Du développement au « développement durable »

histoire d’une tromperie

Texte tiré de l’excellent livre de Fabrice Nicolino, intitulé « Qui a tué l’écologie ?: WWF, Greenpeace, Fondation Nicolas Hulot, France Nature Environnement en accusation », 2011 ; aux éditions Les Liens qui libèrent.

Pour lire ce très intéressant article de F Nicolino :

partage-le.com/2016/02/cet-insoutenable-mot-de-developpement-par-fabrice-nicolino/

extraits

Cet insoutenable mot de développement

Tout s’explique enfin ! Tout devient affreusement clair, et même limpide. Au départ, un président américain, Harry Truman, qui invente développement et sous-développement. A l’arrivée, des philanthropes on ne peut plus madrés qui lancent le « développement durable ». Au fait, connaissez-vous Maurice Strong ?

Avis ! Ce chapitre est long et délicat à lire, à suivre, à digérer. Il est à la portée de tous, mais il commande de l’attention. Est-ce trop demander ? Je le crois d’autant moins qu’il contient des clés que je juge décisives. De même, en contrepartie, qu’un véritable suspense. Vous ne serez pas volés. Mais avant cela, retour à nos chers écologistes français, tellement français. S’ils ne s’intéressent aucunement à la structure du ministère de l’Écologie et au pouvoir réel dans notre pays, on se doute bien qu’ils sont encore plus indifférents à la marche réelle du monde. Et l’on a hélas raison. Pour commencer ce dernier chapitre, je me tourne d’emblée vers un très grand livre politique, lu certes, mais plus encore méconnu : Le Développement (histoire d’une croyance occidentale) par Gilbert Rist (Les Presses de Sciences Po).

Les découvertes de Gilbert Rist

Ce livre permettrait d’ouvrir des débats passionnants, qui rejetteraient fatalement dans les ténèbres extérieures tous les Grenelle de la terre. Et c’est bien pourquoi les écologistes officiels, s’ils en ont entendu parler, ne l’évoquent jamais. Au passage, pourquoi n’y a-t-il jamais de débat public sur le bilan de plus de quarante années de « militantisme » écologiste en France ? FNE [France Nature Environnement] a fêté en 2008 ses quarante années d’existence : pas l’ombre d’une discussion. Greenpeace aura le même âge en cette année 2011, et je gage, et je suis sûr qu’aucun bilan argumenté et contradictoire n’en sera fait. N’est-ce pas réellement stupéfiant, compte tenu de ce qui s’est passé sur terre depuis les années 1970 ?

Gilbert Rist. Ce professeur chenu — il enseigne à Genève — a publié la première édition de son livre en 1998. Je ne souhaite pas résumer ici une pensée passionnante de bout en bout. Seulement en extraire quelques éléments essentiels ici. Rist décrit le « développement » comme un élément clé d’une religion moderne aveugle à elle-même. Dit ainsi, cela ne paraît pas renverser les tables. Et pourtant si. D’où vient en réalité ce mot valise, ce mot fétiche, ce mot si plastique qu’il est utilisé par tous sans le moindre questionnement ?

A la suite de Rist, j’ouvre mon dictionnaire Le Robert dans son édition de 1992. À l’entrée « développement », on trouve quantité de synonymes tels qu’essor, épanouissement, progrès, expansion, croissance, et même rayonnement. On trouve aussi ceci : « Pays, région en voie de développement dont l‘économie n’a pas atteint le niveau de l’Amérique du Nord, de l’Europe occidentale, etc. (euphémisme créé pour remplacer sous-développé) ». Présenté de la sorte, accepté de la sorte, ce mot apparaît comme évident. Humaniste. Universel. Pleinement désintéressé. Oui, mais comme bien souvent, le recours à l’histoire peut se révéler indispensable. Car qui ignore sérieusement que les mots eux-mêmes ont un passé ? Le Robert entrouvert plus haut dispose d’une édition historique, en plusieurs volumes rouges, que j’ai le privilège de posséder aussi. On peut s’y promener pendant des siècles. On peut, si l’on aime la musique de la langue et sa structure intérieure, y gambader dans le bonheur le plus complet. Dans son livre, Rist nous offre un cadeau inestimable. Il tente de découvrir les premiers usages du mot développement dans le sens économique, politique et social qu’il a pris dans nos sociétés.

