Histoire populaire de la France

En 1980, l’universitaire Howard Zinn publiait une « Histoire populaire des États-Unis » afin de redonner la parole à ceux qui en avaient été privés — les femmes, les Amérindiens, les esclaves…

Trois décennies plus tard, Gérard Noiriel s’est lancé dans un projet comparable au sujet de la France. De la guerre de Cent Ans à nos jours, son ouvrage décortique les relations de pouvoir au sein de la société.

Extrait du livre qui paraitra le 19 septembre aux éditions agone

Époque moderne

Paris comptait, au XVIIIe siècle, près de cinq cents établissements scolaires : chantreries, écoles paroissiales, pensions, fréquentées par la quasi-totalité des garçons des familles domiciliées et par une forte proportion de filles. L’enseignement secondaire connut lui aussi un fort développement grâce à la multiplication des collèges tenus par des ordres religieux, surtout les jésuites. Des établissements tournés vers l’enseignement technique virent également le jour, comme l’école de dessin pour les apprentis de la manufacture des Gobelins, créée en 1737, et, à un niveau plus élevé, l’École des ponts et chaussées, inaugurée dix ans plus tard pour former les techniciens et les ingénieurs.

Des espions pour mesurer l’état de l’opinion

L’étude des inventaires après décès a confirmé ces progrès de l’instruction dans les classes populaires de la capitale. La proportion des défunts possédant des ouvrages s’accrut fortement au cours du XVIIIe siècle, surtout dans le milieu des artisans-commerçants, mais aussi chez les domestiques. La quantité de livres fabriqués dans les imprimeries du royaume quadrupla au cours de la même période. Les journaux et les revues se multiplièrent, leur parution devint plus régulière, le nombre des abonnés ne cessa d’augmenter. Les cabinets de lecture, au service de ceux qui n’avaient pas les moyens d’acheter des livres, poussèrent comme des champignons dans toutes les grandes villes. Dans les campagnes, la diffusion des almanachs par les réseaux de colporteurs connut elle aussi une croissance exponentielle : plus de 1 700 titres ont été recensés pour la période 1700-1789. (…)

Comme l’a noté Roger Chartier, il est très difficile de mesurer avec précision l’impact qu’ont pu avoir les écrits des philosophes des Lumières dans la mise en mouvement des classes populaires. Même la petite avant-garde des artisans qui étaient capables de tenir la plume, Jacques-Louis Ménétra, par exemple, même ceux-là avouèrent dans leurs autobiographies qu’ils n’avaient jamais vraiment lu les livres de Voltaire ou de Jean-Jacques Rousseau. La diffusion des idées nouvelles se fit grâce à des intermédiaires qui vivaient quotidiennement au contact du petit peuple.

Étant donné le rôle essentiel que jouait encore la religion, il n’est pas surprenant que la pensée subversive se soit d’abord diffusée par ce canal. La révocation de l’édit de Nantes en 1685 et la répression de l’Église protestante ne mirent pas fin aux dissidences, même au sein de l’Église de France. Sous le règne de Louis XIV, le jansénisme, un courant hostile à la ligne officielle du Vatican, se développa dans une petite élite intellectuelle, dont l’un des principaux foyers était l’abbaye cistercienne de Port-Royal. Malgré la destruction de cette abbaye par Louis XIV et malgré la condamnation du mouvement par le pape, le jansénisme continua à se répandre. Alors que ses revendications étaient uniquement religieuses au départ, la répression poussa ses adeptes à politiser leurs écrits en défendant une sorte de république chrétienne rassemblant tous les fidèles contre le pouvoir des chefs. En 1728, le cardinal André Hercule de Fleury, premier ministre de fait du jeune Louis XV, lança une grande offensive contre les jansénistes. La répression fut particulièrement sévère à Paris, car la majorité des curés s’étaient ralliés à leur cause. Cependant, comme cela a souvent été le cas dans l’histoire, les victimes de ces persécutions devinrent des héros aux yeux du petit peuple. Un curé de la capitale, mort en 1727 dans la pauvreté sans avoir renié ses convictions, fut érigé en martyr. Sa tombe devint un haut lieu de pèlerinage et de ferveur mystique. Les jansénistes mirent à profit cet engouement populaire en fondant une gazette, Nouvelles ecclésiastiques, qui fut le premier journal à accorder une véritable place à la parole populaire : pour la première fois, l’homme du peuple fut détaché de la foule anonyme.

