Sur les difficultés d’arrêter le nucléaire

Une contribution dans mediapart 

Nouvelle tribune libre dans le cadre de l’appel Demain il sera trop tard, après la dette, la publicité et l’obsolescence programmée, nous proposons un texte sur le nucléaire de Jean-Luc Pasquinet, coauteur, avec Pierre Lucot, du livre Nucléaire arrêt immédiat. Les débats sont ouverts.

 Dans une société ayant fait l’expérience du totalitarisme et où domine l’atome il est très difficile d’envisager l’avenir avec sérénité. En ce qui concerne le nucléaire on imagine qu’il sera plus facile d’arrêter le nucléaire « civil » que le militaire, et son arrêt est souvent vu comme plus « facile » que celui pour l’abandon de l’arme atomique. Cependant quand il s’agit d’aborder l’arrêt de la production électronucléaire, le mouvement antinucléaire reste dominé par beaucoup de préjugés, et manque souvent de jugement. Il a notamment tendance à oubier que même si ses conséquences catastrophiques sont immenses, le nucléaire « civil » est négligeable dans la consommation d’énergie dans le monde et par conséquent que l’enjeu de savoir par quoi le remplacer est secondaire, mais que la seule alternative c’est de l’arrêter, et le plus vite possible afin de supprimer une cause de catastrophe dans la longue liste des legs de la société industrielle.

Comme vous le savez le mouvement antinucléaire est dominé par la stratégie dite de « sortie progressive » du nucléaire, largement développée par le Réseau Sortir du Nucléaire et abondamment reprise par tous les médias. Elle consiste à proposer une sortie dans un délai plutôt long et de plus en plus flou, en s’appuyant sur une technique : le renouvelable, sous différentes formes comme le solaire et l’éolien principalement. Or, il existe beaucoup d’oppositions à l’installation d’éoliennes, par exemple. En 15 ou 20 ans on n’a pas réussi à en installer plus de 6500 (et moins de 4 % de la production électrique), à ce rythme il faudrait plus d’une centaine d’années pour installer les 70 000 à 100 000 nécessaires pour remplacer le nucléaire en France, et encore je n’aborde pas la question du stockage de l’électricité, très complexe, pas encore fiable, ni reproductible et surtout chère, ni celle du recours à des métaux rares et concentrés dans peu de pays comme la RP de Chine pour construire des éoliennes.

Pourquoi est-ce si difficile ? Pour répondre à cette question il faut rappeler que la construction d’éoliennes en France doit faire face à diverses oppositions, notamment de la Défense Nationale qui interditsait presque 51 % % du territoire à l’installation de ces moulins à vent modernes en 2016 et à terme ce chiffre pourrait monter à 86%, à cause des radars (voir Le Monde du 1/12/2017 : « le gouvernement veut lever les obstacles à l’essor des éoliennes » N. Wakim ou Le Monde du 14/10/2017 : « les éoliennes dans les radars de l’armée française » S. Mandard).

D’autre part, les opposants sont légions dans la population, « aujourd’hui 53 % des projets éoliens (soit 235) font l’objet d’un recours en justice » (Le Monde 14/10/2017)

Résultat : alors que la France possède le deuxième gisement éolien européen après le Royaume-Uni, il a du mal a décoler.

A l’opposé des tenants de la sortie progressive on trouve les tenants de l’arrêt immédiat, proposition toujours censurée dans les médias, sans doute parce qu’elle est crédible dans une époque dominée par le renversement entre le vrai et le faux. Ce scénario consiste à sortir le plus vite possible du nucléaire en étant pragmatique, c’est à dire en s’appuyant sur ce qu’on trouvera au moment de la décision d’arrêt : fossile, renouvelable, sobriété, efficacité. L’enjeu c’est d’arrêter immédiatement la folie nucléaire une fois qu’on a reconnu sa dangerosité et de ne pas la tolérer, d’une façon ou d’une autre. Bref pour les tenants de l’arrêt immédiat, la seule alternative au nucléaire c’est son arrêt, peu importe les moyens étant donné qu’il est dangereux et qu’il ne compte que pour 2,5 % de la consommation d’énergie finale dans le monde.

Mais étant donné qu’on a fermé quasiment toutes les centrales au charbon et qu’il est si difficile de déployer des éoliennes en France que reste-t’il pour l’arrêter ?

On sait que nos centrales au gaz ne fonctionnent quasiment pas dans l’année (elles ne sont utilisées que pour assurer la pointe en janvier ou en février) il suffirait de porter leur taux d’utilisation au maximum pour arrêter immédiatement une bonne partie du nucléaire en France. Aujourd’hui, on est obligé d’y rajouter les importations et l’effacement de puissance dans l’industrie pour arrêter immédiatement le reste du nucléaire, en plus du renouvelable en place bien entendu.

Vous allez me dire et les gaz à effet de serre ? Quand je vous aurai rappelé que le nucléaire c’est 2,5 % de la consommation finale d’énergie dans le monde, que la consommation d’électricité c’est 23 % de la consommation totale d’énergie en France, vous comprendrez vite que si on remplaçait tout le nucléaire dans le monde par du fossile, nous n’émettrerions guère plus de gaz à effet de serre qu’aujourd’hui. L’intérêt de ce scénario c’est justement d’attirer l’attention sur les réelles causes des gaz à effet de serre. Elles se trouvent dans les 77 % de consommation d’énergie, dans le pétrole et son monde : les automobiles, les avions, l’agriculture productiviste notamment, etc… pas essentiellement dans la production d’électricité ; mais il est tellement plus facile de fermer des centrales au charbon et de ne pas toucher à l’essentiel, à la cause même des gaz à effet de serre ! Et pourtant, c’est ce que fait la France, car « l’essentiel » c’est notre mode de vie, c’est la religion de la croissance, c’est cette culture pétroléo-centrée pour assurer la mondialisaton et la mobilité.

Allez vous me rétorquer que l’on pourrait aussi se contenter du renouvelable existant et réduire notre consommation d’électricité par six ou sept ? Pourquoi pas, si vous estimez que ça pourrait se faire avec un soutien de la majorité de la population c’est aussi une autre proposition tout à fait acceptable sur le plan théorique, mais est-elle réaliste ?

Aujourd’hui il n’existe aucun pays industrialisé qui ne soit sorti du nucléaire sans passer par la « case fossile », notamment l’Italie et l’Allemagne, or dans ces pays les antinucléaires ne réclament pas qu’on retarde l’arrêt ou qu’on revienne au nucléaire sous prétexte qu’on aurait trop de production d’électricité fossile. Alors pourquoi en France les écologistes diabolisent-ils autant l’électricité d’origine fossile au risque de rendre l’arrêt du nucléaire impossible ?

Pour l’instant les autres pays industrialisés ont été plus prudents que nous, ils ont privilégié le fossile quand nous priviliégions le nucléaire et aujourd’hui le choix est plus clair pour eux, par contre la question qui se pose aujourd’hui c’est de savoir si les pays industrialisés qui ont choisi de se passer du nucléaire comme l’ Italie (50 % d’électricité fossile), les Allemands (60 % d’électricité fossile, et sans doute 50 % en 2022 quand ils auront arrêté tout le nucléaire), vont ensuite réduire les causes des émissions de gaz à effet de serre en choisissant la décroissance ? Telle est la question.

C’est  aussi une occasion pour s’apercevoir que la sortie de la société industrielle est plus complexe qu’on ne le croit, c’est un peu comme un jeu du mikado, on n’enlève pas les baguettes n’importe comment, il existe un ordre à respecter, sinon on perd…

Jean-Luc Pasquinet, Décroissance idf