de population dans d’autres, les mouvements migratoires vont accélérer.

Paradoxe : les progrès de la science et du niveau de vie ont permis la diffusion de la contraception et un contrôle sociétal des naissances mais a aussi augmenté les dégâts environnementaux (baisse de la fécondité due en partie aux pollutions) et l’aliénation sociale, rendant l’avenir incertain et les humains de moins en moins enclins à se reproduire.

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Notes

1. Lire François Roddier, Thermodynamique de l’évolution, un essai de thermo-bio-sociologie, éditions Parole, 2015.

2.https://www.un.org/fr/un75/new-era-conflict-and-violence.

3. Ce qu’il a dit : « Le plus inquiétant en ce moment est qu’absolument tous les scénarios sont possibles. Nous n’avons pas connu une telle situation depuis 1945. […] Cela semble dévastateur, surtout pour la jeune génération, mais nous devons nous habituer au fait qu’une nouvelle ère a commencé : l’ère de l’avant-guerre. Je n’exagère pas ».

4. https://www.bbc.com/afrique/articles/cd1pvr5z3zdo ou https://fr.wikipedia.o

5. https://www.lemonde.fr/international/article/2022/10/22/la-mocro-maffia-terrorise-les-pays-b

6. https://sd-magazine.com/?p=12602.

7. Crisis Group est une organisation non gouvernementale internationale fondée en 1995 par un groupe de personnalités d’État qui désespéraient de l’incapacité de la communauté internationale à anticiper et à réagir efficacement aux tragédies, à l’époque la Somalie, le Rwanda et la Bosnie. https://www.crisisgroup.org/.

8. https://fr.statista.com/infographie/28253/evolution-nombre-de-regimes-politiques-selon-le-type/.

9. https://www.francetvinfo.fr/sciences/espace/espace-cinq-questions-sur-les-tempetes-solaires-qui-doive

10. https://www.cite-espace.com/actualites-spatiales/des-fossiles-revelent-lexistence-dune-tempete-solaire-il-y-a-14000-ans/.

11. https://blogs.mediapart.fr/yves-guillerault/blog/290321/le-commerce-mondialise-victime-d-une-thrombose.

12. https://www.ined.fr/fr/publications/editions/population-et-societes/baisse-massive-de-la-fecon

13. https://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736(24)00550-6/fulltext.

14. L’Institute for Health Metrics and Evaluation (IHME est un institut de statistique sur la santé publique au sein de l’université de Washington.t.fr/yves-guillerault/blog/020424/desordres-croissants-dans-un-monde-en-surchauffe

Yves GUILLERAULT ; abonné de Mediapart