Anthropocentrisme

Cette brochure a été écrite à Londres en 2016 par une personne se considérant anarchiste et végan depuis 12 ans environ.

Elle n’a pas prétention à présenter une théorie à part entière et n’a pas pour objectif d’être normative ; c’est un texte personnel conçu pour déclencher la réflexion et la discussion.

 

  Sociétés malades

Ce texte découle d’un amour pour la vie sur cette planète et du désespoir de sa dégradation continue.

Par vie, j’entends la totalité des plantes, animaux, champignons et bactéries qui peuplent la biosphère. Ce texte est un appel à élargir et approfondir les conceptions dominantes de l’anarchie, centrées sur l’humain, et d’attaquer l’anthropocentrisme à la fois au sein des cercles anarchistes et dans la société au sens large.

L’anthropocentrisme est la croyance ou l’hypothèse arrogante que les humain-es sont au centre de l’univers, et que nos désirs passent en priorité sur ceux de tous les autres êtres vivants combinés. Combinés, parce que nous ne pouvons pas nuire à certaines espèces (telles que les animaux marins), sans également nuire aux écosystèmes dont ils font partie intégrante (telles que les oiseaux et les mammifères marins, les bactéries, les humain-es et ainsi de suite). Les actions découlant d’une vision du monde anthropocentrée sont déterminées par ce qui est perçu comme fournissant le plus grand bénéfice pour nous en tant que personnes, y compris des interventions supposément bénignes réalisées sous couvert de « la conservation ». On retrouve également souvent l’écologie anthropocentrée chez les écologistes et parmi certain-es éco-anarchistes. Ils et elles échouent à reconnaître que le besoin ardant et dominant de contrôler/régir ce qui est sauvage (comme par exemple par la « gestion des régions boisées », ou le fait d’abattre des animaux au noms d’espèces « indigènes » qui estiment mériter plus la vie) et ce besoin est au cœur du problème.

Une conclusion logique de l’anthropocentrisme est le spécisme – c’est à dire les relations de domination sur les autres êtres vivants basées sur la valeur inférieure que nous leur donnons. Cela se traduit dans le traitement de toutes les vies non-humaines comme étant moins importantes que celles de notre propre espèce, avec certaines vies (par exemple celles des « animaux domestiques »), considérées comme méritant plus de compassion que les autres. La différence de traitement envers les animaux non-humains est de même basée sur ce que nous percevons de leur valeur envers notre propre espèce, les facteurs communs étant la valeur financière, la mignonnerie, la beauté et l’utilité. Le spécisme justifie les relations de possession et de domestication des autres animaux, ce qui nous permet de les garder en cages, contrôler leur production, détruire leurs liens d’affinité et de parenté, de leur injecter des produits chimiques/des hormones, de les pucer, les mutiler, de réaliser des expériences sur elles et eux, et de les faire se reproduire intensivement pour notre plaisir (nourriture, mode, sports, animaux de compagnie), le tout à une échelle gargantuesque.

Le spécisme permet à l’Homo Sapiens de proclamer une sagesse unique parmi les bêtes, cependant Homo Carceralis serait un nom plus approprié, étant donné que notre espèce est probablement la seule capable de s’emprisonner dans des myriades d’institutions de domination. La plupart des espèces ne peuvent pas être domestiquées, et chaque forme de vie se battra contre tout ce qui se met en travers de leur chemin. Cependant nous créons des sociétés toujours complexes, emprisonné-es comme des poupées russes au sein des frontières des états, de l’esclavage salarié, du patriarcat, dans des métropoles à l’architecture hostile et dans l’apathie, emboité-es dans nos appartements-cercueils et se résignant au confort froid d’internet pour trouver un quelconque lien avec nos semblables. Bien sûr il y a de la résistance et des tentatives de forger des existences libres et indépendantes, mais pour la plupart nous nous contentons de construire nos propres prisons et de travailler à être les matons des un-es des autres. La faune et la flore constituent un rappel d’une autre partie de nous, une partie qui a été largement supprimée au cours de millénaires, une partie que nos dirigeant-es travaillent chaque jour à maintenir à bas niveau, et que nous contenons fréquemment en nous et chez les autres.

