Les Alpes touchées par une sécheresse historique

Le changement climatique est déjà une réalité

Un article dans reporterre

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La Haute-Savoie a connu cet été un épisode de sécheresse sans précédent. Le lac d’Annecy a atteint son niveau le plus bas depuis 1947. En montagne, la neige diminue et les glaciers reculent. Face au dérèglement climatique, les professionnels du tourisme cherchent tant bien que mal à s’adapter.

Sous le ciel désespérément sec de cette fin novembre, de longues plages de sable remplacent les vaguelettes sur les berges du lac d’Annecy (Haute-Savoie). A l’heure où il devrait faire le plein grâce aux pluies automnales, le lac a atteint son plus bas niveau depuis 1947. « La cote du lac, habituellement proche des quatre-vingts centimètres, est actuellement à seize centimètres, indique Thierry Billet, adjoint au maire d’Annecy, vice-président climat, air et énergie de la communauté d’agglomération « Grand Annecy » et vice-président du Syndicat mixte du lac d’Annecy (Sila), joint au téléphone par Reporterre. Nous avons eu beaucoup d’eau cet hiver, avec une cote supérieure à quatre-vingts jusqu’à fin juin. Ensuite, le niveau a chuté de plus de soixante-dix centimètres, du fait de l’absence de pluie et de fortes chaleurs qui ont provoqué une très forte évaporation. » Le palmarès des niveaux les plus bas – trente et un pendant la canicule de l’été 2003, quarante-deux à l’automne 2009, cinquante à l’été 2016 – s’allonge. Et le record de 1947, où la cote s’était établie à onze, n’est pas loin.

Dans les Alpes du nord, le changement climatique à l’œuvre est plus rapide qu’ailleurs. « La hausse des températures s’élève déjà à deux degrés Celsius par rapport au siècle dernier. Les prévisions tablent sur quatre à cinq degrés de plus dans les cinquante à quatre-vingts ans à venir, indique Jean-Pierre Crouzat, vice-président de la Fédération Rhône-Alpes de protection de la nature (Frapna), en étalant cartes et tableaux sur la table à manger de sa maison de Sévrier, le 23 novembre. A cela s’ajoute un changement des périodes de pluies : plus abondantes l’hiver, elles laissent place l’été à des sécheresses qui durent. Cette année, c’est du jamais-vu. La faute à ce que les météorologues appellent la ’’patate anticyclonique’’ qui stagne sur le milieu de l’Europe et empêche les dépressions d’arriver jusqu’à nous. »

Pour l’instant, la baisse du niveau du lac n’a pas d’impact sur l’alimentation en eau potable des communes alentour. Mais il s’agit d’une « année noire sur le plan économique » pour les loueurs de bateaux et de pédalos, alerte Valérie Raphoz, des bateaux Toé à Annecy. L’entreprise familiale, gérée par son mari pendant trente ans, est passée aux mains de son fils quatre ans auparavant. A cause du manque d’eau, ses cinq bateaux centenaires, qui promènent les touristes sur le lac, ont passé une bonne partie de l’automne immobilisés. « D’habitude, nous fermons entre fin septembre et début octobre. Cette année, nous avons été obligés d’arrêter le 4 septembre, explique-t-elle par téléphone à Reporterre. Pour autant, elle ne croit pas à un effet du changement climatique : « La sécheresse a bon dos. A ma connaissance, les niveaux du lac du Bourget [Savoie] et du lac Léman [à cheval entre la Haute-Savoie et la Suisse] n’ont pas autant baissé. Chez nous, la cote a chuté à cause des agents de la mairie, qui ont par erreur ouvert les vannes du lac. » Même si elle admet que « d’habitude, il y a quand même plus de pluie ».

« Cette histoire d’erreur humaine est fausse », martèle Thierry Billet. De fait, comme celui de la plupart des grands lacs naturels alpins, le niveau du lac d’Annecy est régulé. Des vannes situées à son extrémité permettent effectivement de déverser le surplus d’eau dans le Thiou, lequel se jette dans le Fier, un affluent du Rhône. Objectif, non pas « vider » le lac, mais au contraire stabiliser sa cote à quatre-vingts, le niveau réglementaire fixé par l’État pour protéger les activités industrielles puis touristiques du bord de l’eau. Avec un effet dramatique sur la flore puisque « depuis cette mécanisation, le lac a perdu 80 % de ses roselières ». Entre 2004 et 2013, le Sila avait d’ailleurs nourri le projet d’instaurer un marnage artificiel de trente à quarante centimètres, chaque automne, pour éviter que les vaguelettes ne frappent toujours les roseaux au même endroit, fragilisent leurs tiges et empêchent la pousse des plantules. « Malheureusement, l’État n’avait pas autorisé cette expérimentation. Il a finalement changé d’avis mi-octobre, en annonçant qu’il renonçait à cette cote quatre-vingts au profit de mesures d’adaptation au changement climatique, regrette l’élu local. Nous allons définir ces mesures dans le cadre du plan climat de l’agglomération. Nous pourrions par exemple laisser le lac atteindre la cote quatre-vingt-dix ou cent en hiver, pour limiter la baisse de niveau l’été. »