On me pardonnera d’aller droit au président américain Harry Truman, en poste de 1945 à 1953. Par une ironie coutumière de l’histoire, Truman aura régné sur le grand vainqueur de la guerre depuis la déroute des fascismes jusqu’à la mort, ou presque, de Staline, qui marquait sans qu’on le sache le début de la fin de sa si terrible dictature. Au moment où Truman succède à Roosevelt, le 12 avril 1945, Hitler s’apprête à se suicider dans son bunker, et l’armée stalinienne commence son plan de conquête de ce qu’on appellera l’Europe de l’Est. Les quelques vrais stratèges américains savent que la guerre froide va commencer, malgré les serments d’amitié éternelle entre vainqueurs de la guerre. Ils pensent déjà à l’éventualité d’un nouveau conflit qui opposerait les chars russes et américains sur le champ de bataille pourtant dévasté de la vieille Europe. Que pensent, que veulent les puissants partis communistes de France et d’Italie ? Qui tiendra les ports de Marseille, Saint-Nazaire, Cherbourg, Anvers, Gênes, Naples, indispensables pour débarquer du matériel lourd en cas d’affrontement ?

Discours sur l’état de l’Union (1949)

C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre le lancement du plan Marshall, le 5 juin 1947. Les États-Unis promettent d’aider massivement l’Europe, de manière qu’elle puisse reconstruire ses villes et ses infrastructures. Truman se comporte ainsi en excellent Américain : il est probablement sincère dans sa volonté « d’aider » l’Europe, mais sans oublier une seconde les intérêts de son propre pays. Offrir des crédits, des machines-outils, des tracteurs, des engrais et pesticides, c’est noble. Mais c’est également un moyen essentiel de contenir la poussée stalinienne. Et d’offrir des débouchés majeurs à une production matérielle devenue surabondante pour cause de guerre. La paix est parfois un grave problème.

Donc, le plan Marshall, en 1947. Le 20 janvier 1949, le président Truman, après avoir été réélu, doit prononcer le traditionnel discours sur l’état de l’Union. Mais ce discours-là va entraîner un authentique bouleversement, ce qui est en vérité bien rare. Pour préparer le discours présidentiel, des conseillers se mettent autour d’une table, et proposent pour commencer trois sujets, qui deviendront trois points centraux. L’aide à l’affermissement de l’organisation des Nations unies (Onu), encore toute jeune. Le maintien du plan Marshall, qui donne des résultats convaincants. La création d’une alliance militaire tournée contre l’Union soviétique, qui se nommera l’Otan.

Rien que de l’attendu. Selon Rist, l’un des fonctionnaires présents aurait eu l’idée d’ajouter un quatrième point au discours de Truman. Pour le rendre, dirait-on aujourd’hui, plus « sexy ». Il aurait proposé d’étendre aux pays pauvres l’aide technique réservée jusqu’ici à l’arrière-cour américaine, c’est-à-dire certains États de l’Amérique latine. Après hésitation, on se mit d’accord, et au lendemain du discours de Truman, toute la presse américaine titrait sur le désormais fameux « quatrième point ». En voici le début :

Quatrièmement, il nous faut lancer un nouveau programme qui soit audacieux et qui mette les avantages de notre avance scientifique et de notre progrès industriel au service de l’amélioration et de la croissance des régions sous-développées. Plus de la moitié des gens de ce monde vivent dans des conditions voisines de la misère. Leur nourriture est insatisfaisante. Ils sont victimes de maladies. Leur vie économique est primitive et stationnaire. Leur pauvreté constitue un handicap et une menace, tant pour eux que pour les régions les plus prospères. Pour la première fois de l’histoire, l’humanité détient les connaissances techniques et pratiques susceptibles de soulager la souffrance de ces gens […] Je crois que nous devrions mettre à la disposition des peuples pacifiques les avantages de notre réserve de connaissances techniques afin de les aider à réaliser la vie meilleure à laquelle ils aspirent. Et, en collaboration avec d’autres nations, nous devrions encourager l’investissement de capitaux dans les régions où le développement fait défaut […] L’ancien impérialisme, l’exploitation au service du profit étranger n’a rien à voir avec nos intentions. Ce que nous envisageons, c’est un programme de développement fondé sur les concepts d’une négociation équitable et démocratique.