Cette domestication nous affecte à différents degrés par une maladie parfois appelée aliénation. Cette maladie nous affecte au niveau de nos relations avec nous-mêmes, avec les autres, et avec le reste de la planète. Beaucoup d’entre nous sont seul-es, malheureux-euses et insatisfait-es, ce qui contribue à des attitudes malsaines avec tout ce qui nous entoure, envers les étranger-es, le sexe, les célébrités, et les autres espèces.

La vie moderne, urbaine, nous permet de compartimenter nos expériences, ce qui aggrave notre condition aliénée. Donc, nous pouvons nous envoler vers le Canada pour des vacances et « être dans la nature », admirer le paysage, spectaculaire et prendre plein de photos, puis retourner au boulot, manger des animaux qui ont été élevés spécifiquement pour nos assiettes, acheter des tonnes de merdes plastifiées, sans jamais avoir besoin de penser à comment nous vivons, d’où vient notre nourriture, où vont nos déchets etc. Pour tout ce qu’on critique du capitalisme, il nous faut reconnaître qu’il a donné à beaucoup d’entre nous (spécialement les habitant-es des villes des pays « développés ») le luxe de ne pas avoir à penser à l’essentiel : comment notre nourriture est produite, comment traiter les maladies par les plantes qui nous entourent, ou comment respecter la terre qui nous nourrit. Un autre exemple commun de ce compartimentage est le phénomène des animaux de compagnie, selon lequel nous sélectionnons un animal individuel dont on a décidé de se soucier. On peut même fétichiser certaines espèces (par exemple les chat-tes), cependant pour plein de gens l’idée d’étendre leur intérêt envers les autres animaux – particulièrement ceux désignés par le statut de bétail – n’effleure même pas leur conscience.

Parce nous sommes tous-tes des bêtes de somme

En tant qu’anarchiste, j’essaie de vivre ma vie de manière à saper les systèmes de domination et de travailler à la libération de toutes et tous. Ces systèmes incluent le capitalisme, les états, le racisme, le patriarcat, et l’anthropocentrisme. L’anthropocentrisme, comme tout systèmes de domination, n’existe pas isolé des autres relations oppressives, c’est plutôt que ces systèmes tendent à se renforcer les uns les autres.

Avec des références spécifiques au patriarcat, au capitalisme, au colonialisme et au racisme, je vais maintenant tenter de choisir quelques exemples de la manière dont l’anthropocentrisme renforce et est renforcé par les différents systèmes d’oppression, et comment leurs existences sont maintenues par les mêmes mécanismes fondamentaux.

Les corps des femmes comme machine à reproduire

  • Les vaches sont violées à répétition (mises enceintes de force par l’insémination artificielle), forcées à donner naissance chaque année, pour se voir ensuite retirer leurs veaux nouveau-nés afin d’assurer l’approvisionnement constant pour satisfaire les désirs humains. Les corps des vaches sont utilisés comme machines de production de masse, leurs pis gonflés d’hormones préalablement injectés et par la reproduction intensive, attachés à des appareils afin que les humains s’approprient du lait normalement destiné à leurs
  • Partout dans le monde, les pédoncules oculaires des crevettes d’élevage sont tranchés. C’est une routine qui permet d’accélérer la maturation des ovaires (qui, à cause de leurs conditions de vie stressantes et n’ayant rien à voir avec leur condition de vie à l’état naturel ne mûrissent pas en environnement domestique).
  • Les truies enceintes sont confinées dans des caisses servant uniquement à mettre bas – des cages de la taille de leurs corps qui les rendent immobiles. Elles y restent des semaines à nourrir leurs porcelets dans des bars en métal, par-delà lesquelles on leur interdit tout contact avec leurs progénitures.
  • Les poules modernes subissent la reproduction forcée pour que leur corps puisse pondre une moyenne de 314 œufs par an, ce qui contraste fortement avec les poules sauvages, qui pondent en moyenne seulement 20 œufs par an.
  • Enfin, le langage sexiste et spéciste (« bitch » (qui au-delà de pute, signifie aussi « chienne »), « cow » (vache qui signifie aussi connasse), « bird » (qui signifie meuf)) est souvent invoqué afin de garder les femmes en position de dominées, dégradant les femmes et les femelles non-humaines par la même

