Voulez-vous m’accorder cette danse ?

Un texte de mon ami

Nous n’avons pas tous, à notre portée ou dans nos relations une aristocrate russe en exil et dispensant un cours de danse de salon. D’abord parce qu’elles se font rares et que leur descendance a trouvé d’autres sources de revenus, ensuite parce qu’aucune révolution n’a généré depuis des professeurs de danse avérés en exil. Celui qui rêverait de devenir un danseur de salon capable des plus belles mondanités devra trouver ailleurs à se satisfaire, par exemple, en se rendant simplement dans une de ces salles de fitness où parfois officie quelque perle rare.

Je suis, en paroles beaucoup plus qu’en actes, un virtuose des danses de salon et  j’entretiens auprès de mes amies qui ne dansent pas ou peu, une réputation très surfaite, si ce n’est pas carrément usurpée, de danseur émérite. Je le regrette infiniment, tant j’aurais aimé virevolter, toupiller, tourbillonner, vibrionner et éblouir celle que je tiendrais dans mes bras autant que celles qui admireraient de loin mes poses avantageuses et mes entrechats vertigineux.

Tout commença très tôt, très jeune plutôt. Avec un bon camarade de cette époque glorieuse et insouciante, nous faisions lamentablement tapisserie dans les bals qui égayaient, malgré cette lacune, nos samedis soir. C’était l’époque où les discothèques avec musique en conserve n’existaient encore que très peu. Les bals du samedi soir étaient une institution vénérée et les ensembles, qui s’y produisaient autant qu’ils les animaient, avaient leurs aficionados aussi enthousiastes que fidèles. A une époque ou un octet ne désignait pas encore un byte informatique mais un petit orchestre instrumental de huit membres, nous acquittions un petit prix d’entrée pour passer une soirée et cela jusqu’à l’aube avec les plus belles filles du canton en les faisant danser jusqu’à l’ivresse des sens. Enfin, pour ceux qui savaient danser. Et ce n’était pas notre cas mais vous avez deviné les fantasmes qui allaient nous motiver.

Avec Alfred, nous décidâmes très vite qu’il était grand temps de prendre le taureau par les cornes et qu’il devenait urgent de savoir danser, au moins le slow qui consistait pour l’essentiel à  se dandiner d’un pied sur l’autre en faisant du surplace et en prenant un air  inspiré sinon énamouré. Le seul inconvénient, c’est que le slow ne revenait que toutes les quatre voire cinq danses, parfois en alternance avec le tango. Le slow était à notre portée mais  nous n’en profitions qu’à un rythme très, très épisodique. Cela faisait que les idylles que nous imaginions naissantes n’avançaient que très, très lentement. Un peu  à la manière du célèbre sketch réunissant Sophie Daumier et Guy Bedos sur une piste de danse imaginaire.

Nous avions mal pris le taureau par les cornes ou alors choisi le mauvais taureau. Un beau jour, Alfred arriva plus euphorique que jamais et brandissait à bout de bras un magazine dans lequel s’étalait une publicité pour un ouvrage qui promettait d’« APPRENDRE A DANSER EN TROIS HEURES ». Une sorte de « LA DANSE POUR LES NULS » avant la lettre. Nous nous sommes cotisés pour le commander et guettâmes le facteur avec une impatience de jouvenceaux imberbes. Notre attente fut de courte durée et notre enthousiasme pour une méthode pédagogique quasi-révolutionnaire fit plaisir à voir d’après ma mère et son amie Elfriede. Elles nous le raconteront plus tard.

La méthode d’apprentissage était d’une simplicité étonnante, comment ne pas y avoir pensé plus tôt ? Dans notre manuel, une double page était consacrée à chaque danse et toutes les danses de salon imaginables y étaient décrites. Mieux qu’avec de simples mots, avec des dessins de pas fléchés qui en rouge représentaient ceux du danseur et en bleu ceux de la danseuse ou l’inverse peut- être. Il suffisait donc avec des craies de couleur, qu’il fallut se procurer, de reproduire cette chorégraphie de semelles et de flèches sur le sol et d’y poser ses pieds. Par mesure de discrétion, nous avons retenu le garage de mon père qui avait l’avantage d’avoir une porte qu’on pouvait fermer à clé, mais également un sol cimenté facile à marquer et à effacer au fur et à mesure de nos avancées mais surtout pour ne pas laisser de traces derrière nous. L’affaire était en effet top-secrète.

