La victoire des « gilets jaunes »

Article paru dans le monde éco daté du 24 novembre

Le mouvement contre la « taxe carbone » ouvre enfin le débat public au-delà du consensus des élites techniques et politiques, se réjouit Fabrice Flipo, le philosophe des sciences

Le mouvement  des gilets jaunes suscite tous les commentaires déjà entendus à propos des Indignés, de Nuit Debout et de tant d’autres mouvements spontanés : ils n’ont pas de revendication claire, pas de leader, l’initiative va s’essouffler et l’on parlera d’autre chose. Mais qui est ce « on » ? Ce sont les élites politiques, syndicales, scientifiques, voire associatives, qui ont habituellement la parole. Les gilets jaunes, c’est au contraire l’irruption des « sans parts », suivant le mot de Jacques Rancière (La mésentente, Galiée, 2015), de ceux qui n’ont jamais la parole. Ils se savent épiés, voire manipulés, chacun cherchant à les courtiser, à les récupérer. Le Rassemblement National rêve ainsi d’un soutien de masse à ses propres revendications qui n’ont pourtant rien de social ni d’écologique, et encore moins de démocratique.

La menace peut d’ailleurs venir de l’intérieur, avec des porte-parole jouant la séduction plus que l’authenticité. Le risque est réel. D’un autre côté sans porte-parole le risque de ne rien obtenir est élevé, dans la mesure où le gouvernement n’a personne avec qui négocier.

C’est aller un peu vite en besogne et ne pas voir l’intérêt du mouvement.

Rappelons tout d’abord les données du problème. Nous avons d’un côté des élites mondialisées guidées par des économistes qui tombent d’accord à Kyoto en 1997 sur l’idée de faire monter le prix du carbone. Cette idée découle très largement de la convergence de deux communautés savantes, utilisant des modèles numériques : les sciences du climat au sens large, et les économistes. Elle reprend une doxa de fond : le gaz à effet de serre est un « mal » que les échanges produisent sur des tiers a priori non concernés par ces échanges ; ce « mal » doit être « internalisé » dans les échanges. La taxe (ou le permis négociable) vient corriger le signal-prix : l’énergie fossile ne doit plus être aussi accessible qu’avant, du fait de ses effets.

Le problème est que cette discussion est totalement hors sol. Les sondages annuels de l’Ademe (Les représentations sociales de l’effet de serre et du réchauffement climatique) le montrent bien. Depuis plus de 15 ans, les Français ne connaissent pas le lien entre dérèglement climatique et carbone (c’est avec les déchets que le lien principal est fait), et c’est encore le cas de 80 % des personnes ayant « un niveau d’études scientifiques » (chiffres 2016) ! Dans le même temps ils sont convaincus des risques. 66 % pensent que les scientifiques « évaluent correctement les risques ». Plus de 50 % attribuent les désordres climatiques actuels à « l’effet de serre » (contre 32 % en 2001), la part de ceux qui en doutent passe de 49 % (2001) à 25 % (2016) 81 % pensent que le réchauffement est causé par les activités humaines. Et les conséquences pour la France sont prises au sérieux. 55 à 60 %  pensent depuis 2006 que « les conditions de vie deviendront extrêmement pénibles à cause des dérèglements climatiques », et 35 à 40 % estiment qu’« il y aura des modifications de climat mais on s’y adaptera sans trop de mal ». Et seulement 1 à 2 % pensent que « le  réchauffement aura des effets positifs pour l’agriculture et les loisirs ». Les réponses sont à peu près inchangées depuis que le sondage existe.