L’accumulation capitaliste

Historiquement, l’anthropocentrisme et le capitalisme ont forcé la dépossession massive des gens sur les terres britanniques, par le mouvement des enclosures visant à l’origine à augmenter l’étendue de pâturage, afin de développer la reproduction des animaux, pour répondre aux exigences des industries de la viande et du coton des 17e et 18e siècles. Ce processus impliquait la dévastation des régions boisées du pays et l’épuisement de beaucoup de ses marais : avec pour résultat une perte massive d’habitat et de biodiversité pour les êtres non domestiqué-es. Les migrant-es humain-es, sans terre, se dirigèrent vers une vie d’esclave à l’usine dans les villes tentaculaires, seule alternative viable au-delà d’une vie de banditisme. Dans le même temps, leurs cousin-es ongulé-es resteraient prisonnier-es des pâturages. Tout cela a posé les bases du mode de vie intenable des populations urbaines d’aujourd’hui, et de la dépendance totale envers les patron-nes pour des questions de survie, à l’origine sous forme de travail d’usine supervisé de très près. Le modèle de l’usine s’est raffiné et s’est exporté à travers le globe. Le mouvement des enclosures dure depuis des siècles, mais a pris de la vitesse pendant cette période, avec pour résultat l’enveloppement du pays dépeuplé, déforesté, et remplacé par des animaux d’élevages et de pâturages. Avec le temps, les changements de méthodes d’agriculture signifieraient que ces créatures seraient également déplacées dans des usines, et la vie passée dans une cage deviendrait la norme pour les animaux d’élevage, pour être mangées par les humain-es.

Anthropocentrisme et colonialisme

De manière similaire, l’anthropocentrisme était un composant majeur de la montée du capitalisme commercial et du colonialisme. De larges étendues de ce qui reste des forêts de Grande-Bretagne furent sacrifiées pour construire les vaisseaux de l’expansion impériale, qui furent par la suite utilisés pour s’approprier la terre et les « ressources » outre-mer. Bien sûr, l’histoire du colonialisme c’est aussi l’histoire de la dévastation écologique. Un exemple bien connu étant l’extermination du bison américain aux mains des pionniers européens, avec pour intention de précipiter un génocide des peuples indigènes3 qui dépendaient de ces créatures. Ce fut un assaut sur tous les fronts contre les systèmes de croyance animistes dans les Amériques, assaut voulu afin de supprimer les rapports des peuples indigènes avec leur terre, d’en faire des servants malléables et dépendants du Christ et du capital.

L’anthropocentrisme reste fondamental à l’accumulation capitaliste de toutes les marchandises soi-disant fondamentales, pour garder l’économie mondiale à flot (extraction de gaz et de pétrole, exploitation minière, déforestation, pêche, agriculture, etc.) qui tour à tour continue de supplanter des agriculteurs de subsistance des pays du sud dans les régions où habitent la majorité de l’humanité.

