La violence est-elle politique ?

Sur le site de lmsi.net ; en trois parties

Partie 1 : Critique de la règle de la non-violence comme stratégie politique.

Partie 2 : L’apport de Peter Gelderloos

Partie 3 : Why She Doesn’t Give a Fuck About Your Insurrection.

 

Partie 1

Comme les réactions aux interventions des Black Blocs à la manifestation du 1er mai à Paris l’ont montré, la violence militante semble susciter – presqu’autant que la violence d’Etat, y compris dans les rangs militants – une réprobation généralisée. Cette réprobation va-t-elle de soi ? Dans la préface au livre de Peter Gelderloos récemment paru en français Comment la non violence protège l’Etat : Essai sur l’inefficacité des mouvements sociaux, Francis Dupuis-Deri (auteur du livre Les Black Blocs : quand la liberté et l’égalité se manifestent, éditions Lux) interroge cette évidence. Il revient sur les critiques d’autoritarisme, de virilisme et de sexisme qui sont adressées aux groupes comme les Black Blocs, et rappelle les apports d’une tradition nord-américaine bien différente des postures insurrectionalistes que l’on peut connaître en France. Loin de ce qui peut vite se résumer, justement, à des postures, l’auteur de la préface se réfère à des mouvements et des courants de pensée prônant le non dogmatisme et la reconnaissance de la diversité des tactiques.

Considérant l’histoire de l’État au XXe siècle, comment expliquer la sensiblerie éthique et politique de militantes et militants au sujet de la question de la « violence » ? L’État est le système le plus meurtrier de l’histoire humaine, avec ses guerres et ses génocides, sans parler de la militarisation de sa police, de l’emprisonnement de masse, du blocage des frontières qui provoquent par milliers la mort de personnes migrantes et de ses choix entraînant la destruction de la planète.

Le type de régime politique n’est pas ici en cause : c’est un président d’une république qui a lancé des bombes atomiques sur des villes, ce sont des républiques qui ont mené des guerres meurtrières contre des peuples colonisés qui rêvaient d’indépendance. L’État libéral-républicain a même fusillé des soldats qui refusaient de se battre à sa gloire, comme les pires dictatures. L’État distribue des médailles et il érige des monuments pour célébrer la violence d’assassins en uniforme, connus ou inconnus.

Pendant ce temps, des militantes et militants s’entredéchirent au sujet de la violence qui marquerait les luttes sociales et populaires. Leur sensiblerie éthique est à ce point exacerbée qu’une simple pince à découper une clôture métallique est associée à la violence. Oui, oui : une pince ! Une telle arme, ou plutôt ce simple outil, a provoqué de profonds clivages lors de la mobilisation contre la construction d’une centrale nucléaire à Seabrook, près de Boston, dans les années 1970.

Considérant l’obsession « sécuritaire » de l’État contemporain, il n’est pas étonnant que l’écrivain Erri De Luca ait été accusé d’« incitation au sabotage » pour avoir encouragé l’utilisation d’une pince dans la campagne No-TAV contre la construction d’une ligne de train à haute vitesse (Lyon-Turin, NdE). Il avait en effet déclaré en entrevue que « la TAV doit être sabotée. Voilà pourquoi les cisailles étaient utiles : elles servent à couper les grillages. Pas question de terrorisme […] elles sont nécessaires pour faire comprendre que la TAV est une entreprise nuisible et inutile ». Il sera finalement relaxé. En France, une bande d’« anarcho-autonomes », disait-on, a été accusée de « terrorisme » pour avoir (peut-être) planifié d’arrêter un train avec une caténaire, une forme d’action reprise depuis des décennies par le mouvement antinucléaire allemand. Que l’État libéral-républicain français, fondé par une révolution, la « Terreur » et la guerre, s’amuse à voir du « terrorisme » partout, pourquoi pas ?