Il s’agit d’un texte majeur, car il définit un cadre neuf pour les relations internationales. D’un côté des pays développés, dotés de moyens mécaniques immenses, notamment des machines et des moteurs, disposant d’un produit national brut en expansion constante, baignant dans une prolifération d’objets satisfaisant un à un tous les besoins. Et même de tout nouveaux. Et de l’autre, des pays « sous-développés », qu’il s’agit d’aider à atteindre le bonheur matériel des heureuses contrées américaines. C’est la naissance en direct d’un mythe, qui perdure. Pour ne prendre qu’un exemple éclairant, toutes les anciennes colonies nouvellement indépendantes, en Afrique par exemple, enfourcheront ce mauvais canasson. L’objectif des élites politiques du Sud éduquées en Occident, arrivées au pouvoir entre 1947 — l’indépendance indienne — et le début des années 1960, sera la poursuite du même mirage. Nous rattraper. Rouler en bagnole bientôt climatisée. Bâtir des éléphants blancs et des châteaux de sable tout en faisant suer le burnous à leurs peuples respectifs. Et pour cela accueillir tous les émissaires chargés de valises de billets. Les renvoyés du Programme des Nations unies pour le développement (Pnud), ceux de la Banque internationale pour la reconstruction et le développement, autrement nommée Banque mondiale. Ceux des transnationales du pétrole, des minerais, des services en tous genres, qui firent les fortunes de générations de satrapes.

Un avatar de la religion

L’idéologie du développement, dirait sans doute Rist, est avant tout un avatar de la religion. Cette croyance se moque en effet des notions de vrai et de faux, de faits et de raison, car elle n’est de toute façon pas réfutable.

Chacun peut voir à quel point le « développement » a échoué. Rist rappelle, après tant d’autres, que l’écart entre régions pauvres et riches était de 1 à 2 en 1700, de 1 à 5 vers 1900, de 1 à 15 en 1960, de 1 à 45 en 1980. Le Pnud, déjà évoqué ci-dessus, notait dans un rapport de 1999 sur le « développement humain » que l’écart entre les 20 % les plus pauvres et les 20 % les plus riches était de 1 à 30 en 1960 et de 1 à 74 en 1997. Tribune de Flemming Larsen, responsable du Fonds monétaire international, parue dans Le Figaro du 1er janvier 2001 :

L’écart de revenus entre riches et pauvres n’a jamais été aussi grand. Il est impératif d’inverser cette tendance.

Quelle jolie farce ! Qui ne voit la bidonvillisation du monde ? Le milliard d’affamés chroniques ? La destruction d’écosystèmes évidemment vitaux pour la suite ? Mais nul n’arrêtera en si bon chemin les croyants, servants et profiteurs du « développement », ce mot nouveau utilisé avec autant d’insouciance par le président Truman le 20 janvier 1949. Il résiste à la réalité parce qu’il est une chimère, un totem, une idole. Le « développement » est le bonheur en marche, mais il va falloir pour commencer se retrousser les manches, acheter made in America, accepter le principe d’échanges économiques internationaux entre égaux dont certains le sont nettement plus que d’autres.

« Le discours du président Truman, note Rist, était destiné d’abord à ses compatriotes, qui ne pouvaient être insensibles à cette manière de présenter l’histoire du monde ; elle était en effet d’autant plus vraisemblable qu’elle correspondait, sur le mode profane, à la vérité proclamée par l’Église. Mais cette audience dépassait largement les États-Unis puisqu’elle reposait sur une croyance partagée non seulement par le monde chrétien mais, d’une certaine manière, par tous les adhérents d’une religion de salut. » Du même coup, personne n’était plus en situation de questionner un modèle aussi prometteur. Qui aurait trouvé la force de contester une telle générosité ? Qui aurait osé prétendre qu’on peut vivre en forêt, pieds nus, ou en ville sans radio, ou manger de la viande seulement quand c’est possible ?

Bien entendu, l’apparition du mot dans le discours public ne faisait qu’accompagner un mouvement probablement irrésistible. Mais la force symbolique d’une appellation peut devenir une puissance matérielle. Et le « développement » l’est bel et bien devenu. A compter de 1949, deux milliards d’habitants du monde changent de statut. Ils deviennent des « sous-développés », qui seront sommés par tous les moyens concevables, incluant la propagande publicitaire au sens le plus large, de se conformer au modèle occidental de la vie. Leurs conceptions si diverses de l’existence terrestre, leur manière de parler, de conduire une famille, de cultiver leur lopin, de faire l’amour, leurs langues même deviennent peu à peu des obstacles au progrès décidé par d’autres. Splendide opération.