Le lac d’Annecy s’en sort donc paradoxalement plutôt bien. Ce sont surtout les cours d’eau voisins, proches de l’assec, qui souffrent en silence. Jean-Pierre Crouzat a coiffé son chapeau noir avant d’aller se promener au bord du Laudon, le torrent qui traverse la commune de Saint-Jorioz. Du moins, ce qu’il en reste. « Normalement, à la place des cailloux, il y a de l’eau, se désole-t-il en regardant les quelques méandres qui serpentent paresseusement entre les galets. On n’est pas loin de descendre en-dessous du débit minimum biologique du torrent, égal à au moins 10 % de son débit moyen annuel, qui permet aux espèces qui le peuplent de rester en vie. Cela signifie que les montagnes qu’on devine là-haut dans la brume, qui composent son bassin versant, ne sont pas suffisamment arrosées par les pluies, et cela depuis assez longtemps. Sur la carte des gradients pluviométriques établie par les services de l’État, la Haute-Savoie est en rouge, au niveau le plus sévère de déficit hydrique. »

Les cours d’eau desséchés, les pêcheurs mobilisés

Après quelques minutes de marche, il arrive près de la plage de Saint-Jorioz, où le Laudon se jette dans le lac d’Annecy. « Il y a une semaine, un cordon de galets émergeait de la surface. Ces cailloux avaient été transportés par le torrent. Le problème, c’est qu’avec la baisse du niveau de l’eau, ils peuvent gêner les déplacements des truites lacustres. »

Bernard Genevois, président de l’association de pêcheurs Annecy rivières, a surveillé de près les effets de la sécheresse sur les poissons des cours d’eau de la zone. « Depuis quarante ans que j’habite dans cette région, j’ai vu le débit des cours d’eau diminuer très sensiblement, avec des étiages [4] plus fréquents. Cet été, les premières alertes ont été lancées en juillet et de manière continue depuis, avec un problème d’assec sur quasiment tous les ruisseaux », rapporte-t-il à Reporterre, dans son bureau installé dans la pisciculture Louis-Blanc à l’entrée d’Annecy. Un désastre pour les poissons de première catégorie, truite lacustre en tête. Cette dernière vit dans le lac, mais retourne se reproduire en rivière en décembre et janvier. Les alevins naissent en mars et avril et séjournent entre douze et dix-huit mois dans le cours d’eau avant de rejoindre le lac. Ils ont donc subi l’assèchement de plein fouet. « Avec la baisse du débit et l’élévation de la température, les cours d’eau se sont appauvris en oxygène dissout. On a retrouvé des truites mortes asphyxiées. »

Cette situation d’urgence a poussé les adhérents à annuler leurs sorties de pêche au profit d’opérations de sauvetage. « Une équipe composée du garde-pisciculteur et de quatre bénévoles se rend aux endroits critiques pour plonger un appareil électrique dans l’eau, qui commotionne les poissons et les attire vers l’anode. Les poissons sont alors pêchés à l’épuisette et mis à l’abri, dans la mesure du possible dans le même ruisseau, sinon dans un autre cours d’eau du bassin versant. » En parallèle, les pêcheurs plaident pour que les élus renoncent aux captages d’eau de surface et préfèrent les prélèvements en profondeur, même plus onéreux.

Vers un conflit d’usage entre neige de culture et eau potable ?

Trente kilomètres plus loin, à la station de sports d’hiver de La Clusaz, règne la même sécheresse – pas une flaque de boue, ni de plaque de neige d’ailleurs – et la même inquiétude. Le 16 novembre, la mairie de cette commune échelonnée entre 984 et 2.616 mètres d’altitude a annoncé qu’elle envisageait pour la première fois de puiser dans les réserves d’eau dédiées à la neige de culture pour approvisionner les habitants en eau potable. Un changement de politique notable, explique à Reporterre le directeur du service des pistes Guilhem Motte, le 22 novembre : « Les hivers 1989, 1990 et 1991 ont été marqués par de gros déficits d’enneigement, qui ont porté à un coup très dur à l’économie de la commune. Pour stabiliser le fonctionnement de la station, quatre retenues ont été construites entre 1995 et 2000, pour une capacité totale de 271.000 mètres cubes d’eau. Avec ce principe, pour éviter les conflits d’usage, qu’elles ne serviraient qu’à la production de neige. » Chaque année, quelque 263.000 mètres cubes d’eau partent ainsi en flocons, qui permettent d’enneiger 35 % du domaine.

