Le Nouveau Monde antilyrique de Charles Reznikoff

 

Connue surtout pour ses grands poèmes testimoniaux (Témoignage, Holocauste…), l’œuvre de Charles Reznikoff (1894-1976) a pu passer pour une anomalie, son dessein antilyrique échappant pour une grande part à l’histoire de la poésie.

L’édition récente de deux de ses livres de poèmes majeurs (inédits en français) donne la mesure de ce vœu de pauvreté volontaire qui est au cœur de la démarche du poète américain.

 Une poésie humaine pour les êtres humains » qui « dans un autre âge ou une autre société aurait sûrement été appelée “populaire” », a finement fait valoir Denise Levertov à propos de Charles Reznikoff, en se remémorant avec quel élan spontané, naturel, les passagers du métro new-yorkais se pressaient contre ses épaules pour lire l’auteur de By the Waters of Manhattan. Tout circonstanciels qu’ils soient, ces mots de Levertov introduisent parfaitement à l’œuvre de ce fils de Juifs russes contraints de fuir les pogroms déclenchés par l’assassinat, en 1881, du tsar Alexandre II.

En effet, dans ce qui sera son unique « roman » (paru en 1929, réédité en 1962), largement inspiré par les récits oraux de sa propre mère, Reznikoff pose la question de son rapport à l’histoire d’Israël qui innerve toute son œuvre poétique, le titre français choisi pour By the Waters of Manhattan – Sur les rives de Manhattan – rendant bien compte de sa vision de New York, ville tant aimée et arpentée par lui, en Babylone transfigurée par l’épreuve de l’exil. Surtout, il met déjà en œuvre dans ce roman la fameuse formule que les poètes dits « objectivistes » retiendront, entre toutes, de leur aîné William Carlos Williams : « No ideas, but in things » (traduit souvent par « Pas d’idées hors des choses »). À savoir que l’agencement, la gradation des incidents puis des événements qui marquent le cours des existences peuvent se suffire à eux-mêmes, excédant toute intention discursive projetée par l’auteur. Ce « mélange littéraire », au goût de Reznikoff, c’est-à-dire dénué de quelque effet stylistique, porte en germe ce qui va devenir au fil des ans une œuvre de témoignage sans pareille, continuée sa vie durant.

Associé dès le début des années 1930 par Louis Zukofsky au mouvement objectiviste naissant avec George Oppen et Carl Rakosi, Charles Reznikoff est alors celui qui répond de la façon la plus radicale à l’injonction du poète de Paterson d’ancrer leur littérature dans la réalité historique et culturelle des États-Unis. Ce faisant, le poète va instruire un véritable procès du lyrisme. Les deux recueils de poésie jusqu’alors inédits en français, traduits de l’américain par Thierry Gillybœuf et publiés aux éditions Nous sous le titre Inscriptions (ce livre de 1959 étant précédé de Çà et là, de 1941), permettent d’en prendre la pleine mesure, non sans un détour préalable par l’œuvre qui a fait la renommée (tardive) de Reznikoff : Testimony (Témoignage – Les États-Unis 1885-1915 – Récitatif), une « poétique du témoignage » (l’expression est de Fiona MacMahon, spécialiste de l’auteur) qu’il prolongera avec Holocauste.

Couverture du volume I de « Testimony » (édition Black Sparrow Press de 1978).

Diplômé en droit, Reznikoff met ainsi à profit son travail au début des années 1930 pour une encyclopédie juridique et constitue à partir des archives fédérales et de chaque État une histoire inédite de la nation étasunienne au tournant des XIXe et XXe siècles, « non pas, a-t-il précisé, du point de vue de l’individu, comme dans les journaux intimes, ni simplement sous l’angle de l’inhabituel, comme dans la presse, mais de tous les points de vue – autant de points de vue que de témoins ».

« Testimony », vol. II.

Ce grand livre projeté (Testimony) qui rassemble les chroniques d’un « nouveau monde » issues des tribunaux, dûment datées et situées, fait grand cas du sort des minorités sociale, religieuse, raciale, bouleversant d’autant le grand mythe américain qu’il adopte sur la foi des différents témoignages fidèlement restitués – et savamment répertoriés, découpés, agencés par l’auteur – la part de vraisemblable des traces écrites de l’Histoire. Si Testimony a pu être considéré comme une œuvre inégalable de la « tentative objectiviste » – selon le mot de Jacques Roubaud, son premier traducteur en langue française dans les années 1980 –, c’est bien parce que l’ouvrage se donne à lire comme un grand poème, Reznikoff ayant d’abord envisagé sa composition en prose, puis entièrement refondé en vers son « récitatif » à partir du début des années 1940.

Dans la décennie 1960 – au moment où Denise Levertov redécouvre By the Waters of Manhattan –, l’objectivisme finit par susciter quelque intérêt dans les lettres américaines, surtout grâce au nouveau rayonnement de George Oppen. Reznikoff a alors accompli l’essentiel de son œuvre poétique. Son recueil Going To and Fro and Walking Up and Down (paru en 1941), titre que Thierry Gillybœuf a condensé en Çà et là, peut être considéré comme sa plus importante réalisation, que vient compléter (dix-huit ans plus tard, sans aucune publication dans l’intervalle…) le volume Inscriptions.