Outre les hommes d’Église, les agents de police exercèrent un rôle pionnier dans la familiarisation des classes populaires avec l’écrit. Au XVIIIe siècle furent mises en place des techniques d’identification fondées sur les « papiers », témoignant d’une rationalisation des services de surveillance. La création d’un corps d’inspecteurs chapeautant les commissaires fut complétée par la multiplication des espions, appelés « mouches », répartis dans tous les quartiers de la ville pour mesurer l’état de l’opinion.

L’étoffement de l’appareil policier placé directement sous la coupe du pouvoir central permit de faire converger une multitude d’informations concernant les comportements des habitants. Le flot et le flux des paroles populaires furent ainsi saisis par l’écriture, ce qui en changea profondément la nature. Des propos éphémères, disparates, nés dans l’espace privé, furent constitués en parole publique. La population parisienne dut s’adapter à cette proximité inédite et secrète des forces policières. Pour échapper à la censure, elle inventa des moyens nouveaux, comme les « nouvelles à la main », qui jouèrent un grand rôle dans la diffusion des propos critiquant le pouvoir. Ces petites informations données à l’état brut sur des feuilles volantes manuscrites, rédigées sous le manteau, concurrencèrent les journaux officiels. Elles donnaient des nouvelles de la cour, prétendaient révéler des secrets, répandaient des faits divers, fournissaient des informations sur les spectacles et les livres. Elles n’étaient pas destinées au petit peuple, mais elles s’appuyaient sur des informateurs souvent issus du peuple, notamment les domestiques des grandes maisons. Leur clientèle appartenait à l’élite de la société, car l’abonnement coûtait cher. Cependant, ces petites nouvelles s’immiscèrent progressivement dans les récits populaires, contribuant à propager des rumeurs, dans un invérifiable mouvement du vrai et du faux.

Les murs de la ville devinrent un autre terrain majeur des luttes qui opposaient les élites pour le contrôle de l’opinion populaire. Malgré la diffusion croissante des livres, des journaux et des almanachs, le petit peuple parisien prenait surtout connaissance des informations officielles grâce aux affiches royales, parlementaires, municipales ou ecclésiastiques. La critique de cette parole dominante s’exprimait également à travers les nombreux placards collés sur les murs de Paris. Presque toujours mal orthographiés, ces petits textes anonymes participaient de l’ironie populaire en dénonçant les faillites et les manquements du pouvoir souverain. Pour Arlette Farge, ce processus contestataire se développa de façon autonome à partir des années 1760, reliant les paroles, les écrits, les placards. À Paris, tous ces facteurs convergèrent pour enclencher un processus d’émancipation des classes populaires.

Période contemporaine

L’année 1881 peut être considérée comme le moment fondateur de ce qu’on appelle encore aujourd’hui le « problème de l’immigration ». Le 17 juin, les troupes françaises qui avaient pris le contrôle de la Tunisie au détriment de l’Italie défilèrent triomphalement dans la ville de Marseille. Mais, lorsque l’hymne national retentit, la foule entendit des sifflets qui provenaient de l’immeuble où était installé un club d’Italiens. Le bâtiment fut pris d’assaut, et des rixes entre ouvriers transalpins et français éclatèrent, qui durèrent jusqu’au 20 juin et firent trois morts. Le retentissement national de cette affaire dite des « Vêpres marseillaises » ne peut pas s’expliquer uniquement par cette bouffée de violence. Sous le Second Empire, un grand nombre de Piémontais avaient émigré à Marseille, et les échauffourées avec les autochtones étaient monnaie courante. Une rapide recherche dans les dossiers de la préfecture des Bouches-du-Rhône confirme ce point. Les rapports de police signalent une progression constante de la criminalité dès les années 1850. En 1857-1858, par exemple, les affrontements entre ouvriers locaux et transalpins firent plusieurs morts. Dans son rapport au gouvernement, le préfet se contenta pourtant de noter : « Tous ces crimes ont créé une grande sensation dans la population, mais désormais tout est calme. » La violence populaire était perçue à l’époque comme une caractéristique des « classes dangereuses ». Les élites ne se sentaient pas directement concernées ; c’est pourquoi la question n’était pas politisée et les différences de nationalité passaient inaperçues.