En parallèle, Saint-Jean-De-Sixt, La Clusaz et le Grand-Bornand sont approvisionnés en eau potable grâce à des captages dans deux rivières, le Nom et le Borne. « A La Clusaz, le potentiel s’élève à 3.000 mètres cubes d’eau potable par jour, pour une consommation quotidienne de 900 mètres cubes. Pour l’heure, il n’y a pas de déficit », précise Guilhem Motte.

C’est sans compter sur une population qui grimpe de 2.000 habitants à l’année à 30.000 pendant la saison de ski, pile au moment de l’étiage.

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Cinq régions de France sont frappées par des restrictions d’eau, et à Annecy, le lac connaît une baisse spectaculaire.

Des promeneurs qui s’enfoncent, à pied, loin vers l’intérieur du lac d’Annecy, comme s’ils traversaient la baie du Mont-Saint-Michel à marée basse, des pédalos reposant sur une terre craquelée par l’aridité, de gros bateaux de promenade à l’arrêt. Et près des rives, des pontons devenus inutiles au-dessus d’un sol caillouteux… Il n’a pas plu, ou presque, sur le lac d’Annecy depuis le mois de juin. Alors que le sud de la France a récemment été frappé par des inondations meurtrières, une large partie du pays continue de pâtir d’une sécheresse historique. La quasi-totalité de la Haute-Savoie est classée en alerte rouge depuis des semaines.

Actuellement 60 départements, au 18 octobre, sont partiellement ou entièrement sous le coup d’arrêtés préfectoraux de restriction des prélèvements d’eau. L’Alsace, la Franche-Comté, la Bourgogne, l’Auvergne, le Limousin et le nord des Alpes sont particulièrement touchés et ont multiplié les records de chaleur ces dernières semaines.

Il faut remonter à 1947 pour trouver un niveau aussi bas dans le lac d’Annecy. Aucun épisode comparable n’est advenu jusqu’à ce qu’au XXIe siècle, les étiages marqués se succèdent en 2003, 2009 et 2016 – mais pas aussi spectaculaire que celui-ci. « Cela suscite de la curiosité, de l’inquiétude aussi, note Damien Zanella, directeur de l’environnement et du cycle de l’eau au Syndicat mixte du lac d’Annecy. Le lac a perdu 60 centimètres, mais il est profond de 65 mètres en son milieu… Il s’en remettra lorsque la pluie reviendra. »

Selon lui, les roseaux, qui ont régressé de 90 % au cours du XXe siècle, pourraient même bénéficier de l’apport de minéraux dans les sédiments sur les rives dénudées. En outre, les images inédites du lac ont le mérite d’attirer l’attention sur la gestion de plus en plus compliquée de la ressource hydrique. « Désormais, la question suscite des tensions, même en montagne », observe-t-il.

Concentration des pollutions dans les cours d’eau

Dans tout le département, des kilomètres de rivières et de torrents sont à sec. Par endroits, il a fallu procéder à des pêches électriques de sauvegarde pour mettre à l’abri dans des vivariums les rares poissons survivants. « C’est du jamais-vu chez nous, témoigne Aude Soureillat, animatrice du réseau des acteurs de l’eau en montagne pour le Conservatoire d’espaces naturels de Haute-Savoie. Des anciens nous disent qu’ils voient des sources se tarir en altitude pour la première fois de leur vie. » La faune aquatique ou terrestre souffre d’autant plus que la réduction des débits produit une concentration des pollutions dans les cours d’eau.

« Les lacs d’altitude se vident. Les sols sont très secs et les sous-sols aussi, nous disent les spéléologues, alerte Thierry Decurninge de la Fédération Rhône-Alpes de protection de la nature (Frapna). La neige a fondu d’un seul coup cette année. Les sources et les torrents ne sont plus alimentés. Et nous ne voyons pas arriver les pluies habituelles en provenance de l’ouest – le Doubs et le Jura sont d’ailleurs très affectés par la sécheresse. Les territoires de montagne sont en fait les premiers affectés par le changement climatique. »