« Mais le monde […] volera en éclats pour nous – rien que pour nous »

Le vertige qui saisit à la lecture de Çà et là tient au rapport au temps qu’y instaure Reznikoff. Dans la première des cinq parties qui composent le recueil, intitulée « Une brève histoire d’Israël », c’est le temps qui fait ployer le poète, et pas seulement de tout le passé d’une inépuisable tradition livresque (de l’Ancien Testament notamment) ; mais aussi sous le coup de ce rapport au temps que l’on inflige aux Juifs d’Europe au moment où il écrit son poème : « leur passé était encore le présent et le présent / celui d’un redoutable futur ». Cette vision d’un présent qui ne peut s’éterniser – sans futur – va hanter toute la poésie de Reznikoff, d’Inscriptions aux œuvres testimoniales qu’il finira d’élaborer. D’ailleurs, dès cette première partie de Çà et là le poète n’y résiste pas et accommode sa « brève histoire d’Israël » à la situation présente de la Seconde Guerre mondiale :

Sur un siège du métro, regardant par la fenêtre
les ténèbres bruyantes, pourquoi es-tu triste ?
Tu n’es pas un Hébreu :
tu n’auras aucun mal à trouver du boulot
(même un Hébreu serait content de t’embaucher)
[…]
et pourtant, ni miséreux ni ivre,
pourquoi es-tu si malheureux, Aryen ?

Acculé à un présent qui peine à ouvrir sur un Nouveau Monde, Reznikoff réussit malgré tout ce prodige – contre le cours de l’Histoire – d’inventer une écriture du poème qui le devance sur ces chemins obstrués du temps, par lesquels il signe les deux parties suivantes de Çà et là : deux « autobiographies » qui le mènent « En route vers l’Ouest », de New York à Hollywood où son ami cinéaste et producteur Albert Lewin (le réalisateur de Pandora) lui offre ponctuellement de travailler.

Cette invention poétique propre à Reznikoff, passant par une économie de moyens tant louée par les poètes objectivistes, ici admirablement traduit par Thierry Gillybœuf, tient à la répétition (la reprise) des mêmes mots, geste d’écriture qui fait advenir dans toute leur réalité les choses vues, comme ici dans les tout derniers vers faisant immédiatement suite à une série nominale :

Le sol à côté du ballast est du vert vif de l’herbe ;
les arbres en bourgeon le long du fleuve boueux chatoient ;
dans les creux les arbres au vert feuillage ont bourgeonné.
Des palmiers dans les rues d’une ville.
Des fleurs pourpres et blanches dans le désert.
Du sable blanc formant de lisses vagues.
Une plaine de gravier comme de l’eau ridée.
Des lumières isolées ; nombreuses ; des lumières le long des routes, le long des rues,
et le long des rues de Los Angeles.

Toutefois, comme le souligne très justement Emmanuel Laugier dans sa postface à Inscriptions, « le littéralisme n’est qu’un des aspects » de l’écriture de Reznikoff. Sur ce chemin du poème où le monde d’une collectivité possible se trouve, il n’oublie pas la capacité de chacun d’en intérioriser les rêves et les affects qui ne pourront jamais être dits. Comme dans son poème Kaddish qui clôt le recueil où il ne peut qu’accompagner les derniers souffles de vie de sa mère : « Mais parfois, quand je parle calmement aux autres, / je m’aperçois que je soupire – hors de propos. »

Ainsi, si l’on peut qualifier la poésie de Reznikoff d’antilyrique puisqu’il ne recourt jamais, en quelque circonstance, à la moindre intensification des émotions, le poète n’exclut pas complètement que l’on puisse trouver quelque consolation dans son art. C’est également dans Çà et là qu’ont été publiés ses bouleversants premiers « témoignages » sous une forme versifiée (ils en constituent la 4e partie). À ces chroniques d’une grande violence qui vont composer Testimony, nombre de poèmes d’Inscriptions et de Çà et là font écho, cette fois sous la plume d’un poète que la déréliction d’être partie prenante de ce monde n’empêche pas de manier la dérision, l’humour :

Je n’aurais jamais pensé que je heurterais
un poteau, tituberais et aurais l’impression de tomber
sous les grosses roues qui filaient
sur la chaussée ensoleillée ;
mon emploi du temps ne comportait pas d’arrêts.

Mais le monde qui glisse en douceur
tout soudain, comme il l’a fait, volera en éclats
pour nous – rien que pour nous.

*

Charles Reznikoff, Inscriptions (précédé de Çà et là), traduit de l’anglais (États-Unis) par Thierry Gillybœuf, postface d’Emmanuel Laugier, 156 p., 18 euros, éditions Nous, 2018.

Du même auteur, les éditions Unes ont récemment republié Holocauste, dans une nouvelle traduction d’André Markowicz.

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