Mais pourquoi des camarades se laissent entraîner dans de vains débats au sujet de la « violence » militante ? Dans les années 1970, ce débat opposait les Soft Clams (palourdes douces) aux Hard Clams (palourdes dures) de la Clamshell Alliance (Alliance des palourdes) qui militait contre la construction d’une centrale nucléaire. Dans le milieu des Autonomen des années 1980 à Berlin Ouest, ce débat opposait les hippies ou « Müslis » (en référence aux céréales) aux punks ou « Mollis » (en référence aux cocktails Molotov). Dans les années 1990 en Grande-Bretagne, ce débat opposait les Fluffies (duveteux) aux Spikies (piquants) dans le mouvement écologiste qui organisait, entre autres choses, des blocages de route, des occupations d’arbres et des street parties anticapitalistes À l’époque déjà, le magazine anglais POD précisait que « tout ce débat Fluffy contre Spiky est perçu par la plupart des activistes comme beaucoup de bruit pour rien ».

Les mobilisations altermondialistes, en particulier la célèbre Bataille de Seattle en novembre 1999, offriront l’occasion de reprendre à nouveau ce débat. Le Direct Action Network (DAN – ou Réseau d’action directe) avait convenu de pratiquer la désobéissance civile non violente pour empêcher l’ouverture du sommet de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), le 30 novembre. Le même matin, un Black Bloc a lancé des frappes contre des vitrines de commerces symbolisant le capitalisme mondialisé. Cette action a débuté à quelques kilomètres de distance et plusieurs heures après celle du DAN, ce qui n’a pas empêché des adeptes de la non-violence de critiquer publiquement le Black Bloc.

Des membres anonymes du collectif ACME ont diffusé peu après le Communiqué du Black Bloc du 30 novembre, y déclarant : « Nous prétendons que la destruction de la propriété n’est pas une action violente à moins qu’elle ne détruise des vies ou provoque des souffrances. […] Quand nous brisons une vitrine, notre but est de détruire le mince vernis de légitimité dont se parent les droits de la propriété privée. […] Après le 30 novembre, beaucoup de gens ne regarderont plus jamais la vitrine d’un magasin ou un marteau de la même façon. » Le communiqué déplorait par ailleurs « la présence et l’entêtement de la “police de la paix” [peace police] […]. À pas moins de six occasions, de soi-disant militants “non violents” ont attaqué des individus qui s’en prenaient à la propriété des entreprises multinationales. Quelques-uns de ces militants soi-disant non violents allèrent même jusqu’à se tenir devant le supermarché Nike Town pour le protéger contre le Black Bloc qu’ils repoussèrent. »

Peter Gelderloos a discuté de ces « paciflics » qui ont plus de respect pour les policiers et la propriété privée ou publique, que pour les autres manifestantes et manifestants. De plus, ces « paciflics » agissent de manière autoritaire, puisqu’il s’agit de forcer d’autres manifestantes et manifestants à agir, ou non, comme ces « paciflics » le désirent, sans respect pour l’autonomie individuelle et collective et pour le principe de la diversité des tactiques.

 Voilà d’ailleurs où Peter Gelderloos entre en scène, avec son livre How Nonviolence Protects the State, dont la première édition a été lancée en 2005 aux États-Unis. Il avait décidé de l’écrire suite à sa participation à une table ronde lors de la Conférence anarchiste d’Amérique du Nord en 2004. Il connaissait bien le milieu militant auquel il s’adressait, puisqu’il a évolué dans les réseaux de médias indépendants, de lutte contre la police et la guerre. Il a même participé aux actions non violentes de désobéissance civile contre l’École des Amériques (SOA), célèbre pour avoir formé des militaires et des paramilitaires des pires dictatures latino-américaines. Il considérait à l’époque que la désobéissance civile et même l’emprisonnement d’adeptes de la non-violence permettaient de dévoiler la nature autoritaire de l’État soi-disant « démocratique ».