Des bêtes et des barbares

L’impérialisme occidental fut fréquemment justifié par la rhétorique de l’Autre, du sauvage. Toute une kyrielle d’expressions bestiales, de dessins humoristiques animaliers racistes ou de zoos humains furent utilisés afin d’avilir et de contrôler les peuples non-européens, ou les populations domptées telles que les juifs et les irlandais4, et tout autant les éléments subversifs ainsi que les pauvres. Malheureusement, plutôt que d’admettre que cette rhétorique fut, et continue d’être utilisée par les oppresseurs pour nous réguler, nous continuons sans réfléchir à perpétuer l’opposition du civilisé contre le sauvage dans le langage même que nous utilisons pour critiquer l’action des puissants. Parmi d’autres, donnons pour exemples « humain » (bon), « déshumanisant » (mauvais), traité-es comme des animaux (mauvais), « porcs » pour les flics, « moutons », « lemmings », « bétail », et dans de nombreuses cultures, « chien », « âne » sont utilisés afin d’offenser.

Isoler sur les bases de l’apparence et de notre inhabilité à communiquer fut un procédé aussi fondamental que la conquête impériale, l’esclavage et le génocide, tout comme l’est notre habilité à opprimer les autres espèces. Nous mangeons, réalisons des expériences et emprisonnons les animaux non-humains parce qu’ils nous semblent différent-es de nous et parce que nous ne pouvons pas les comprendre.

Si nous échouons à reconnaître les mécanismes de base derrière de tels systèmes d’oppression, nous en restons à une analyse appauvrie de pouvoir, voué-es à répéter ces injustices. L’anthropocentrisme et le capitalisme sont donc les fondations de nos relations cancéreuses et suicidaires avec la planète et avec nous-mêmes, tandis que les mêmes dynamiques de suprématie basées sur l’isolement se jouent de chaque relation oppressive, notre relation avec les formes de vie non-humaines n’étant en aucun cas une exception.

Anarchie bio-centrée

Plutôt que l’anthropocentrisme, j’aimerais voir plus de compagnon-nes vivre et se battre pour une éthique de l’anarchie et de la libération de toutes les formes de vie, pas seulement de la variété bipède qui utilise le smartphone. Pour encadrer ce concept en terme plus positifs, nous pourrions appeler cela l’anarchie bio-centrée, ou bioanarchie. Contrairement à de nombreux-euses primitivistes, partisan-nes de la chasse, une pratique clé de la bioanarchie pourrait être le véganisme ; un refus philosophique de participer à l’exploitation animale, en refusant, parmi d’autres choses, de les consommer et d’en faire des marchandises. Mais tandis que le véganisme est un élément vital dans la lutte contre le spécisme, il ne se suffit pas à lui-même. Pour commencer, tout le monde peut- être végan, y compris des fascistes. Et bien que réfléchir à nos propres habitudes soit un point de départ fondamental, ça n’aura pas d’impact majeur sur la force destructrice écocidaire, à moins que nous n’attaquions également les entreprises et les gouvernements les plus responsables.

Pour aller un peu plus loin, anarchie bio-centrée est une manière de nous défier afin de nous pousser à approfondir, notre compréhension de nous-mêmes en tant qu’animaux et de nous reconnecter avec nos cousin-es non-humain-es. Cela nous pousse à réorienter nos idées et nos pratiques en tant qu’anarchistes afin de mettre à niveau égal la libération de la vie non-humaine de l’étreinte de l’anthropocentrisme et du capitalisme, comme nous le faisons vis- à-vis de la libération des gens des forces de domination.

Cela fait écho à une tendance récente au sein de projets anarchistes vers un penchant plus écologique et anti- spéciste qui s’identifient en tant que groupe de « Libération Totale », se différenciant ainsi des courants dominants dans les luttes pour les droits des animaux. Cela met aussi au défi les autres anarchistes de faire le lien entre tous les systèmes d’oppression plutôt que de limiter nos intérêts aux problèmes qui ont un effet immédiat sur notre espèce.

Ça peut paraître étrange, et peut-être inutile, que d’inventer un nouveau mot pour désigner ce que l’anarchie devrait déjà comprendre (dans le sens de contenir). Mais à part celleux qui luttent pour la libération animale, et quelques anarchistes verts ou anti-civilisation, il y a de sérieux aveuglements dans les analyses de nombreuses-x anarchistes lorsqu’il s’agit des autres créatures de cette planète.

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