L’âge des personnes interrogées induit des différences d’appréciation sensibles : au-delà de 65 ans, 51 % des répondants estiment que l’on s’adaptera sans trop de mal au réchauffement climatique contre 29 % des moins de 25 ans. Les personnes ayant un niveau d’études supérieur scientifique font aussi preuve de plus d’optimisme quant à l’avenir : 53 % d’entre elles sont d’avis que « l’on s’adaptera sans trop de mal au réchauffement climatique ». Le jugement populaire est plus prudent: seuls 10 et 12 % estiment (depuis 2006) que le progrès technique permettra de trouver des solutions. Entre 50 et 60 % pensent qu’« il faudra modifier de façon importante nos modes de vie pour empêcher l’augmentation de l’effet de serre (réchauffement climatique) ». Est-ce surprenant ? Pas forcément, les plus optimistes  sont les personnes qui  ont  été éduqués à la toute-puissance de la technoscience, celle-là même qui finance par ailleurs les médias… lesquels sont gouvernés, comme la classe politique ou les entreprises, par la classe d’âge la plus confiante dans la capacité à faire face au dérèglement climatique par des moyens simples ou techniques.

Une menace mal identifiée produit habituellement de l’angoisse, laquelle conduit à l’inaction. Pourtant, le sondage 2016 nous apprend que les Français agissent déjà beaucoup pour le climat, dans leur quotidien – ou du moins ils pensent le faire, puisqu’ils ne savent pas vraiment où est le carbone. Tri des déchets, usage du vélo etc., bien sûr tout ça n’est pas à la hauteur ni même bien cadré, mais quand a-t-on convié les Français à la discussion de l’enjeu ? Jamais.

Plutôt que de stigmatiser, saluons l’intelligence populaire qui cherche à prendre la question en charge en dépit d’une situation adverse à tous points de vue, y compris informationnelle. Si les Français avaient été invités au débat, alors peut-être se serait-on rendu compte de cet élément déterminant : interrogés sur les conditions sous lesquelles ils accepteraient des changements importants de modes de vie, ils mettent en avant les arguments de l’équité (que « les changements soient partagés de façon juste » : 50 %) et de la démocratie (que ces « changements soient décidés collectivement »). A 55 %, ils considèrent les changements nécessaires comme une opportunité, et à 45 % comme une contrainte.  Il n’y a donc pas de paradoxe, en ce sens, à refuser la taxe carbone et à faire de Nicolas Hulot sa personnalité préférée.

C’est dire l’importance de l’existence d’une discussion sur les droits et devoirs de chacun en termes de gaz à effet de serre. Et là nous devons mettre en évidence quelques paramètres que le sondage n’évoque pas. Le premier est que le revenu des pauvres est proportionnellement plus riche en CO2 que celui des riches. Cela s’explique par la dépendance des pauvres à l’automobile, aux supermarchés et plus généralement aux produits industrialisés, qui sont ceux qu’on peut se payer quand on est pauvre. Le second paramètre  est la hausse continue des prix de l’énergie, dans un contexte où les pauvres se sont appauvris, ces dernières années, tandis que les riches se sont enrichis. Seuls les pauvres ont senti la hausse récente des prix de l’énergie – c’est-à-dire du carbone. Les plus nantis n’auraient-ils pas eu tendance à s’inquiéter du réchauffement climatique et, conseillés par les économistes,  à pousser la taxe carbone sans voir que d’autres en ont déjà payé largement le prix ?

Jacques Rancière parlait de « partage du sensible », en référence à des conditions esthétiques partagées, un ressenti, une analyse, même vague. Aujourd’hui, en matière d’intelligence de l’enjeu climatique règne une fracture : des décideurs, qui disposent de volumes considérables de données et de rapports, et la masse de la population, qui voit la menace et peine à la comprendre, dans un sentiment de relégation baignée de fallacieuses promesses technoscientifiques – l’hydrogène, l’électricité, la voiture qui se rechargerait en roulant. Les conditions de l’intelligence collective du problème ne sont pas réunies, et ce fait ne semble pas poser de problème à la plus grande partie des commentateurs. La vertu des gilets jaunes aura été de briser cet état de fait, de déclencher partout en France des conversations qui n’avaient pas lieu jusque-là, et donc de permettre une reconfiguration du sensible, et de ses partages.

C’est déjà une petite victoire.

Fabrice Flipo est professeur de philosophie, épistémologie et histoire des sciences et techniques au Laboratoire du changement social et politique de l’université Paris-Diderot