La ZAD est un modèle

Paroles de Naomi Klein

Alors qu’Édouard Philippe dit vouloir évacuer la ZAD « avec une immense détermination tranquille », la journaliste et activiste canadienne prend la défense de la zone et de « sa vision essentielle de la politique » : il ne suffit pas de dire non aux injustices, il faut aussi faire advenir le monde que l’on veut défendre.

Les services de la Direction départementale des territoires et de la mer ont jusqu’au soir du 23 avril pour expertiser les 28 projets nominatifs agricoles déposés vendredi dernier par les habitant·e·s de la ZAD, ainsi que la dizaine d’autres projets liés à des activités artisanales et culturelles. La préfète de Loire-Atlantique, Nicole Klein, considère que le dépôt de ces documents marque « une ouverture, une possibilité » et témoigne d’« avancées concrètes » et d’« une prise de conscience positive ». Pour autant, le devenir de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes est toujours incertain. Jeudi, au Sénat, Édouard Philippe a déclaré vouloir mener jusqu’au bout l’évacuation de la zone « avec une immense détermination tranquille ».

C’est dans ce contexte que nous avons recueilli les propos de la journaliste et activiste canadienne Naomi Klein, auteure en 2017 de Dire non ne suffit plus, un essai réflexif sur le pouvoir de Donald Trump et la façon de s’y opposer.

Que pensez-vous de l’expulsion et de la démolition d’une partie de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes ?

Naomi Klein : Les images des attaques féroces de la police contre la ZAD sont très choquantes et tellement révélatrices : le système n’aime pas qu’on lui dise non. Il aime encore moins qu’on construise une alternative radicale. Des personnes sont venues vivre sur la ZAD pour empêcher une infrastructure néfaste pour le climat. La ZAD représente une vision essentielle de la politique : il ne suffit pas de dire non aux injustices et à la destruction du monde par le profit et les pollutions. Il faut faire advenir le monde que l’on veut défendre. Ces encoches où des gens se retrouvent pour construire un bel avenir sont importantes. En ce sens, la ZAD est un modèle. Elle est née du mouvement d’opposition à un aéroport mais elle est devenue bien autre chose. Elle est devenue un « oui » : un lieu collectif de vies et d’inventions, avec des projets agricoles, d’artisanat, une bibliothèque.

Dire non ne suffit plus, c’était le titre de mon dernier livre sur Donald Trump. En 2008, quand a éclaté la crise financière, l’imagination utopique en était réduite à un stade très atrophié. Les générations qui avaient grandi sous le régime néolibéral avaient beaucoup de mal à imaginer autre chose que le système qu’ils avaient toujours connu.

Nous devons raconter une histoire qui tranche avec celle des néolibéraux, des militaristes et des nationalistes. Développer une vision du monde suffisamment forte et entraînante pour concurrencer leur storytelling. Je suis convaincue que ce récit ne peut naître que de processus sincèrement collaboratifs. Ce travail sur l’imaginaire me semble de plus en plus crucial et urgent.

Les gouvernements néolibéraux ont peur de celles et ceux qui disent « oui » contre lui. Au Canada, les luttes contre les grands projets d’aménagement sont très majoritairement menées par les peuples autochtones. Au cœur de leurs combats, il y a la volonté acharnée de protéger la gestion collective de leurs terres, qui est le fruit de leur histoire. Les structures communautaires des terres autochtones sont violemment attaquées par les intérêts des industriels qui veulent construire des oléoducs et des infrastructures liées aux énergies fossiles. Cette histoire est bien sûr bien plus ancienne que celle de la ZAD. Mais on voit bien que ces luttes pour les terres contre les projets et pour des vies alternatives sur des terres collectives existent dans le monde entier.

Vous avez récemment publié (dans The Intercept) une enquête sur une loi votée à la Barbuda après le passage de l’ouragan Irma qui affaiblit la propriété communale des terres. Peut-on tracer un lien avec la bataille actuelle autour de la ZAD entre projets individuels et collectifs ?

En début d’année, un amendement a été voté à Barbuda. Il menace l’existence des terres communales, une tradition qui remonte à l’abolition de l’esclavage en 1834, et qui a permis qu’un développement durable de Barbuda existe, contrairement à ce qui s’est passé dans le reste des Caraïbes.

