Climatiser le désastre ou le combattre

Troisième et dernière partie

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extraits

Géo-ingénierie ethnique des origines

Si, avec ses sulfateuses stratosphériques, Paul Crutzen a obtenu un franc et immédiat succès auprès des milieux d’affaires étasuniens, c’est que dans sa démarche technicienne il se trouvait en phase avec l’esprit du capitalisme. L’histoire de l’accumulation du capital n’est en définitive que géo-ingénierie d’arraisonnement monopoliste des milieux naturels : terre, cours d’eau, rivage littoral, mers et désormais atmosphère. En d’autres termes, la géo-ingénierie représente l’aspect technico-scientifique de l’expansionnisme du capitalisme industriel depuis le début de l’ère Victorienne dans les années 1830.  Avec la puissance colossale potentielle des énergies fossiles, cette entreprise est devenue la fameuse et fabuleuse « force géologique » que les savants ne veulent pas relier à son origine historique et encore moins désigner par son vrai nom : le capitalisme fossile.

Fondamentalement, dans son principe évolutif et dès ses premières manifestations historiques, avant même l’utilisation des énergies fossiles, au temps de la marine à voile et du marché triangulaire, le capitalisme s’affirmait déjà à la surface de la terre comme géo-ingénierie en puissance. Les armadas occidentales de la traite des nègres était déjà composées de véritable « bateaux-usines ».

Dans son entreprise pas très philanthropique, dite « civilisatrice », le capitalisme vise à  s’élever au-dessus du monde des vivants et, pour cela, il doit s’émanciper des caprices de la nature et briser la résistance de ses victimes humaines. Avec ses réalisations techniques gigantesques, il s’agit d’appareiller la planète de systèmes d’exploitation, de domination et de marchandisation du monde et de l’homme. Sa caution morale lui est assurée par ses longueurs d’avances dans les appareillages et par la haute autorité des sciences économiques.

Le développement technique de plus en plus puissant, totipotent mais toujours plus destructeur de l’environnement, établit constamment un rapport de force en sa faveur et en conséquence on peut dire que le capitalisme est condamné à la fuite en avant permanente. Ainsi, il ne cesse d’innover et d’exceller dans le pire.

Pour la gestion des ressources humaines, l’innovation a permis de réels progrès dans l’asymétrie du conflit. Ce qui relevait encore de la confrontation sociale ou de la « lutte des classes » dans  la première moitié du 20e siècle s’est progressivement perfectionné en procédures techniques d’ingénierie sociale.  Comme on a pu le voir en France à Notre-Dame-des-Landes, le dispositif de répression n’a pas été oublié par les avancées de la science. Désormais conçu par des hauts niveaux d’étude il peut se déployer comme une machinerie de terreur volontairement disproportionnée associant des hommes blindés quasi robotisés et une panoplie fournie de projectiles explosifs, assourdissants, lacrymogènes et asphyxiants. Pourtant, il faut noter que dans son principe historique et sa logique économique, ce conflit local sur quelques lopins de terre bocagers est aussi vieux et violent qu’au temps de l’accumulation primitive du capital. Conscient de son monumental crime environnemental, l’Etat se pare solennellement de la mission abstraite de « rétablir l’Etat de Droit », mais poursuit l’historique ethnocide des paysans à la base de toute l’histoire du capitalisme industriel.