En aval, la situation des 41 communes du bassin-versant des Usses inquiète : elles sont classées « zone de répartition des eaux », façon de dire que les 40 000 personnes qui y vivent, résidents comme professionnels, doivent forcément les partager et limiter leur consommation. « En septembre 2017, nous avons connu une telle pénurie qu’il a fallu approvisionner plusieurs bourgs par camion-citerne, rapporte Aurélie Radde, chargée de mission au syndicat de rivières des Usses. Il y a trois semaines, on a failli appliquer le même système. »

Les Usses est l’un des derniers cours d’eau de Haute-Savoie à avoir gardé une dynamique relativement naturelle. Ses petits affluents se gorgent de pluies en hiver, son sous-sol, karstique, ne comprend pas de nappe phréatique. « Plus exactement, il y a eu une incision de l’ancienne nappe lors d’extraction de gravier par le passé, précise Aurélie Radde. Quoi qu’il en soit, nous n’avons pas de réserve, or notre territoire, proche d’Annecy et de Genève, attire de plus en plus de nouveaux habitants qui ont les moyens et pensent pouvoir y creuser une piscine… »

« Nous voyons les glaciers disparaître presque à vue d’œil »

Les tensions sont aussi perceptibles dès qu’il est question de la multiplication de retenues collinaires. Souvent aménagées sur l’emplacement de zones humides, certaines s’étendent sur plusieurs hectares. A la différence d’autres régions, en Haute-Savoie, ces réservoirs artificiels ne sont pas réalisés au bénéfice d’agriculteurs, mais du secteur des sports d’hiver. Dans l’arc alpin, la consommation d’eau – de pluie, de rivière ou du robinet – pour produire de la neige artificielle augmente très rapidement et atteint désormais 28 millions de mètres cubes, selon Vincent Neirinck, chargé de mission à l’association Mountain Wilderness.

Des prélèvements qui semblent disproportionnés alors que les sommets eux-mêmes ne peuvent plus retenir leurs glaces. « Nous voyons les glaciers disparaître presque à vue d’œil », déplore-t-il. Les précipitations abondantes de l’hiver et du printemps 2018 n’ont pas suffi à protéger ceux de la Suisse voisine : ces glaciers ont encore régressé de 2,5 % cette année, soit une perte d’un cinquième de leur volume en dix ans.

Dans les commissions locales de l’eau où elle siège, la Frapna a commencé à se rebeller contre les canons à neige. Equipements d’appoint à l’origine, ces derniers sont devenus une garantie de pouvoir étendre à la fois les périodes et les domaines skiables quelles que soient les conditions – sur les glaciers l’été, dans les stations de moyenne montagne par temps trop doux.

Dans certaines communes, ils entrent directement en concurrence avec l’alimentation en eau potable. Les défenseurs de l’environnement dénoncent par exemple l’investissement de Semnoz – haut lieu de récréation pour les habitants d’Annecy, pas seulement pendant la saison du ski –, où la capacité de la retenue collinaire doit être doublée.

Douches contre canons à neige

« Ce sont des subventions à fonds perdus, s’insurge Thierry Decurninge, de la Frapna. Même si nous nous montrons relativement compréhensifs vis-à-vis des élus locaux, ces derniers finiront bien par comprendre d’eux-mêmes qu’il faut donner des avis négatifs à ces projets. » Ce n’est pas certain dans une région comme Auvergne-Rhône-Alpes, qui débloque une dizaine de millions d’euros par an pour soutenir la neige artificielle. Son président, Laurent Wauquiez (LR), a au demeurant annoncé vouloir atteindre 200 millions d’euros d’investissements dans les stations de sports d’hiver d’ici à la fin de son mandat.

« Certaines communes demandent à leurs habitants de limiter leurs douches au profit des canons à neige pour les touristes », confie Thomas Pelte, chargé de mission pour l’agence de l’eau Rhône Méditerranée Corse. Au-delà des tensions que l’on peut imaginer, miser autant sur des modifications de la circulation naturelle de l’eau pose question. D’autant que, comme l’indique l’expert, « tous les signaux convergent pour montrer que les tendances à l’assèchement vont s’aggraver. Nous sommes particulièrement vigilants vis-à-vis des Alpes qui ne manquent pas de ressources, a priori, mais où le changement climatique devrait être plus marqué qu’ailleurs, avec de grands déséquilibres à l’avenir. »

Le très vaste bassin-versant du Rhône compte déjà une cinquantaine de « zones de répartition de l’eau », comme celle des Usses, et 40 % de l’ensemble de ses territoires sont actuellement en déficit chronique. D’ici 2050, le débit du Rhône devrait perdre 30 % de sa puissance l’été, faute de recevoir les neiges qui ne fondront plus au printemps.

Lemonde.fr