Les conséquences des abus d’écrans

Cela se passe lors d’une consultation en PMI.

Les troubles du comportement explosent, constatent les professionnels de la petite enfance. En cause : la surexposition aux écrans.

« Que vois-tu sur cette image ? », demande doucement la docteure ­Anne-Lise Ducanda, à ­Gabin (le prénom a été changé), ce mercredi matin 21 juin. « Une ­petite fille », répond distinctement le petit garçon de 4 ans et 3 mois, venu consulter la médecin de la PMI de Viry-Châtillon (Essonne). « Et puis là ? », questionne la médecin. « Un garçon. » Gabin a « tout bon » aux tests de langage ERTL4 (épreuves de repérage des troubles du langage). Sept mois plus tôt, le petit garçon n’avait pu répondre à aucune question, regardant à peine la feuille lors du premier rendez-vous.

A son arrivée à l’école maternelle, en septembre, Gabin tapait et mordait chaque jour, était dans sa bulle, parlait en écholalie (répétition de ce qui vient d’être dit), n’écoutait pas la maîtresse. « L’école m’appelait tous les jours », se souvient sa mère. A la maison, Gabin était constamment sur la ­tablette de ses parents, la télévision était allumée toute la journée. L’équipe éducative de l’école et la docteure Ducanda conseillent de ne plus lui donner la tablette et d’allumer la télévision une heure par jour maximum. Quelques ­semaines plus tard, l’enseignante se réjouit de progrès notables : « Il comprend des consignes même complexes, est présent, fait des phrases. » Il n’a plus jamais eu de ­signes d’agressivité à l’école.

Des exemples similaires, Anne-Lise Ducanda en a des dizaines. Elle a constaté une explosion des troubles du comportement. Elle voyait environ une trentaine d’enfants en difficulté par an, il y a quinze ans (sur les 1 000 enfants de petite et moyenne section de maternelle), il y en a 220 aujourd’hui, dont 70 avec des troubles graves qui ressemblent à ceux que l’on rencontre dans l’autisme. Dans une grande majorité de cas, les enfants sont ­exposés massivement aux écrans.

Première tablette à 18 mois

Parallèlement, les dossiers auprès des maisons départementales pour personnes handicapées (MDPH) et demandes d’auxiliaires de vie scolaire (AVS) augmentent. 3 160 en 2015 dans l’Essonne, ­contre 1 050 en 2010. Depuis qu’elle a posté une vidéo sur YouTube et depuis la publication d’une tribune dans Le Monde (daté 31 mai) dénonçant cette situation, les témoignages affluent.

« Il y a beaucoup d’enfants étiquetés autistes à tort », constate Mme Ducanda. Elle conseille alors aux parents un sevrage numérique. Ainsi, pour Sofiane, né en mai 2012, l’hôpital Necker évoque des troubles autistiques en juillet 2016. S’il a un intérêt pour les chiffres et les lettres, il a des stéréotypies, pousse des cris stridents, renifle les adultes, casse les jouets des autres, est intolérant à la frustration… A l’école, Sofiane ne peut rester en place, parle en écholalie. Angoissé, il réveille sa mère toutes les nuits.

Anne-Lise Ducanda se souvient qu’en octobre 2016 « il était entré dans [son] cabinet en hurlant ». Il a de gros retards de langage et ne ­répond à aucun test. Elle pose alors la question des écrans. « Il est complètement accro », répond la maman de Sofiane. La télévision est allumée en permanence, son enfant ne parle que de Peppa Pig, une chaîne pour les petits. « On lui a acheté sa première tablette à 18 mois, ajoute la mère, il va beaucoup sur notre téléphone, sur l’ordinateur. » La médecin préconise alors l’arrêt total des écrans. « Changer leurs habitudes peut être difficile pour des parents », concède-t-elle.

Un mois et dix jours plus tard, la maîtresse parle de « progrès spectaculaires ». « Il dit bonjour, répond à des consignes, s’énerve moins et n’a plus besoin d’AVS, ne présente plus de troubles autistiques. » La maman a réussi à supprimer tous les écrans, même le week-end. « Mon fils n’est plus le même petit garçon, il ne me réveille plus jamais la nuit. » Après un sevrage numérique, « on voit les enfants qui commencent à réinvestir le jeu, la relation, et des changements de trajectoire de développement », confirme le pédopsychiatre Bruno Harlé.

Pour alerter les parents, Alima veut témoigner. Son fils a commencé à regarder la tablette à 8 mois, des dessins animés, de la musique. De 18 heures à 23 heures en semaine et le week-end plus longtemps. « Son père et moi pensions que l’écran était éducatif, n’était pas mauvais pour lui. » A 3 ans, son enfant récitait l’alphabet en français et en anglais, mais ne parlait pas, n’arrivait pas à se concentrer. Des professionnels de santé leur conseillent l’arrêt des écrans. Aujourd’hui, à 4 ans, il fait du vélo, regarde un peu plus dans les yeux, commence à parler… « On ne s’en rend pas compte, on est envahis d’objets connectés », regrette la jeune femme. De fait, on trouve en magasin ou sur Internet un pot sur lequel on peut connecter un iPad et même un porte-biberon pour smartphone !

Repères

6,4 C’est le nombre moyen d’écrans par foyer en 2016, selon une enquête de Médiamétrie. Ce nombre a augmenté de 1,5 en dix ans.

62 % des 4-14 ans vivent dans un foyer équipé d’au moins 4 écrans connectés (télé, ordinateur, smartphone, tablette), estime l’enquête de Médiamétrie Web O Kids. En moyenne, ils pratiquent 12 activités connectées différentes par mois.

47 % des moins de 3 ans utilisent des écrans interactifs (tablette, smartphone), pendant une durée médiane de 30 minutes par ­semaine, et près d’un tiers (29 %) le font seuls, selon une enquête ­réalisée en 2016 auprès des parents de 428 enfants de moins de 12 ans suivis par 144 pédiatres adhérents à l’Association française de pédiatrie ambulatoire (AFPA). Une majorité des enfants de cette tranche d’âge (70 %) regarde la télévision pendant une durée médiane de 45 minutes chaque jour.

44 % des parents prêtent leur smartphone à leur enfant de moins de 3 ans pour l’occuper, le calmer, selon cette même étude de l’AFPA. Chiffre inquiétant, un tiers de ces moins de 3 ans ont vu des programmes non adaptés, dont 61 % le journal télévisé. Quel que soit l’âge de l’enfant, la télévision est allumée en permanence dans un foyer sur cinq, et dans 35 % à l’heure des repas.

1 heure C’est le temps moyen d’écran quotidien chez les moins de 2 ans aux Etats-Unis. Il est de 2 heures par jour chez les 2-4 ans, selon une étude de Common Sense Media de 2013. Les 8-18 ans consacrent plus de 7 h 30 par jour à l’usage d’un écran.

Lemonde.fr