Jusqu’ici, les terres de Barbuda étaient sous un régime de propriété collective : elles ne pouvaient pas être achetées ou vendues. Les promoteurs pouvaient les louer sur de très longues durées avec des baux de 50 ans, et ils avaient besoin de l’accord de la majorité des habitant·e·s pour développer leurs projets. C’est un exemple rare de planification économique participative et de redistribution heureuse des terres aux anciens esclaves et à leurs descendant·e·s. Mais cette loi était combattue par les investisseurs internationaux et les riches habitants. Leur dernière offensive contre cette loi a repris quelques jours après le ravage de l’île par l’ouragan Irma. 90 % des bâtiments ont été détruits et tous les résidents évacués vers Antigua. C’est un nouvel exemple de cette « shock doctrine », cette théorie du choc, que je documente depuis plusieurs années. Aujourd’hui, des habitant·e·s se mobilisent pour préserver ces terres communales.

A-t-on besoin de terres collectives en situation de dérèglements climatiques ?

C’est une question difficile parce que les liens entre ces sujets sont complexes. Je pense qu’on ne peut agir contre les changements du climat que par l’action collective qui seule peut contrer les comportements de multinationales comme ExxonMobil et Goldman Sachs. Agir pour le climat demande des investissements de la part de la sphère publique : dans de nouveaux réseaux énergétiques, les transports publics, l’efficacité énergétique, à un niveau inégalé depuis la Seconde Guerre mondiale. Pour cela, il faut plus d’impôts, donner la priorité aux industries vertes locales et aux activités relocalisées. Saper les bases du néolibéralisme et du conservatisme actuel.

Je ne crois pas que protéger les communs soit une garantie en soi que vous aurez une soutenabilité environnementale. Mais ne pas le faire garantit que vous n’en aurez pas. Ce qui est protégé, ce sont les outils, les mécanismes de la transformation. Plus les décisions se prennent de manière centralisée et privatisée, plus vous pouvez prendre des décisions qui déstabilisent le climat. Si l’on regarde l’ouverture de la possibilité des privatisations dans le rail en France, il y a un lien avec le climat. Bénéficier de transports en commun publics ne veut pas forcément dire que vos modes de transport seront soutenables. Mais si vous perdez le rapport de force que permettent les communs, il est certain que ce ne sera pas le cas.

Les images de l’évacuation de la ZAD ont-elles été montrées au Canada ?

Le New York Times a étonnamment beaucoup couvert le sujet. C’est difficile de se battre pour obtenir de la visibilité. J’ai publié plusieurs tweets au sujet de l’expulsion de la ZAD. Ça se passait en même temps que Donald Trump bombardait la Syrie. Pourquoi tweeter sur ces paysan·ne·s en France qui ont fait le choix de vivre là alors qu’au même moment des missiles sont tirés contre des Syriens ? Parce que ces encoches où des gens prouvent tous les jours qu’on peut vivre différemment, qu’il est possible d’extirper un autre modèle économique, social et politique, sont si précieuses. C’est la raison pour laquelle ces images ont fait le tour du monde et ont déclenché des signes de solidarité partout.

C’est le pouvoir de l’exemple. Ça a toujours existé. Voir la force brutale d’une police militarisée face à des milliers de personnes et des gens qui veulent juste qu’on les laisse tranquilles pour vivre leur vie dans la beauté, de façon soutenable, ça résonne pour les gens.

Des gens m’ont remerciée de les avoir alertés sur ce qui se passait à la ZAD. D’autres étaient troublés, car ils sont séduits par le discours de Macron. Si Macron perd ses soutiens, c’est important de se demander à qui cela profitera. Du fait de l’histoire contestataire en France, c’est excitant si cela nourrit l’essor d’une nouvelle gauche en France, autour des étudiant·e·s, des syndicats, des zadistes.

Mais en l’absence d’une force politique organisée à gauche, les fascistes pourraient profiter des trahisons imprudentes de Macron. Cette histoire n’est pas encore écrite. Mais si cela se produit, il en sera le responsable. Pas les gens qui lui résistent, qui sont des héros. Mais Macron ouvre la voie aux fascistes par sa politique. Et faire ça, après les résultats incroyablement inquiétants de la dernière présidentielle française, c’est le comble de l’imprudence.

mediapart