Il ne restait alors que quelques menus détails à régler dont celui du choix du genre de chacun de nous. Qui sera le cavalier et qui sera la cavalière ? D’aucuns régleraient cela à pile ou face mais cela ne résoudrait en rien le problème qui est ailleurs. En principe, le cavalier guide la cavalière qui a donc vocation à se laisser guider, or nous étions potentiellement deux cavaliers et chacun de nous avait la ferme intention de savoir bientôt danser et de le faire dans la plénitude de son genre. Aucun de nous n’avait envie de perdre son temps à apprendre à être une fille, enfin c’est ce que probablement nous pensions tous les deux inconsciemment. De bonne grâce et parce que nous étions amis, mais surtout parce qu’il y avait urgence, chacun consentit à être la cavalière à son tour. Le moins longtemps possible.

Un autre détail et qui nous avait totalement échappé, nous n’avions aucune musique sur laquelle appuyer notre apprentissage. Nous convînmes que ce qui était essentiel à ce stade c’était de mémoriser parfaitement la chronologie des pas de chaque danse pour qu’elle revienne avec une sorte d’automaticité une fois notre cavalière dans nos bras et quand le septet ou l’octet ouvrira les festivités. Nous étions jeunes mais déjà plus pragmatiques que nature. Nous contournâmes le manque de bande-son par une espèce de sonorisation vocale fait de «hop, hop, hop, hop, hop, ce qui manquait singulièrement de discrétion et eut tôt fait d’attirer deux curieuses qui passaient par là : ma mère et son amie Elfriede. Au passage, et avant d’aller plus loin, vous avez certainement noté que les cinq hop, soit deux pas  à gauche et trois pas à droite, sont ceux du tango standard.

Par une lucarne, dont l’existence nous avait totalement échappé, Elfriede et ma mère ont suivi les avancées de nos apprentissages en riant sous cape, même quand nous émergions du garage et cela sans jamais poser de questions, ni faire la moindre allusion à ce qui les amusait tant. Ma mère, fine mouche et considérant que notre extraordinaire persévérance serait inévitablement couronnée de succès, indépendamment de l’étrangeté de notre méthode, décida d’apporter son concours en faisant de moi une jeune homme éduqué dont elle n’aurait pas à rougir. Non seulement son fils préféré ( il n’en a pas d’autre d’ailleurs) allait être un danseur émérite mais elle allait en faire un homme…enfin un jeune homme du monde dont elle n’aurait pas à rougir.

Cela consistait à me faire comprendre que pour danser avec une jeune fille, il convenait de respecter certaines convenances. Pour l’inviter à danser, il faut d’abord s’approcher d’elle franchement et non pas subrepticement, la regarder droit dans les yeux puis de lui dire, en inclinant légèrement la tête : « Mademoiselle, voulez-vous m’accorder cette danse ? ». Elle était censée accepter, s’appuyer délicatement sur une main offerte pour se lever et, de concert, nous devions nous rendre sur la piste en prenant les postures requises par la danse proposée. A la fin de la danse, un échange de discrètes courbette et révérence devait tenir lieu de remerciements et la galanterie consistait alors à offrir encore sa main en appui à celle de la cavalière pour la reconduire à sa place, sans l’abandonner au milieu de la piste comme un goujat pour aller rejoindre au plus tôt les copains accoudés au comptoir du bar. Il ne me restait donc plus qu’à étrenner mon savoir nouveau, ce que je fis à la première occasion.

Ma chère mère avait à peu près tout prévu sauf que la maman de la jeune fille pouvait avoir oublié d’organiser la symétrie du…cérémonial. Ainsi, me fut-il répondu un soir, par un tonitruant et rageur : « Occupé ! » ; je m’éloignais prudemment, penaud, abasourdi et pour tout dire incrédule. Je ne compris qu’un peu plus tard que la jeune fille avait réservé d’avance sa danse à un autre ou se mettait en réserve en espérant qu’un prétendant convoité se décide enfin de l’inviter. Un peu plus tard, une reconduite galante à sa place n’eut pas plus de succès car une autre cavalière, sentant derrière elle ce qu’elle perçut peut-être comme un souffle rauque sur sa nuque, mais qui n’était en fait que ma simple présence, se retourna vivement et s’écria : « Mais qu’est-ce qu’il veut celui-là ? ». Je battis vite en retraite sous les regards ironiques et moqueurs des copines prises à témoin. Je décidai très vite de mettre mes toutes nouvelles compétences, dont ma mère avait jugé l’acquisition impérative, en veilleuse. Désormais, j’étais peu soucieux de renouveler l’expérience, encore moins de commencer une étude statistique sur le nombre de jeunes filles que leurs mères avaient omis de familiariser avec un usage au demeurant charmant.

