Comment remplacer l’humain ?

Ou l’effet « prothèse » !

Le processus d’automatisation, qui vise notamment à substituer la présence et les capacités humaines par des logiciels bourrés d’algorithmes, a pour conséquence une régression mentale et physiologique des hommes dans leurs activités professionnelles et, d’une manière générale, dans leur existence personnelle. Des questions se posent inévitablement, dont une de nature politique et morale : quelle place est alors laissée à l’avenir de l’humanité dans un tel système, qui lui-même a été inventé par l’homme, en particulier celui de l’Occident ? Et pourquoi donc ce destin funeste, dont on ne sait où tout cela va le mener ?

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Compte-rendu de lecture de l’ouvrage de Nicholas Carr, Remplacer l’humain. Critique de l’automatisation de la société (Editions L’Échappée, 2017).

TRADUIT tout récemment, le livre de l’auteur américain Nicholas Carr, Remplacer l’humain. Critique de l’automatisation de la société, arrive à un moment où la numérisation et sa propagande sont en passe d’envahir les moindres secteurs de notre société.

Un processus en cours qui nous est imposé au nom des gains d’efficacité pour nos organisations et de confort pour les consommateurs, tout en laissant une nouvelle catégorie d’exclus sur le bord de la route. 1

C’est sans doute pour cela qu’il n’en sera pas dit un mot dans nos grands médias !

Pourtant, ce livre, facile à lire mais très savant en raison des références bibliographiques abondantes dont il est riche, présente d’autant plus d’intérêt qu’il est d’une actualité évidente, surtout dans la mesure où on peut facilement extrapoler ses analyses pour les années à venir, à moins que survienne un effondrement global de nos sociétés.

Il faut d’abord insister sur les qualités intellectuelles de cet ouvrage, qui arrive à illustrer sa thèse authentiquement humaniste avec des tas d’exemples fournis par les domaines de l’aviation, de l’automobile et des réalités médicales et qui nous expliquent ce qui est aujourd’hui en train de se passer à toute vitesse, sans que nous puissions formuler une quelconque objection de conscience.

Autrement dit, sans exagérer, nous assistons aujourd’hui à un processus historique de nature totalitaire 2 visant à rendre les formes de pouvoir incompréhensibles et à imposer à tous une servitude consentie au profit d’une oligarchie toute puissante.

L’idée directrice, qui fait tout l’intérêt de ce livre, consiste à nous faire comprendre que le processus en question, visant à substituer la présence et les capacités humaines par des logiciels bourrés d’algorithmes, a pour conséquence une régression mentale et physiologique des hommes dans leurs activités professionnelles et, d’une manière générale, dans leur existence personnelle, l’intervention de ces derniers devenant inutile ou étant considérée, par les concepteurs de ces systèmes, comme des causes de dysfonctions.

L’auteur parle à ce titre de « mythe de la substitution », laissant entendre que les automates les plus perfectionnés pourront rivaliser avec la complexité des qualités humaines capables de faire face à des situations inédites.

Autrement dit, par delà l’emprise actuelle du numérique 3, on ne fait aujourd’hui qu’assister à une généralisation des conséquences humaines engendrées très tôt par l’industrialisation galopante depuis le XIXème siècle, identifiée par les observateurs les plus lucides, une « grande mue » reposant sur une conception réductrice et handicapante de l’esprit humain.

Et Nicholas Carr de citer l’exemple saisissant des communautés Inuits de chasseurs capables de se repérer dans l’immensité de la banquise sans recours au GPS, qui inévitablement leur fera perdre cette capacité.

Il s’agit là du fameux « effet prothèse », nous rendant à la fois assistés, pour être plus efficaces, mais aussi forcément handicapés dans nos activités quotidiennes 4 en raison de notre perte d’autonomie.

Sans compter l’absence de conscience morale qui, pour l’instant, caractérise la fameuse « intelligence artificielle » 5 qui, tout le monde en conviendra, n’est pas non plus celle du cœur !

Cet excellent ouvrage, qui rend hommage à l’intelligence humaine capable de critiquer ce que notre société veut imposer à chacun de nous, se termine par une célébration du travail humain fondé sur des outils manuels qui ont la vertu de prolonger la main de l’homme sans pour autant lui échapper. 6

Et l’auteur de se référer à un poème du dénommé Robert Frost consacré au plaisir du travail avec la faux dont le feulement est autrement suggestif que le bruit de la débroussailleuse.

Reste pourtant une critique à faire à Nicholas Carr. Sa réflexion sur le processus en cours de dépossession de l’homme par ses œuvres ne va pas au-delà d’un constat, même si elle implique obligatoirement d’y aller.

Des questions se posent inévitablement, dont une de nature politique et morale : quelle place est alors laissée à l’avenir de l’humanité dans un tel système, qui lui-même a été inventé par l’homme, en particulier celui de l’Occident ? Et pourquoi donc ce destin funeste, dont on ne sait où tout cela va le mener ?

A ce dernier titre, on peut noter une carence notable dans le raisonnement critique de l’auteur, à savoir que rien n’est dit sur l’impact écologique de la diffusion mondiale des automates par l’industrie numérique. 7

Rien n’est dit sur la raréfaction des ressources en eau et des métaux rares à l’échelle mondiale qui sont indispensables à la pérennité de cette industrie, comme l’ont montré des ouvrages récents. 8

Le fameux Anthropocène 9  signifierait alors la dégénérescence de l’humanité et finalement son élimination terrestre !

Moins important, mais un regret également, concernant les références bibliographiques qui sont purement anglo-saxonnes, à l’exception de l’inévitable Bruno Latour, dont la réputation va au-delà de notre Hexagone. Il existe pourtant tout un courant culturel européen critique de la modernité qui mériterait d’être connu de notre auteur.

En tous les cas, la lecture de ce livre me paraît aujourd’hui plus indispensable que jamais afin de contribuer à l’éveil tardif de la conscience humaine !

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Simon Charbonneau ; sciences-critiques.fr

Notes

  1. NDLR : Lire notre « Grand Entretien » avec Paul Jorion : « Se débarrasser du capitalisme est une question de survie », 8 octobre 2016. /
  2. NDLR : Lire le texte de Hannah Arendt, Penser ce que nous faisons, 25 mars 2017. /
  3. NDLR : Lire la tribune libre de Philippe Godard, La technologie est une politique, 4 septembre 2017. /
  4. − Simon Charbonneau, Le prix de la démesure. Retrouver une société humaine, Editions Libre et Solidaire, 2015, p.110 et suivantes. /
  5. NDLR : Lire notre article : Intelligence artificielle : la science rongée par le mythe, 8 avril 2015. /
  6. NDLR : Lire la tribune libre d’Alain Gras, Qu’est-ce que le progrès technique ?, 26 août 2015. /
  7. NDLR : Lire notre article : La technologisation de la vie : du mythe à la réalité, 1er mars 2018. /
  8. − Philippe Bihouix, L’Âge des low tech. Vers une civilisation techniquement soutenable, Seuil, 2014, et Guillaume Pitron, La guerre des métaux rares. La face cachée de la transition énergétique et numérique, Les Liens qui libèrent, 2018. /
  9. NDLR : Lire l’article de Stéphane Foucart, Allons-nous vraiment entrer dans l’Anthropocène ?, 25 mars 2016. /