Il a été condamné à six mois de prison, suite à cette mobilisation. Il en est ressorti convaincu que trop d’adeptes de la non-violence tiraient un sentiment de supériorité morale de leur condamnation dogmatique de la « violence », alors que leur objectif n’était souvent que de pratiquer du lobbying réformiste tout en se prétendant solidaires de peuples que des États massacraient.

La réflexion de Peter Gelderloos n’est évidemment pas nouvelle aux États-Unis, un pays trop souvent frappé d’amnésie quant à la violence qui a marqué son histoire politique, non seulement l’usage d’une force meurtrière par l’armée, la police, les gardes privés et les milices suprémacistes blanches, mais aussi la violence – occupations, grèves, sabotages, bagarres, émeutes, insurrections, attentats – de son mouvement ouvrier, ou encore des mouvements Red Power et Black Power, et même de l’écologisme radical (qualifié de « terrorisme intérieur » par le FBI).

Du côté du marxisme libertaire, le professeur de l’Université Berkeley Herbert Marcuse a discuté en 1968 du « droit de résistance », selon lui un des enjeux les plus anciens de la civilisation occidentale. Il évoquait aussi un droit fondamental supérieur au « droit positif » de l’État, qu’il soit monarchique ou républicain :

« [l]a violence a ainsi deux formes très différentes : la violence institutionnalisée de l’ordre dominant et la violence de la résistance, nécessairement vouée à rester illégale en face du droit positif. Il est absurde de parler de légalité de la résistance. Aucun système social, même le plus libéral [progressiste], ne peut légaliser (constitutionnellement ou autrement), une violence qui vise à le renverser. Ces deux formes remplissent donc des fonctions opposées. Il y a une violence de l’oppression et une violence de la libération ; il y a une violence de la défense de la vie et une violence de l’agression. »

Pour sa part, l’historien Howard Zinn, auteur du livre Une Histoire populaire des Etats-Unis, a lancé la même année un court ouvrage au sujet de la désobéissance civile. Il y avançait qu’il y a d’autres valeurs et principes parfois plus importants que la paix et la non-violence, en particulier pour les subalternes d’une société inégalitaire. Selon lui, la violence devrait toujours être clairement définie lorsqu’on débat à son sujet et sa légitimité doit être évaluée en considérant son degré, sa cible et l’importance des enjeux.

Il rappelait surtout que l’histoire des luttes populaires permet de démontrer que le recours à la force peut parfois être efficace. Il concluait en précisant que « [c]haque situation dans le monde est unique et requiert donc une combinaison unique de tactiques. J’insiste pour rappeler que cette question est si large et si complexe qu’il serait insensé d’écarter d’emblée la violence du registre de toutes les tactiques envisageables au-delà de la stricte non-violence. » Suite à des dizaines d’émeutes dans des quartiers afro-américains, même Martin Luther King déclarait à l’époque qu’« une émeute est le langage des sans-voix » qui exprime leur douleur et leur colère, et qu’il importe de toujours critiquer le contexte de violence structurelle dans lequel ces émeutes surviennent.

Or la montée de l’altermondialisme vers 2000 a provoqué de nouveaux débats au sujet de la violence politique. Des voix s’élevaient aux États-Unis et ailleurs pour déplorer que ce mouvement soit contrôlé par des hommes blancs, y compris le DAN. Le recours à la violence par le Black Bloc était pour sa part présenté comme relevant d’un privilège d’hommes blancs. En participant à un Black Bloc, en effet, les hommes blancs prétendent prouver la radicalité de leur engagement politique et ils expriment leur virilité, sans hésiter à dénigrer par ailleurs des actions moins musclées, donc supposément moins radicales (cette attitude qui amalgame violence, radicalisme et virilité a été qualifiée de manarchism – ou « anarchomachisme » – lors d’un débat entre anarchistes de Boston, en 2004). Enfin, disait-on, l’homme blanc peut prendre le risque d’affronter la police sans craindre autant de répercussions que l’homme noir ou latino-américain ou que le sans-papier. En bref, selon cette critique, la violence politique serait à la fois sexiste et raciste.