Si les savants, avec leurs concepts d’Anthropocène et  de « Great Acceleration », l’ignorent,  on connaît trop bien par ses horreurs indélébiles la géo-ingénierie centralisatrice technocratique des « Trente Glorieuses » désignée sous l’euphémisme « aménagement du territoire ». Là où les savants de la Bande à Crutzen ne voient qu’une « grande accélération » dommageable liée à une « force géologique » hypothétique ad hoc, les témoins de l’époque et les historiens ont parfaitement saisi d’où arrivait la catastrophe. En trois décennies, une histoire rurale millénaire fut, par la géo-ingénierie, rayée de la carte de France. Par l’arme du pétrole, la puissance de feu des énergies fossiles, des millions d’hectares de terres arables de bocages et de paysages naturels furent sans état d’âme dévastés et à jamais stérilisés. Une véritable offensive à outrance aux yeux des décideurs politiques car il fallait au plus vite imposer les infrastructures modernisées du capitalisme fossile : la circulation autoroutière, l’agriculture industrielle, la grande distribution, les conurbations et les zones commerciales à perte de vue, le tout sur le modèle étasunien… Si de tous ces événements historiques parfaitement datés les savants ne voient qu’une « force géologique », les historiens en connaissent l’origine économique. Pour la France, le géographe Bernard Charbonneau, l’historien du Droit Jacques Ellul et bien d’autres furent les témoins impuissants du déluge technocratique de cette époque de géo-ingénierie pour la mondialisation de l’American way of life. Leur conscience et leur résistance furent réduites à néant par la puissance de frappe de la machinerie mise en branle à l’échelle nationale. En 1993, le journaliste Fabrice Nicolino donnait dans son livre « Le tour de France d’un écologiste » un tableau d’ensemble de la catastrophe territoriale et en révélait les ressorts sordides au sein du pouvoir technocratique… Si aujourd’hui, les savants du CNRS découvrent avec 50 ans de retard et s’alarment sur l’effondrement de la biodiversité en France, les témoins victimes de la géo-ingénierie et les historiens connaissent exactement l’origine sociale du désastre : « La Noblesse d’Etat », l’élite technocratique, les « aménageurs massacreurs » selon la formule de Fabrice Nicolino. Parmi les hauts faits de guerre de cette aristocratie à très haut niveau d’étude responsable du drame qui semble préoccuper aujourd’hui les savants, il faut rappeler avec Nicolino le remembrement : « De 1950 à nos jours [fin du 20e siècle], près de 200 000 kilomètres -cinq fois le tour du globe !- de talus boisés et de haies ont été arrachés. Remembrement était le maitre-mot. On ne dira pas ici la guerre qui se livra pendant des décennies en Bretagne ou ailleurs. On n’évoquera pas les suicides, les rages, les désespoirs. Il fallait. Les petits bouts de terre dispersés aux quatre coins du village, les bocages, les arbres au milieu d’un champ, tout cela gênait le passage des engins, le triomphe mécanique du « progrès ». L’action eut lieu sans état d’âme au pas de charge : fin 1990, près de quatorze millions d’hectares avaient été remembré en France (1) ». On pourrait s’interroger sur le « bilan carbone » de ce déluge d’arraisonnement monopoliste du territoire. Après cette socio-ingénierie de nettoyage ethnique, le champ libre fut donné à la bio-géo-ingénierie des pesticides… Bien évidement ce crime, manifeste aujourd’hui, même aux yeux des savants à l’ère du réchauffement climatique, fut, comme pour la PAC, le moteur Diesel, la surpêche, les biocarburants et bien d’autres aberrations savantes industrielles, massivement subventionnés par les institutions publiques nationales ou européennes.

Mais cessons la litanie des destructions. Aussi effrayant et affligeant que soit le résultat de cette géo-ingénierie de prise de contrôle monopoliste sur le territoire, il faut théoriser et, pour cela, on doit se rappeler qu’à tous les stades du développement du capitalisme s’opère en première phase une géo-ingénierie ethnique d’élimination physique des premiers habitants.

On l’a vu dans notre recherche sur les origines du capitalisme du désastre, la marchandisation monopoliste des terres en Angleterre au 16e siècle imposait l’ethnocide des paysans. Aussi peu nombreux qu’ils soient à cette époque, ils étaient de trop et leur élimination physique s’est faite au pas de charge sans état d’âme. L’Histoire de cette chasse à l’homme aux origines du capitalisme industriel en Angleterre est bien connue, sauf des savants. Cette géo-ingénierie ethnique reçu le nom de « mouvement des enclosures ». Elle fut l’acte de naissance violent du capitalisme, « le péché originel » de « l’accumulation primitive du capital » selon la formule et les analyses de Karl Marx.

Le sort tragique réservé à la communauté des Rohingyas par la junte militaire en Birmanie a défrayé la chronique en 2017-2018. Comme d’habitude, la presse s’est émue et nous a appris beaucoup de choses sur les aspects religieux, ethniques et la brutalité des autorités militaires. Malgré toutes ces informations ou à cause de leur profusion on ne peut pas comprendre qu’en définitive la même histoire de géo-ingénierie ethnique se répète pour le développement du capitalisme depuis l’ère victorien et la mainmise de l’Empire britannique sur les terres bordant le Golfe du Bengale… Aujourd’hui les protagonistes anonymes en coulisse du drame sont des transnationaux arrivants d’Inde, de Chine et du Japon, sans oublier Total, notre fleuron national.  Pour elles, la junte assure l’invariable géo-ingénierie ethnique de l’histoire du capitalisme (2).  Le pétrole du Golfe du Bengale n’est pas tout à fait innocent dans ce paroxysme de déplacements forcés de populations. Comme au Moyen Orient, les oléoducs aiment la solitude des grands espaces désertiques.