Je me suis souvent interrogé dans les semaines qui ont suivi mon étrange aventure, d’où ma mère avait bien pu sortir ce savoir-vivre délicat, un peu suranné dont je semblais être devenu le seul dépositaire. C’est quand, quelques mois après, estimant sans doute venu le moment de poursuivre  mon éducation et qu’elle glissa entre mes mains un ouvrage dont l’immaculée couverture comportait la représentation d’un collier de perles, d’une coupe de champagne avec ses bulles et d’une rose écarlate avec en belle lettres noires : « GUIDE PRATIQUE DU SAVOIR-VIVRE », que je compris. Je le dévorai comme un roman et me régalai à chaque page.

J’y ai même retrouvé le récit intégral, sous sa forme académique, de mes exploits d’un certain samedi soir. Je lus et relus avec délectation toutes ces recommandations dans les domaines les plus variés, me disant qu’il fallait surtout laisser décanter tout cela et n’en  user  qu’avec la plus grande modération sans jamais pratiquer à la lettre. Car c’est la danse sous toutes ses formes qui doit retenir toute notre attention.

Elle est un art avant de devenir un spectacle. Quand je parle de danse, je veux oublier ces étranges figures solitaires faites de gesticulations, de trémoussage et d’ondulations aléatoires dans le vide. Je veux parler de la vraie danse, celle que nous appelons « danse de salon » et qui se pratique à deux, en couple, les yeux dans les yeux ou presque. Les plus férus d’entre nous,  les vieux de la vieille et les ravissantes intemporelles savent de quoi je veux parler. Quelques initiées de belle eau et de belle prestance dont je vois les yeux briller de plaisir par avance, sont dans le secret. Je songe à toutes celles qui connaissent les différences subtiles entre le tango argentin  et le tango de salon. Je pense à toutes celles  qui savent à l’occasion établir des ponts et des passes inoubliables entre les deux et j’en souris d’émotion.

Le tango argentin est une danse latino-américaine qui se pratique en avançant la pointe du pied à chaque pas alors que le tango standard, de salon, attaque du talon à chaque nouveau pas. Talon, salon, pour ceux qui ont besoin d’un repère mnémotechnique. Le second se danse corps à corps, un bras tendu, une main posée bien à plat au creux des reins de la partenaire (sans caresses, ni pétrissages) ou délicatement appuyée sur l’épaule du cavalier. Le tango argentin ne favorise pas le rapprochement des corps mais surtout, il autorise, exige même, des figures libres qui complètent celles contraintes,  alors que le tango de salon se pratique à figures imposées et standardisées. Aucune place à la fantaisie mais une certaine intimité.

La danse de salon ne se pratique d’ailleurs pas qu’en salon, elle se pratique ou plutôt se pratiquait en bal du soir, en thé dansant, en goûter dînatoire ou en guinguette au bord de l’eau. En nocturne, une sphère à facettes composées d’autant de miroirs, fixée au plafond, éclairée  d’un spot lumineux et tournant sur elle-même, était absolument indispensable : on l’appelait d’ailleurs une boule de tango. Cet accessoire, sans lequel le tango ne serait que ce qu’il est, c’est à dire une danse parmi d’autres, est essentiel. Il crée et entretient une ambiance, une intimité faite de discrètes ondulations, de souffles tièdes partagés et de papillons de lumière qui virevoltent.

Le tango argentin, le vrai tango argentin, ne se pratique pas en salon : il demande de l’espace et de l’air pour oxygéner les danseurs qui se révèlent en véritables athlètes. C’est une chorégraphie, un  spectacle, une exhibition des corps, des chevilles, des jarrets, des chutes de rein et des cambrures. Il se danse également  avec le regard et un port de tête, surtout un port de tête, disent certains qui ne savent plus où donner de la tête et du regard eux-mêmes. Il est la sensualité à l’état pur. Honni soit qui mal y pense.

Dans les hauts lieux du plaisir dansant, il arrive parfois que le disc jockey  ou l’orchestre enchaînent à une vitesse soutenue et  sans annonces un tango, une valse lente, un paso doble, un slow, une rumba, un cha cha cha, une salsa, un embryon de valse viennoise, un fox trott, un charleston, une samba puis la même chose en désordre, à l’endroit et à l’envers, en terminant sur un rock de préférence acrobatique pour ceux qui en ont encore le souffle et la force. Les danseurs sur la piste doivent enchaîner toutes ces figures en rythme et au rythme sans désemparer, sans auréoles de sueur sous les aisselles et en gardant un frais sourire. Les couples se forment et se défont, se décomposent et ne se retrouvent pas forcément, au gré des chorégraphies, la prestation se terminent obligatoirement comme elle a commencé, par une courbette et une légère révérence, puis une chevaleresque reconduite à la place assise. Honni soit qui mal y danse.

« Au fait, que faites-vous samedi soir » ai-je failli vous demander, emporté par mon élan ?

KF