Lors du procès qui suivit les événements de juin 1881, il apparut que les émeutiers ayant agressé les Italiens étaient de jeunes nervis désœuvrés. Néanmoins, ce n’était plus leur appartenance sociale qui primait désormais, mais leur appartenance nationale. La citoyenneté républicaine, qui venait tout juste de s’imposer, reposait en effet sur un principe d’identité entre gouvernants et gouvernés, ce qui créait un point commun entre les élites et les classes populaires. La démocratisation de l’espace public avait aussi eu pour effet de multiplier le nombre des experts qui s’exprimaient dans des revues réservées aux élites. Le plus représentatif de cette époque fut incontestablement Paul Leroy-Beaulieu, professeur à l’École libre des sciences politiques et au Collège de France, où il avait pris la succession de Michel Chevalier. Chef de file des économistes libéraux, chaud partisan de la colonisation, Leroy-Beaulieu publia plusieurs articles sur l’affaire de Marseille pour dénoncer les immigrés italiens « plus prêts à insulter le patriotisme national qu’à partager ses aspirations ». Il affirma également dans la Revue politique et littéraire que les ouvriers marseillais avaient exigé « l’expulsion en masse de tous les Italiens employés sur les mêmes chantiers ».

Le ministre de l’intérieur demanda au préfet des Bouches-du-Rhône une enquête, dont les conclusions invalidèrent le diagnostic de l’expert. La ville de Marseille comptait déjà à cette époque soixante mille Italiens, soit 16 % de sa population. Cependant, les relations entre les deux communautés étaient bonnes dans l’ensemble. Au lendemain des affrontements des 17-20 juin, les syndicats avaient même appelé à la solidarité entre ouvriers français et italiens. (…)

Fin de la libre circulation pour les immigrés

Malgré ce démenti officiel, le verdict de l’expert s’imposa. Leroy-Beaulieu n’avait pas éprouvé le besoin d’aller sur place pour se livrer à une véritable enquête. Il lui suffisait d’exploiter les ressources nouvelles qu’offrait la « fait-diversion » de l’actualité pour transformer des individus réels en personnages typiques. Sous sa plume, les quelques dizaines d’ouvriers qui avaient participé à ces rixes furent transformés en représentants de leurs communautés nationales respectives. Et le fait que des Italiens aient sifflé l’hymne national devint le signe irréfutable qu’ils n’aimaient pas la France. L’affaire prit une tournure diplomatique, car les nationalistes italiens qui militaient pour une alliance avec l’Allemagne s’emparèrent eux aussi de ce fait divers sanglant pour accuser la France.

Bien que l’enquête du préfet ait invalidé l’idée d’un antagonisme entre les ouvriers des deux pays, le gouvernement craignit d’être accusé de laxisme, au cas où un fait divers de ce type se reproduirait. Pour prouver qu’il prenait au sérieux le « problème de l’immigration », le pouvoir républicain se lança dans une vaste politique d’identification des étrangers présents sur le territoire national. Preuve que les élites ne s’étaient guère préoccupées jusque-là de la nationalité des classes populaires, les immigrants étrangers qui s’installaient en France ne faisaient l’objet d’aucun enregistrement. Le libéralisme avait été poussé à un tel degré que les travailleurs pouvaient circuler, habiter ou quitter le territoire national sans aucune contrainte administrative. Cette « lacune » fut révélée par le député radical de l’Ain Christophe Pradon, qui la présenta comme un scandale d’État.

Le malheur des ouvriers français fut alors attribué à l’envahissement invisible des étrangers. Une cinquantaine de projets de loi visant à taxer les travailleurs immigrés comme on taxait les marchandises furent déposés à la Chambre des députés au cours des décennies suivantes. Aucun d’entre eux n’aboutit, car ils étaient contraires aux traités de commerce que la France avait signés avec de nombreux pays. Néanmoins, cette contrainte fut contournée par un dispositif imposant aux ouvriers étrangers de se faire enregistrer dans la commune où ils travaillaient. En échange du paiement d’une taxe, le maire leur remettait un récépissé qu’ils devaient présenter lors des contrôles de police. Fixé dans un décret de 1888, ce dispositif fut confirmé par la loi de 1893 intitulée, ce n’est pas un hasard, loi sur la protection du travail national. Ce fut le point de départ de toute la politique ultérieure sur la carte de séjour des étrangers.

le monde diplo