Mais à tout seigneur tout honneur, l’histoire de la Conquête Ouest est un modèle du genre. Le génocide des Indiens aux Etats-Unis s’inscrit dans même logique de géo-ingénierie ethnique d’élimination physique des premiers habitants. Dans l’histoire héroïque magnifiée qui fut nommé « Conquête de l’Ouest », l’euphémisme « déplacement des indiens » servit à désigner la réalisation technique d’une réelle déportation génocidaire. Aussi peu nombreuses que soient ces populations premières, elles étaient de trop dans le développement du capitalisme en Amérique. S’il avait simplement fallu installer des millions d’humbles cultivateurs venus d’Europe, le « déplacement des indiens » n’aurait pas été nécessaire ou du moins il n’aurait pas imposé une déportation délibérément souhaitée génocidaire par l’Etat fédéral et les autorités militaires. Les Indiens ne furent pas victimes « d’hommes blancs » particulièrement méchants mais l’esprit du capitalisme attisé par l’immense  potentiel de spéculations foncières rendit particulièrement voraces et entreprenants les « hommes blancs » qui, par de simples titres de propriété, pouvaient accumuler des fortunes colossales. Comme le constate simplement l’historien Howard Zinn à partir des préoccupations exprimées en 1803 par un certain Thomas Jefferson : « Le déplacement des Indiens était nécessaire pour permettre l’ouverture de vastes territoires à l’agriculture, au commerce, au marché, à l’argent, bref au développement d’une économie capitaliste moderne. La terre était au cœur de ce processus. Après la Révolution, de vastes étendues furent acquises par de riches spéculateurs fonciers, parmi lesquels George Washington et Patrick Henry eux-mêmes (3)». Par la suite, les prédations spéculatives sur les terres indiennes se sont faites plus délibérément violentes et meurtrières. Pour la période, marquée par la figure d’Andrew Jackson célébrée par de « respectables historiens » comme « The Age of Jackson » (début du 19e siècle), Howard Zinn remarque qu’aucun livre d’histoire de l’Amérique destiné à l’enseignement scolaire ne relate les méthodes sordides de géo-ingénierie ethnique déployée pour la prise de possession spéculative du territoire par les grands héros de l’Histoire des Etats-Unis. On peut donc comprendre que les savants d’aujourd’hui ignorent tout des petits secrets de l’histoire du capitalisme et de « la richesse des Nations ». Et par conséquent, sans éclairage historique, ils en sont réduits à produire des concepts ad hoc de « force géologique » pour expliquer grossièrement ce que les historiens analysent précisément dans les événements historiquement datés. Une réaction en chaine génocidaire attisée par l’appât du gain s’était enclenchée, dès le début de la Conquête de l’Ouest : la spéculation appelait la spéculation, l’argent l’argent et tout recommençait à chaque avancée. Les Indiens étaient officiellement priés de se déplacer et devaient comprendre qu’ils n’avaient pas d’autre que de choix partir à l’Ouest du Mississipi puis de plus en plus loin jusqu’à disparaître à jamais. Ces déplacements étaient encadrés par des traités garantissant à chaque fois terre et paix à l’Ouest avec la mention restée célèbre « Aussi longtemps que l’herbe poussera et que les rivières couleront… » Mais sous la poussée primordiale des lois économiques du capitalisme, tous les traités furent violés par l’Etat Fédéral de la première Grande Démocratie, comme le rappelle l’anthropologue d’origine indienne Shirley Keith (4). Ainsi, l’élimination des Indiens fut menée jusqu’à son terme sous l’autorité suprême de la « Propriété privée de la terre », notion restée incompréhensible pour les Indiens. Dès les années 1830 leur sort funeste était scellé : « Je viens de retracer de grands maux, j’ajoute qu’ils me paraissent irrémédiables. Je crois que la race indienne de l’Amérique du Nord est condamnée à périr et je  ne puis m’empêcher de penser que le jour où les Européens se seront établis sur les bords de l’océan Pacifique, elle aura cessé d’exister » Alexis de Tocqueville « De la Démocratie en Amérique », 1840.

Dans son récit de voyage « Quinze jours au désert » réalisé en juillet 1831 où Alexis de Tocqueville réfléchit en naturaliste, on peut percevoir dans les faits relatés l’esprit du capitalisme, sa logique dévastatrice de prédation sans fin tel que l’a  formulée Gunther Anders dans les années 1950 avec son « second axiome de l’ontologie de l’économie » : « Exploites tout ! » ; « ce qui n’est pas exploitable ne mérite pas d’être (5) ».

Lisons le texte prémonitoire de Tocqueville : « Nous parcourions des lieux célèbres dans l’histoire des Indiens ; nous rencontrions des vallées qu’ils avaient nommées ; nous traversions des fleuves qui portent encore le nom de leurs tribus, mais partout la hutte du sauvage avait fait place à la maison de l’homme civilisé, les bois étaient tombés, la solitude prenait une vie. Cependant nous semblions marcher sur les traces des indigènes. Il y a dix ans, nous disait-on, ils étaient ici ; là il y  a cinq ans et là il y a deux ans. Au lieu où vous voyez la plus belle église du village, nous disait celui-ci, j’ai abattu le premier arbre de la forêt. Ici nous racontait un autre se tenait le grand conseil de la confédération des Iroquois. Et que sont devenus les Indiens ? disais-je. Les Indiens, reprenait notre hôte, ils ont été je ne sais pas trop où, par-delà les grands lacs : c’est une race qui s’éteint, ils ne sont pas faits pour la civilisation, elle les tue. » (…) « Ce monde-ci nous appartient, ajoutaient-ils ; Dieu en refusant à ses premiers habitants la faculté de se civiliser, les a destinés par avance à une destruction inévitable. Les véritables propriétaires de ce continent sont ceux qui savent tirer parti de ses richesses » (…) « Traverser des forêts presque impénétrables, passer des rivières profondes, braver des marais pestilentiels, dormir exposé à l’humidité des bois : voilà des efforts que l’Américain conçoit sans peine s’il s’agit de gagner un dollar, car c’est là le point. Mais qu’on fasse pareilles courses par curiosité, c’est ce qui n’arrive pas jusqu’à son intelligence. Ajoutez qu’habitant d’un désert il ne prise que l’œuvre de l’homme …