Les écrans altèrent le lien parent-enfant

L’interaction du parent avec son bébé est de plus en plus perturbée par les sollicitations de la technosphère. Pourtant, la qualité de cet échange est primordiale.

Quelles sont les compétences d’un nouveau-né ? Comment l’environnement agit-il sur son développement psychomoteur et ses apprentissages ? « Dès sa naissance, un bébé est capable d’imitation, et ce n’est pas un simple réflexe, explique Gisèle Apter, chercheuse en psychopathologie et psychiatrie néonatale. Il peut déjà imiter certains mouvements comme tirer la langue ou même bouger les doigts, vocaliser en réponse à des sons. » La scientifique a cependant montré que ces capacités, premiers signes de socialisation, existent aussi pour des mouvements vus sur un écran, en 2D. Lors d’une expérience, publiée en 2011 dans la revue Developmental Science, Gisèle Apter, avec l’équipe de la professeure Jacqueline Nadel, a ainsi observé des ­bébés âgés d’un à 3 jours tirer la langue devant des vidéos diffusant des protrusions de langue d’un visage entier, d’une bouche humaine sans visage et même d’une bouche robotisée. Face au visage entier, le temps d’exploration était bien supérieur.

Pour autant, la présence et l’attention d’un autre être humain sont indispensables aux bébés pour se construire. « Grandir, c’est pouvoir mettre du sens sur plein de stimulations. Pour cela, les inter­actions entre perceptions et actions et leur coordination progressive sont indispensables », souligne Françoise Morange-Majoux, qui étudie le développement des compétences langagières et manuelles à l’université Paris-Descartes.

Expérience du visage impassible

Que se passe-t-il quand ces interactions précoces sont perturbées ? Expérimentalement, l’un des tests les plus célèbres dans ce domaine est celui du visage ­impassible, ou still face, réalisé pour la première fois par l’Américain Edward Tronick, en 1975. Un bébé de quelques mois est en pleine interaction avec sa mère quand celle-ci se retourne brutalement, puis prend un visage figé, inexpressif. Instantanément, il essaie de ­retrouver l’attention de celle-ci, puis s’énerve, pleure… et ne se calmera que difficilement quand la mère reprendra un comportement normal.

« Depuis sa première description, ce ­paradigme a été utilisé en recherche dans un contexte de pathologie maternelle, comme la dépression, et de situations à ­risque de maltraitance », précise Gisèle Apter. Les signataires de la tribune alertant sur les dangers des écrans pour les tout-petits font l’hypothèse que ceux présentant des symptômes proches de l’autisme « font l’expérience répétée de still faces » dues à la surconnexion des ­parents à leurs appareils mobiles. « Cela reste une analogie », estime Gisèle Apter.

Dans le même esprit, Françoise Morange-Majoux évoque le test dit « de la double vidéo ». Un bébé de 6 mois communique avec sa mère – qui est dans la pièce à côté – par l’intermédiaire d’un écran. Au début, la mère parle en temps réel, puis ses réponses sont décalées de quelques secondes. « Cette asynchronie indispose beaucoup le bébé qui tourne la tête et se met à pleurer, explique la chercheuse. Dans le développement, cette notion de synchronie est très importante, car elle est à la base des interactions précoces avec les partenaires sociaux (bébé parle, maman répond, avec une certaine rythmicité dans l’échange), permettant le développement non seulement du langage, mais aussi de la marche, de la lecture… »

Laisser un bébé de quelques mois passer beaucoup d’heures par jour devant un écran de télé ou interactif peut-il perturber son développement ? « Quand un tout-petit explore son environnement, c’est naturellement par tous ses canaux sensoriels : il met à la bouche, manipule avec les mains, le corps entier… Avec une tablette, je ne sais pas ce que cela peut donner », dit Gisèle Apter. Françoise ­Morange-Majoux, quant à elle, se dit surtout interpellée par ces mères qui promènent leurs enfants en poussette sans les regarder, le téléphone vissé à l’oreille. « Comme dans le test des deux vidéos, ces bébés peuvent être perturbés, car ils ­entendent leur mère parler mais cela ne s’adresse pas à eux. »

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